Grâce aux innovations technologiques amplifiées par la prolifération des téléphones portables, la télémédecine se répand en Afrique. L’expert burkinabè reconnu mondialement, le Dr Sayavé Gnoumou, explique à Sputnik comment on passe de la médecine de brousse aux satellites pour faire reculer les déserts médicaux. Plongée au cœur de la cybersanté.
«Cela pourrait surprendre, mais il n’y a pas qu’en Afrique que l’on trouve des déserts médicaux. En France aussi il est parfois difficile de trouver un médecin. C’est pourquoi la télémédecine a toute sa place ici comme là-bas», explique au micro de Sputnik France le docteur Sayavé Gnoumou., chirurgien de formation ayant longtemps exercé à l’hôpital Saint-Joseph, à Paris, avant de devenir un expert reconnu mondialement en cybersanté.
Ce Burkinabé qui a commencé à étudier la médecine dans son pays, puis en Côte d’Ivoire, avant de faire sa chirurgie à l’université Jules-Verne d’Amiens (Picardie), sait de quoi il parle. Aux côtés de la sociologue et économiste de l’e-santé Ghislaine Alajouanine, qui préside aussi l’Académie francophone de télémédecine et de e-santé, il œuvre depuis des années dans le cadre de l’organisation humanitaire Télémédecine sans frontières pour «mettre la haute technologie au service de la santé de tous». Leur cible: s’attaquer en priorité au paludisme, à la bilharziose mais surtout à la mortalité maternelle et
C’est ainsi qu’en 2002, une expérience pilote conduite à Tambacounda (sud-ouest du Sénégal) grâce à la Force d’intervention sanitaire et satellitaire autoportée (Fissa) a permis, pour la première fois, d’examiner à distance une jeune femme atteinte de stérilité. Des médecins équipés d’un ordinateur, d’un téléphone satellitaire et d’un échographe ont réussi à envoyer des clichés à l’hôpital Le Dantec à Dakar, distant de 700 kilomètres. Là, des gynécologues ont diagnostiqué un kyste aux ovaires, permettant de traiter la patiente sur place sans qu’elle ait besoin de se déplacer.
«À l’époque, cela semblait relever de la sorcellerie. Il a fallu du temps pour que ce genre de diagnostic à distance soit accepté. Mais depuis, nous avons beaucoup avancé. Il n’est plus question, aujourd’hui, de remettre en cause l’utilité de la télémédecine en Afrique, ce stade est largement dépassé. Il s’agit désormais de gérer et d’harmoniser les informations glanées partout où des expériences sont conduites en e-médecine afin d’éviter que ce soit des îlots», explique le Dr Sayavé Gnoumou, devenu entrepreneur, inventeur et, au fil des années, expert en télémédecine et cybersanté.
Car pour le PDG de la société La Maison Nazounki, devenue Nazounki France SAS, spécialisée dans la prise en charge médicale à l’international de patients, la technologie, loin d’accroître la dépendance de l’Afrique, est au contraire libératrice pour de nombreux jeunes talents. Lui-même a fondé, pour les besoins de son activité, son premier dossier médical partagé, ou DMP (nazounki.net), «une plateforme connectant tous les professionnels impliqués dans la chaîne de soins pour une prise en charge collaborative des patients».Il a aussi travaillé à une solution de télésurveillance à distance (en télécardiologie et télépharmacie) avant d’inventer Sagesse Médical, un outil puissant et convivial permettant de renforcer les missions prédictives, préventives et créatives d’un système de santé. Enfin, au sein de Seycure France, il a développé une gamme complète d’outils technologiques pour les pharmacies (Saycure Pharma), les laboratoires d’analyses médicales (Saycure Lab) et les médecins isolés (Saycure Med).
«Je ne regrette pas de ne plus exercer comme chirurgien. Avec la télémédecine, j’ai à chaque fois l’impression de revisiter toutes mes connaissances médicales. Bien que n’étant pas informaticien, il m’a fallu trouver des solutions pour chaque problème qui se posait. Et j’ai trouvé… Heureusement que l’intelligence est la chose la mieux partagée au monde! C’est encore plus vrai pour tous les jeunes Africains qui s’intéressent à ce secteur. Il y a tellement à inventer sous nos latitudes que toutes les bonnes volontés sont les bienvenues», confie-t-il.
Cet homme de terrain est régulièrement sollicité par des agences onusiennes comme l’OMS ou l’ITU. Pour cette dernière, il a participé à la mise en place de recommandations et de conseils en e-santé. En tant que membre du board des conseillers du Bureau de développement des télécoms, il a aussi participé à de nombreuses missions, y compris dans des pays d’Asie comme le Cambodge ou la Thaïlande.Au sein du comité de pilotage du PAN Africa e-network de l’Union africaine (UA), comprenant 52 États membres (sur 54), il a assuré de 2006 à 2011 la coordination du volet Télémédecine. Depuis, il conseille différents pays et gouvernements africains sur la définition ou la mise en place de leur stratégie de cybersanté par le biais d’études ou bien en les aidant à coordonner des activités liées à ce domaine.
«Tous les gouvernements africains ont inclus dans leur plan de santé des cyberstratégies. Ils font beaucoup de séminaires à ce sujet, mais sans vraiment savoir par quel bout commencer. Ils voient surtout l’argent qu’il faut mettre et non pas les économies qu’ils vont réaliser. Par exemple, 30% des médicaments sont brûlés en Afrique. Ce qui est un scandale», s’insurge-t-il.
Or, selon lui, dans tous les domaines, la télémédecine permet une meilleure gestion et une meilleure répartition des ressources qui sont rares, le but étant de sauver un maximum de vies.
«Les ministères de la santé en Afrique sont des ministères d’urgence. C’est la raison pour laquelle il n’y a pas encore de planification généralisée grâce à la télémédecine. Mais ça va venir. Et ce jour-là, les gouvernements verront les gains de la cybersanté», clame l’expert burkinabé.
L’Afrique et l’Asie, les plus grands déserts médicaux de la planète
Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), les plus grands déserts médicaux de la planète se trouvent en Afrique subsaharienne et en Asie du Sud. Cette agence des Nations unies estime qu’il manque 2 millions de professionnels de la santé dans ces deux régions du monde pour espérer y voir se développer un jour des systèmes de santé fonctionnels. Comme à chaque fois qu’il existe un désert médical – et c’est, aujourd’hui, aussi de plus en plus vrai en France –, les médecins se concentrent dans la capitale ou bien dans les grandes villes.
Aux patients, donc, de se déplacer pour venir consulter avec tous les aléas et les dangers, parfois, que cela implique. Mais en Afrique, c’était compter sans la diffusion fulgurante du téléphone portable qui a révolutionné la donne. Avec près de presque 80% de taux de pénétration, l’Afrique a l’un des taux d’utilisation du mobile les plus forts au monde et un taux de croissance du marché évalué à 4% par an depuis 2017. De surcroît, le continent, en 2018, comptait 468,9 millions de souscripteurs mobiles qui ont réalisé plus de 1 milliard de connexions mobiles.
«C’est la magie de la télémédecine qui, à l’instar du téléphone portable, n’a pas besoin d’autorisation pour s’imposer dans les usages. L’utilisation d’outils informatiques simples et résistants, adaptés aux conditions locales, pour faciliter la communication, la collaboration et l’apprentissage à distance et, surtout, ‘dés-isoler’ les professionnels de la santé en améliorant leurs conditions de travail et leur efficacité, est le meilleur moyen d’augmenter la qualité des soins aux patients», renchérit le Dr Sayavé Gnoumou.
C’est ainsi qu’année après année, la télémédecine est devenue incontournable dans le domaine de la santé globale et de la coopération médicale internationale décentralisée. Le Réseau en Afrique Francophone pour la Télémédecine (RAFT) a été créé en 2003 à la suite de projets pilotes au Mali et en Mauritanie. Son but: assurer la formation des professionnels de santé et concourir au financement d’équipements comme le programme télé-ECG en Côte d’Ivoire.
En 2014, plus de mille professionnels participaient à ce réseau dans plus de 20 pays sur le continent avec de la formation à distance et de la télé-expertise. D’autres initiatives ont ensuite vu le jour, à tel point que «80% des téléconsultations sont dorénavant effectuées entre pays africains», estime le RAFT.
D’autres organisations comme la Fondation Pierre Fabre sont également très actives sur le continent. En plus de la mise en place d’un observatoire, le laboratoire pharmaceutique français soutient financièrement des projets innovants en télédermatologie avec l’organisation, en 2017, à Bamako (Mali), des premières Assises de télédermatologie africaines. La Société française de télémédecine (SFT-Antel) aide, quant à elle, des professionnels de santé dans leur formation à la télémédecine et l’e-santé, ainsi que dans la construction de projets comme à Blata N’Guan (nord de la Côte d’Ivoire). Enfin, depuis 2016, l’Agence française de développement (AFD) accompagne plusieurs projets d’e-santé-télémédecine en Afrique, notamment en Tunisie.Grande première dans l’histoire de la télémédecine francophone qui vient de gagner ses lettres de noblesse: un Grand Prix mondial de télémédecine – doté d’une enveloppe globale de 50 000 euros – a été organisé, le 5 décembre 2019, à l’Académie nationale de médecine de Paris. Un jury mixte, composé des membres titulaires de cette académie ainsi que de membres fondateurs de l’Académie francophone de télémédecine et de e-santé, ont primé «des initiatives originales permettant d’optimiser le parcours de santé et de soins aux patients, des actions garantissant l’accès aux soins à tous, et des projets innovants de télémédecine généralisables et exportables, incluant si possible de l’intelligence artificielle», selon le communiqué de presse des organisateurs.
Le Niger et l’Algérie primés
Parmi les huit catégories primées lors de cette cérémonie, qui s’est voulue très solennelle, «Concilio», un service de conciergerie médicale, soutenu par AG2R La Mondiale, a obtenu le premier prix dans la catégorie Autonomie et Solidarités. Créée en 2015 par le docteur Florian Reinaud et Georges Aoun, la plateforme Concilio délivre des services santé qui permettent d’établir plus rapidement le bon diagnostic médical et optimisent la prise en charge. Le partage d’un réseau unique et indépendant de médecins français, reconnus par leurs pairs pour le traitement de plus de 5 000 pathologies, a fait la différence.
Dans la catégorie Continent africain, c’est «Smart Village», un projet innovant s’inscrivant dans un programme gouvernemental de développement économique des villages du Niger, soutenu par l’Université numérique francophone mondiale (UNFM) et par plusieurs agences des Nations unies (ITU, FAO, Unicef, Unesco et OMS), qui l’a emporté. Grâce à l’inventivité de jeunes développeurs de l’Agence nationale de la société de l’information (ANSI), dirigée par Ibrahima Guimba Saidou, ministre-conseiller spécial du Président du Niger, les infrastructures pour créer un cybercafé dans de nombreux villages du Niger (antenne satellite, panneaux solaires, serveur local), ainsi que des équipements standard de tablettes pour l’école, le centre de santé et le centre agricole, vont pouvoir être réalisées.
Comme le souligne le Dr Sayavé Gnoumou, qui est membre associé de l’Académie francophone de télémédecine et e-santé au titre de référent Télémédecine de l’UA, la plus grande originalité de ce projet réside dans ses «Talking books». Il s’agit de petits boîtiers informatiques interactifs permettant de télécharger des informations sur la prévention et les soins. Sous l’arbre à palabres, des émissions préenregistrées peuvent ainsi être écoutées, discutées ou retransmises par les villageois – quand la connexion fonctionne – sur la santé, bien sûr, mais aussi l’agriculture, l’élevage, l’économie et l’apprentissage. Les connexions internet sont payées en partie par le programme et l’autre partie, par les habitants. Ceux-ci achètent des coupons d’accès à Afrique Telecom avec 30% de la valeur de ces coupons reversée, ensuite, au village. Ce qui permet de garantir la durabilité de ce projet sur le plan économique.
«Il n’y a pas de paradoxe à ce que ce prix soit allé au Niger (qui vient de rétrograder au dernier rang de l’index humain du PNUD, Ndlr). C’est un pays très pauvre mais qui a deux richesses: le soleil et la jeunesse de sa population, dont 75% a moins de 25 ans. De surcroît, le coordinateur du programme santé dans les villages est un cardiologue, le Pr IbrahimTouré, chef de service au centre universitaire de Niamey et président de la société panafricaine de cardiologie. Il a souhaité que la priorité aille aux Talking books pour assurer une diffusion la plus large possible de l’information sanitaire, préalable indispensable à la prévention et aux soins. Et c’est pour cette invention que le projet a été primé», insiste le chirurgien burkinabé.
Huit autres start-up et associations, soutenues par des entreprises mécènes, ont également été distinguées du fait de leurs initiatives originales «en matière de prévention, parcours de santé et de soins ou bien d’accès aux soins pour tous», précisent les organisateurs. Ainsi, dans la catégorie Euro-Méditerranée, c’est l’application «Touri», soutenue par Lunalogic et la Société française des technologies pour l’autonomie et la gérontologie (SFTAG) qui a été primée.
Créée par l’ingénieur informaticien Abdellah Boualba, cette plateforme a été développée pour l’Algérie, un pays fortement confronté à la désertification médicale, afin d’éradiquer les files d’attente grâce à un système de notification programmable, consultable à distance, en temps réel. Elle offre également un dossier électronique national, partagé et centralisé qui contient tout ce dont le professionnel de santé a besoin, ainsi qu’un outil de téléconsultation (soins en radiologie et imagerie) et de télé-expertise.
«Ce premier Grand Prix mondial de télémédecine et l’implication à nos côtés de l’Académie nationale de médecine constituent un moment historique pour tous. Cela résonne d’une manière si symbolique pour nous, pionniers de la télémédecine, qui œuvrons depuis 30 ans pour son développement», a déclaré Ghislaine Alajouanine.
Selon les derniers chiffres du Conseil de l’ordre des médecins, huit millions de Français sont concernés par les déserts médicaux. La France compte 192 zones en danger, soit 11 300 communes concernées. Beaucoup de Français n’ont donc pas d’autre choix que celui de renoncer à se soigner. La télémédecine est une réponse, même si elle n’est pas la panacée. Mise en pratique dans d’autres pays, elle a largement fait ses preuves. «La technologie, nous l’avons, ce qui nous manque, c’est une volonté politique forte et des moyens associés», déplore Ghislaine Alajouanine.
Un constat dont pourraient profiter les pays africains, notamment francophones, à condition de sortir de leur léthargie. Car si à New York, Paris et Tokyo les questions liées à la télémédecine portent, avant tout, sur la sécurisation des données (blog data) et l’autonomie du patient (quantified self), encore faut-il que dans la brousse et les savanes africaines, la mise en place d’un réseau connecté ne repose pas le problème de la fracture numérique. L’espace dédié aux start-up de la santé a augmenté de 40% rien qu’entre 2014 et 2016. Si l’avenir technologique est clairement orienté vers le médical, comme le constatait en janvier 2017 à Las Vegas, la Consumer Electronics Show (CES), le plus grand salon annuel de l’innovation technologique, aux startuppers africains à savoir se positionner favorablement par rapport à cet immense marché!