Quand le bruit du monde me devient insupportable, il m’arrive très souvent d’ouvrir mes oreilles aux sons d’une cora. Sa musique est de lumière. Le jeu de Lalokeba Dramé me fascinait par sa netteté, sa précision. Soundioulou avait un jeu apaisé par rapport à Batourou Sékou Kouyaté qui, sous l’influence de la voix de Fanta Damba, avait adopté les tempos bambaras. Ses cordes en étaient devenues plus enrobées, voluptueuses, enveloppantes.
Sidiki Diabaté m’avait semblé faire la synthèse de tous ces jeux. C’est vrai qu’il n’était pas seulement un joueur de cora mais un possesseur. Par un pur hasard, je l’ai rencontré un soir à Paris. Je l’ai d’emblée reconnu, c’était un nom. C’était par un temps hivernal, temps de l’exil, de l’anonymat, de la nostalgie durant lequel vous ne pouvez plus nommer, vous perdez tout simplement le mot comme le chiffre qui vous renvoie aux choses, le nom qui vous renvoie aux visages, les visages qui vous renvoient à vous-même. J’engageai tout de suite la discussion avec le maître de la cora. Je lui parlai d’abord de mon amitié avec Toumani. La discussion s’enchaîna ensuite sur le Mandé et ses objets sacrés. La cora en faisait partie.
Oublieux du temps qui file, nous avons failli passer la nuit à parler d’un monde qui surgissait grâce à son talent de conteur. Nous nous étions promis de nous revoir pour préciser des détails concernant son instrument. Ma dernière question au maître, je me souviens encore, était relative à l’histoire de la cora. Il m’avait répondu : «L’histoire de la cora, c’est l’histoire du nom au Mandé. Elle cristallise toute l’identité des Mandeka.» J’ai saisi sur l’instant toute la densité du sens caché dans sa réponse dont je ne me doutais pas qu’il me serait révélé quand je serais capable de la déchiffrer.
Ainsi sont faites les réponses dans la culture de Sidiki Diabaté, une question renvoyant à une autre jusqu’à ce que la dernière soit vidée de sa substance. A mon retour à Bamako, j’avais programmé une entrevue avec lui. La mort en décida autrement. Je rends toujours visite à sa famille. Je discutais tranquillement un jour avec sa fille Souadou Diabaté, celle qui est aujourd’hui chargée de rassembler les fragments de l’immense mémoire du père dispersée entre la Guinée, le Mali, le Sénégal et la Gambie. Sans vraiment réfléchir, je reposai la question que j’avais eue à poser à son père ailleurs, sur l’histoire de la cora. Avant de me répondre, Souadou prit la cora qui était à côté d’elle dans ses bras comme l’on peut prendre un enfant ou toute autre personne — retourna l’instrument sur tous les côtés, leva la tête et me dit : «Tu sais la cora, c’est l’histoire de l’être humain arrivé à maturité.» Elle se mit alors à me raconter cette histoire qu’elle avait de tout temps entendu de la bouche de son père. La cora, son père la tenait de son père qui lui-même la tenait de son grand-père.
La cora est cet instrument singulier propre aux seuls Mandeka. Avant son apparition en 1235, il y avait d’autres instruments comme le balafon, le bolon, le simby, le cor. La cora fût découverte par Tira Maghan, dans les grottes de Kansala, situées sur le territoire de l’actuelle Gambie. C’est de cet instrument que la femme-génie — la Guinê, celle qui possède le secret de la pierre — aimait jouer à l’aube devant sa grotte. Les sons que la femme produisait avec son instrument avaient un tel effet sur le guerrier qu’il décida de l’en déposséder. Il retourna alors chercher ses compagnons de chasse parmi lesquels il y avait Wally Kelendjan l’ancêtre de griots Kamissoko, Djelimaly Oulé Diabaté et trois chasseurs Koné. Ils se mirent ensemble pour capturer la femme génie et lui subtiliser son instrument. Tira Maghan épousa la femme et remis à Djelimaly Oulé Diabaté l’instrument. Ce dernier le transmit à son fils Kanba.
Dans la succession de cette transmission, nous retrouvons Djelimaly l’homonyme du premier possesseur de la cora, Bounka, Djelimoussa, Falenké et Tilimaghan Diabaté celui qui a introduit la cora au Mali. Il est le père de Sidiki Diabaté, père de Toumani Diabaté. Au bout du récit, Souadou posa l’instrument à même le sol et entreprit de me nommer les différentes parties de la cora. Il y a les vingt-et-une cordes dont chacune a une fonction et une signification, les neuf trous ouverts sur l’extérieur : le bois central, représentant la colonne vertébrale, le cœur, la langue, etc…
Souadou connaissait ce récit par cœur. Ce mélange de légende et de faits. Elle possédait son histoire tout comme cette histoire la possédait. Son histoire de famille depuis le XIIIe siècle. En la regardant raconter, j’eus soudain cette pensée : «On est ce que l’on fait».
J’avais sous les yeux la certitude du contraire. «On est ce que l’on ne fait pas.» Dans cette Afrique de la tradition, l’individu est inséparable de la chaîne généalogique qui continue à travers lui et dont il n’est que le prolongement. Le récit mythique, tout comme le récit généalogique, ont pour base la fidélité à la parole, la condition même du lien humain, d’où leur fonction thérapeutique. Pour comprendre le mystère de la cora, il est peut-être nécessaire de remettre l’objet dans le contexte de son apparition.
Nous avons dit que c’était en 1235. Cette date correspond à un autre événement qui marque l’entrée du Mandé dans la civilisation. C’était à Kourou Kan Fouga.
L’espace politique et social du Mandé au XIIIe siècle n’est pas le fruit d’une conquête guerrière mais celui d’un renoncement à la violence : une fédération de douze États de l’époque constituée dans le plus grand consensus. De ce fait majeur naquit la nation malienne. Douze chefs décident de désigner leur chef suprême. Maghan Soundiata devient leur empereur. Sans exclure le rôle de la violence dans l’histoire, la culture de Mandeka choisit la parole, la concertation permanente. La relation entre les humains passe par le symbolisme ; la force est remise à la règle commune, au droit. Le verbe devient l’art des arts.
Maghan Soundiata est surtout organisateur. Son immense Etat se construit sur la base de trente clans dont cinq de marabouts, cinq d’artisans, quatre de guerriers, dix d’hommes libres. Il sera le libérateur des esclaves. Le modèle social reposait sur une tolérance religieuse parfaite.
Le Mali à l’époque était un pays prospère vivant de l’or du Bourré et du Bambouck, du commerce à longue distance, des impôts et des taxes prélevées sur le bétail et les récoltes. La vie sociale ne pouvait être tendue que vers la recherche de la paix, de la sécurité et de l’harmonie. L’espace du pouvoir était celui du Mansaya, espace symbolique par excellence, différent du Famaya soutenu par la violence. L’espace du pouvoir symbolique repose essentiellement sur la justice et le partage. J’ai très souvent entendu que la cora est le Mansaya Fôli. Elle en porte sans doute toutes les caractéristiques.
J’en étais là au niveau de ma réflexion — Toumani était en deuil — les choses se compliquaient davantage avec la brutalité d’une autre disparition, celle de son ami Fodé Kouyate. Le dernier instrument que Fodé avait joué de sa vie était la cora de Toumani. Sa cora depuis s’était transformée en objet phobique. Le deuil se poursuivra à l’hôpital pour lui.
Temps du deuil quand l’intensité manque au temps. Temps du vide pendant lequel le talent, le génie et la grâce s’absentent tant qu’aucun événement ne vient prendre le relais de ce qui est fait et de ce qui reste à faire.
Toumani est pourtant cet artiste aujourd’hui reconnu comme étant l’un des plus grands instrumentistes du monde. Cent-cinq concerts en Europe, trente festivals, trois fois le tour du monde, cinq compacts disques à trente-deux ans. Et il aime à dire souvent aussi: «Celui qui oublie son passé n’a pas un avenir certain.» Car oublier, c’est mourir.
Toumani est devenu ce joueur de cora parce que son nom l’exigeait. Il est la soixante-dixième génération depuis le XIIIe siècle de la famille des Diabaté à laquelle fût donnée pour la «première fois» la cora. Ce n’est pas un hasard. Mais il n’a pas choisi d’être à cette place-là. D’une façon générale, on ne choisit pas grand-chose; aucun être ne s’est choisi et encore moins le nom qu’il porte. Marquée au fer par le langage, dit Lacan, la place qui nous revient avant notre conception, nous a été prévue par d’autres. Cette marque singulière et cette place signent le destin de l’être humain. D’où la faille à l’origine.
«Dakan te sa. Nakan te sa», la destinée est une réalité pour les Mandeka — le poids du nom dans ce qu’il nous détermine dans l’ordre du symbolique est le fait humain majeur. Le nom nous précède et nous dépasse, ce qui rend les ruptures exigeantes. Il y a une dette par rapport au nom du père et c’est peut-être la raison pour laquelle «Tu ne soulèveras pas en vain le nom du père», disent les écritures saintes et qu’ «il n’y a pas de cri vain». L’événement, ce fût pour nous cet hommage que le Centre culturel français décida de rendre à Sidiki Diabaté.
Cette nuit, Toumani était là, entouré de toute sa famille, de ses amis et de ses compagnons musiciens. C’est au chef des griots, Bakary Soumano, que l’honneur est revenu de prendre la parole au nom des siens pour évoquer la mémoire du défunt, son ami de toujours. Ensuite, Toumani avec l’aide de sa cora transmit son message en sons, en musique. Bakary Soumano se chargea de traduire en paroles. Toumani m’avait averti: «Je ne transmets en jouant que mes désirs et mes émotions à mon instrument.»
Toumani parle-t-il en corps? Nous plongions ainsi au cœur de la communication «anthropologique», ce mode de transmission qui s’établit parce que l’émotion est intense mais l’effet qu’elle produit ne peut-être que l’effet d’un langage. Mais il y a un codage.
Le message passe d’abord par le corps. L’essentiel du langage humain se passe du mot, de la fausse monnaie du langage. A l’autre bout de la chaîne, le spectateur fait l’opération inverse, décode pour retomber dans le sens, comme on retombe sur ses pieds. L’espace est fait de temps mais le temps nous coupe de l’espace. Dans les sciences religieuses de la tradition africaine, la fonction de la musique est de faire accéder à Dieu, c’est-à-dire à l’être-monde, l’irreprésentable Donya mansa, dounia mansa la plénitude de l’espace. La relation qui s’établit ainsi avec le monde est une relation de présence à l’environnement immédiat. Le son introduit à l’émotion, à la vibration, le lien qui nous unit au monde. Le verbe et la parole — kuma des Mandeka, le kumen des Peulhs, le kuma des Hébreux anciens — n’ont d’autres fonctions que de soulever et d’initier au monde en produisant un effet d’éveil. La conscience humaine n’est rien d’autre qu’une sensibilité, une ouverture au monde. Au commencement était le verbe. Tout ramène ainsi l’homme à la parole sans laquelle n’existeraient ni l’imaginaire ni le symbolique, encore moins le réel qu’elle conditionne. La parole est le moteur de la créativité, parce que toute parole vivante contient une énergie, fruit de la rencontre entre le symbolique et le réel et de recoupement entre pratique et théorie.
«Il n’y a d’autre maître que le signifiant», écrivait Lacan. A prendre dans la signification ou le mot, le nom peut constituer une récurrence incontournable dans le fait humain. L’évocation d’une généalogie, d’une mémoire par un «maître de la parole» (c’est peut-être là le secret de leur art), peut reproduire cet effet de la «brûlure du langage». C’est-à-dire déclencher l’énergie qui fait toucher du doigt le sens et l’esprit d’un mot, d’un nom, afin de produire un état de changement, une métamorphose. Il m’a semblé que c’est en ce lieu de la mémoire réveillée que Toumani puisait toute son inspiration de cette nuit, dans sa vieille marmite de feu, vieille de plus de sept cents ans. Son souffle nouveau alliait à la fois technique, simplicité, limpidité et profondeur. En un jeu flamboyant, il nous a fait traverser tout l’espace de sa culture. Elle commençait par Allalaké, c’est-à-dire l’acceptation de ce qui dépasse l’entendement, la mort. Allalaké, c’est aussi les trois piliers de l’humanité Mandenka. Djigui, Kani, Lanaya. Il achevait le parcours par Kaïra : état de plénitude, de grâce, de paix et de sérénité. La condition même de l’acte de la création. Cette part d’intensité, arrachée à la mort, la maîtrise d’un art vous y conduit. A quoi cette scène pouvait-elle renvoyer pour la mémoire? A cette autre des cérémonies de «levées de deuil» chez les Dogons.
Le plus important est le Sigui. Son but essentiel réside pour les danseurs dans le fait de pouvoir lever le masque haut de sept mètres afin de capter le premier souffle de la création.
Sigui est le sens même de la culture et de la connaissance, l’autre nom du Mandé. C’est la maîtrise et l’interprétation des signes pour accéder à l’essence d’un peuple. La cora en tant qu’objet sacré détient les clés de ce monde.