Leur âge est déjà très avancé, mais ces braves dames ne peuvent lâcher les modestes potagers qui font souvent bouillir la marmite familiale
« Si tu me vois jardiner, malgré mon âge avancé et malgré le fait que je sois de surcroit manchot, c’est que l’urgence est là et qu’il faut donc y faire face. Mes enfants peinent à assurer le quotidien de la famille. Je travaille la terre et j’utilise l’argent issu de la vente des produits. Avec les recettes, j’achète des céréales », nous explique Mah Sangaré, 70 ans environ. Nous avons rencontré cette brave vieille dame dans son jardin sis à l’ACI 200, en face du ministère de l’Economie et des Finances. Le contraste est saisissant entre deux réalités qui cohabitent et qui s’ignorent réciproquement. D’un côté, ces jardins potagers que l’on s’attendrait plus à trouver à la périphérie de la capitale que dans cette zone résidentielle et d’affaires par excellence. De l’autre, ces immeubles qui projettent leur silhouette imposante et qui symbolisent le Bamako de la modernité triomphante.
Nombreux sont nos compatriotes passent chaque jour devant ces travailleuses d’un type particulier sans leur prêter la moindre attention. Car Mah Sangaré n’est pas un cas isolé dans ce qu’elle a choisi de faire. Comme elle, plusieurs femmes du troisième âge aident leur famille à survivre en exploitant un modeste lopin de terre. Agée de plus de 90 ans, houe à la main, Sadio Koné, qui habite Djicoroni para, rassemble et tasse la terre qui lui est indispensable pour faire des planches. Le poids de son âge très avancé se ressent dans la lenteur avec laquelle elle se déplace. Elle transporte les plants de salade dans un seau, repique les pieds à un intervalle de moins d’un pouce les uns des autres. Elle aussi explique qu’elle n’a pas d’autre choix que de continuer à travailler. « Il est très difficile pour les enfants de décrocher un emploi maintenant. Alors l’atmosphère à la maison est devenue tout à fait insupportable. Je passe donc mes journées ici. Ceux qui désirent me rencontrer savent où me trouver », lance-t-elle, un sourire un peu triste éclairant son visage à la peau burinée autant par l’âge que par le travail au soleil.
10 000 Fcfa PAR MOIS. Debout au milieu des planches de salades et de feuilles de patates, fraichement arrosées et qui dégagent une agréable odeur de terre mouillée, l’on trouve Abdou Camara. Ce ressortissant de Takan (cercle de Sélingué) est l’employé de Sadio Koné. « Nous n’avons plus la force physique nécessaire pour travailler nous-mêmes la terre. Nous employons donc ces jeunes gens », explique la vieille qui a choisi de s’accorder une pause à l’ombre d’un arbre situé en face d’un puits. Arborant un tee-shirt de couleur jaune et chaussé de tapettes, Abdou Camara s’occupe à repiquer les plants de salade dans des trous qu’il creuse en plantant le bout de son doigt dans la terre meuble. Ensuite, il puise l’eau dans un puits tout à côté pour arroser les plants qu’il aura repiqués. La vieille Sadio nous indique avoir creusé pour son jardin trois puits pour un montant de 25 000 à 30 000 Fcfa chacun. Elle rémunère l’ouvrier à 10 000 Fcfa par mois.
Mais tout le monde ne vit pas la même réalité sur cet espace original. Boubacar Camara, qui par ailleurs dispose d’un autre emploi, indique gagner 900 000 Fcfa par campagne. Il fait pousser 35 planches de fraises qui peuvent produire 13 kilogrammes à chacune des deux cueillettes hebdomadaires (elles se font le lundi et le jeudi). Il vend le kilo à 2 500 F cfa en janvier et à 1 500 Fcfa en mars. Dans son potager se trouvent aussi 42 planches de feuilles de patates (chacune rapporte 500 Fcfa) et des dizaines de planches de choux. Pour faciliter l’arrosage de son mini domaine, Camara a acheté une pompe qui avec ses accessoires lui est revenue à 157 500 Fcfa. C’est là un investissement dont il n’a qu’à se louer. « Avec 1 000 Fcfa d’essence, j’arrose la totalité de mes planches tous les trois jours », nous informe-t-il.
DES MARCHANDAGES SOUVENT TRÈS DURS. Adama Timité, saisonnier venu de Djenné, a des revenus beaucoup plus modestes. Devant nous, il vient juste d’arrêter son pousse-pousse au bord du jardin. Dans le véhicule, huit sacs de 50 kilogrammes de fumure organique qu’il a amassée au marché de bétail sis à Djicoroni. Il les transporte un à un sur la tête et déverse le contenu au pied d’un baobab. « J’écoule le sac de fumure à 200 Fcfa. Ce qui me rapporte un total de 1 600 Fcfa par voyage », décompte timidement le jeune homme.
Les commerçantes de légumes frais trouvent leur compte en se ravitaillant au jardin maraicher de Djicoroni ACI 2000. Nantènè Keïta est revendeuse de salade depuis 18 ans. Accompagnée de son fils, elle vient d’acheter une dizaine de planches après une tentative infructueuse d’achat avec Mah Sangaré qui demandait 1 000 Fcfa par planche. Les marchandages sont souvent très durs entre les acheteuses et les productrices. Dans le potager de Mah Sangaré, on compte 32 planches de salade arrivée à maturité, mais qui peinent à trouver preneur. « Je ne vendrai jamais ces grandes planches à 500 Fcfa chaque », répète obstinément la grand-mère.
Nanténè Keïta conclut donc son marché avec une autre productrice. Son manœuvre, Adama Traoré, coupe les pieds de salade payés. La dame nous explique que sur un achat de 5 000 Fcfa effectué au jardin, elle peut tirer un bénéfice de 1 500 FCFA. « Grâce à ce commerce, je complète les frais de condiments et je subviens aux besoin de mes neuf enfants », raconte-t-elle sans chercher à dissimuler sa fierté. Mais elle reconnaît volontiers qu’il lui arrive par moments de vendre sans réaliser de bénéfices. Selon elle, ce manque à gagner s’avère indispensable pour conserver la clientèle.
Un vendeur de fertilisants vient approvisionner régulièrement en intrants les braves vieilles. Coiffé d’un bonnet qui rappelle celui des figurants des vieux westerns, le bonhomme refuse de s’exprimer sur la nature du contrat qui existe entre lui et les jardinières.
Comme nous prenons congé d’elle, Mah Sangaré nous fait un dernier aveu qui serre le cœur. « Souvent, il arrive que nous ne préparions pas de repas à la maison, faute d’argent », soupire-t-elle. Notre interlocutrice enchaîne sur un diagnostic désabusé. « Le prix de la planche de salade a baissé ces derniers temps, se désole-t-elle. Le produit est abondant sur le marché. D’où la mévente ». D’où aussi une anxiété supplémentaire pour ces courageuses dames qui vivent déjà sur le fil du rasoir.
Cheick Moctar TRAORÉ
Source: essor