La Défense française n’emploie, dans ses opérations extérieures, que des aéronefs configurés pour la surveillance et le renseignement. Un rapport d’information sénatorial paru lundi recommande désormais l’emport de missiles sur les drones. L’utilisation de ces avions armés sans pilote (embarqué), privilégiée par l’armée américaine dans sa lutte contre le terrorisme, est vivement contestée en France, d’abord pour les questions éthiques posées par la guerre à distance, et parce qu’elle a souvent débordé le cadre du droit international humanitaire.
C’est le leitmotiv de l’argumentaire : « on assiste à la véritable prolifération des drones armés au Moyen-Orient où ils sont désormais utilisés par la plupart des camps en présence dans les conflits régionaux. » Et la France tarde à prendre le pli.
Une dizaine d’États environ utiliserait des drones armés. Les États-Unis, le Royaume-Uni et Israël ont été les premiers à y recourir et à en fabriquer. Au cours des deux dernières années, le nombre de pays ayant effectué des frappes à partir de drones s’est multiplié : l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis, l’Irak, l’Iran, le Nigeria, le Pakistan, la Turquie. D’autres sont en voie de le faire : en Europe par exemple, l’Italie a obtenu en 2015 l’autorisation de l’administration américaine d’embarquer des missiles sur ses drones Reaper.
Or, la France accuse un important retard en la matière, regrette les rapporteurs. Elle, qui pourtant développe cette technologie depuis une vingtaine d’années pour des missions de surveillance et de renseignement, « a pour une large part manqué le tournant décisif des drones » en refusant qu’ils soient armés. Leur « montée en puissance » reste donc « inachevée». « Il est temps d’ouvrir ce débat », estiment les sénateurs Cédric Perrin (LR) et Gilbert Roger (PS), co-présidents du groupe de travail qui a rédigé ce rapport d’information intitulé Drones d’observation et drones armés : une révolution militaire.
« Gagner le pari des drones européens »
La France possède une poignée de drones Reaper MALE (moyenne altitude longue endurance) de fabrication américaine, acquis « en urgence » en juin 2013 au moment de l’intervention au Mali. Cinq sont actuellement opérationnels à Niamey (Niger). Ils sont utilisés exclusivement à des fins de surveillance et de renseignements. « Depuis leur entrée en service dans la bande sahélo-saharienne, ces drones ont démontré leur grande utilité et sont devenus la clé de toute opération sur ce théâtre […] Leur présence constitue aujourd’hui le préalable indispensable à la décision d’engager toute opération, notamment spéciale », et s’est avérée « particulièrement utile dans la lutte contre le terrorisme », insiste le document. Il faut désormais, recommande-t-il, passer à l’étape suivante.
En outre, le rapport met en garde contre la perte d’autonomie stratégique : à être trop techno-dépendant des Etats-Unis, on joue avec la souveraineté française : « Le choix en urgence du Reaper a eu pour conséquence l’absence de maîtrise sur la maintenance et sur l’architecture des systèmes, ainsi que sur la formation et sur l’emploi de nos drones. » Conséquence, par exemple : « la confidentialité du flux de données captées n’est pas garantie. » De surcroit, la France est soumise à une autorisation américaine dans le cas où elle souhaiterait étendre ou changer de zone de déploiement du drone. « La situation actuelle des relations franco-américaines permet d’envisager sereinement cette dépendance à moyen terme, mais peut-on y consentir durablement ? Nous le pensons pas », concluent les rédacteurs.
Seule manière, selon le groupe de travail, de réduire cette dépendance vis-à-vis du fournisseur américain : « il faut (impérativement) gagner le pari des drones européens » en développant un système MALE qui sera « réaliste en termes de coûts ». Deux projets portés par la France, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne sont en cours, l’un pour développer un drone MALE, l’autre pour faire émerger un drone de combat de nouvelle génération. Mais pas avant 2025. Aussi le rapport préconise-t-il de s’équiper sur « étagère » en Reaper, avant l’alternative sur mesure des programmes européens. Le temps, suggèrent les élus, d’engager éventuellement un débat au Parlement…
Cadre juridique et transparence
Car en France, comme ailleurs en Europe, l’emploi de drones armés sur les terrains de conflits suscite des réticences. « L’emploi de drone se ferait dans le strict cadre du droit humanitaire », veut rassurer le texte. « Il ne s’agit pas pour les armées françaises d’employer des drones en dehors de la légalité internationale, par exemple pour des exécutions extrajudiciaires. » « La France est d’ailleurs l’un des pays qui respectent le plus strictement le droit international en la matière », renchérissent les élus.
Surtout, « il convient de distinguer l’arme de l’utilisation qui peut en être faite », remarquent-ils, en écho à ce qu’admettait Amnesty dans une enquête : « C’est l’utilisation de l’arme qui est en cause et non l’arme en elle-même. » En effet, c’est davantage le cadre éthique de l’emploi des drones qui inquiètent aujourd’hui les ONG, plutôt que la technologie.
Il faut dire que durant les années Obama, au Yémen ou au Pakistan, l’utilisation massive de drones armés, en-dehors de cadre juridique exigent, a laissé des traces : frappes menées par les services de renseignement, invocation d’une légitime défense comprise de manière très extensive, attaques en dehors des zones de conflit armé… En octobre 2013, Amnesty accusait, enquête de terrain à l’appui, les Etats-Unis de crimes de guerre au Pakistan.
Les détracteurs des drones armés dénoncent l’opacité qui entourent la prise de décision de frappes, le choix des cibles ou encore les bilans humains… « Le manque de transparence constitue le plus grand obstacle à l’évaluation de l’impact des frappes de drones sur les civils, ce qui rend difficile l’évaluation objective des allégations de frappes ciblées », estime Ben Emmerson, rapporteur spécial sur la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste. Amnesty parle de « permis de tuer qui échappe aux tribunaux ». Sans toutefois s’opposer à leur emploi, tant qu’il reste dans le cadre du droit.
Aussi, la mise en place de « quelques mesures de transparence » serait-elle « souhaitable », concède prudemment le rapport.
« Pas de déshumanisation » de la guerre
Autre argument des anti-drones létaux, les bombardements, provenant d’aéronefs où le pilote ne s’engage pas physiquement au combat – et combattrait en quelque sorte de manière « déloyale » – pourraient avoir un effet désastreux sur les populations, déjà soumises au stress des survols. « La colère et la peur suscitées par ces frappes nourrissent un ressentiment qui favorise le recrutement de ces groupes armés que les États-Unis entendent éradiquer », écrit Amnesty. D’autre part, ces vols inhabités et sans risque mortel ou de tomber aux mains ennemies, tendraient en quelque sorte à déresponsabiliser la chaîne de commandement, affirment les contempteurs des drones armés.
De leur côté, les rapporteurs rétorquent que la France n’a pas vocation à posséder plus d’une douzaine de drones MALE ce qui excluerait un recours massif aux drones armés. Ils réfutent toute idée de « déshumanisation ». D’abord parce que l’engin est bel et bien piloté. « Le choix de la cible et du tir sont toujours effectués par un ou plusieurs opérateurs humains. » Ensuite parce que la chaîne de commandement est d’ailleurs la même que pour l’artillerie ou l’aviation. En atteste, rappelle le document, le syndrome post-traumatique parfois observé chez des pilotes de drones. Enfin, les drones MALE procèdent déjà au guidage de missiles tirés depuis des hélicoptères.
Conclusion du rapport : l’utilisation d’un drone armé permettrait « un respect plus complet des règles d’engagement et du droit international humanitaire » Sa longue capacité de vol lui permettrait de « choisir le meilleur moment pour la neutralisation de la cible, avec un risque de dommage collatéral réduit ».
Aymeric Elluin, chargé de plaidoyer arme et impunité à Amnesty France, reconnaît deux « bons points » au document : d’une part, dit-il, « il ne ferme pas la porte au débat », et d’autre part, « il revient à plusieurs reprises sur l’impératif de transparence dans la chaîne d’emploi du drone ».
Toutefois, tempère Aymeric Elluin, l’ONG reste « préoccupée » : « Nous avons mesuré sur le terrain l’impact de l’emploi de drones. Le droit humanitaire international a été très souvent bafoué, notamment par les Etats-Unis. » S’il admet que la Défense française est plus sourcilleuse en matière du respect du droit, le spécialiste rappelle que « nous ne sommes plus dans des conflits juridiquement clairs comme avant. Il y a des zones grises, elles sont reconnues, y compris par les autorités. Le risque sur lequel nous resterons très vigilants, c’est l’utilisation débridée du drone pour frapper un peu partout. Et si le débat a lieu, on rappellera que l’utilisation des drones n’est pas une licence pour tuer, qu’elle doit s’inscrire dans le cadre du droit international humanitaire. »
Source: RFI