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Guerre en Ukraine : quel impact sur la politique de défense française ?

La guerre en Ukraine, qui engage de gros effectifs, est suivie de près dans les états-majors occidentaux. En effet, chaque conflit d’importance leur donne de précieuses informations tactiques et techniques pour adapter leurs modes opératoires. Celui en cours aura sans doute des conséquences directes sur la politique militaire de nombreux autres États, y compris la France.

Si des observateurs militaires officiels peuvent être envoyés auprès des deux camps, comme lors de la guerre russo-japonaise (1905) ou pendant les guerres balkaniques (1911-1913), la pratique n’est ni systématique, ni toujours possible, notamment pour des raisons de diplomatie ou parce que les belligérants veulent maintenir le secret autour de leurs opérations. Divers moyens de renseignement, notamment les sources ouvertes qui profitent d’une profusion d’images dans les conflits actuels, permettent d’alimenter les « retours d’expérience » (Retex) pratiqués par de nombreuses armées.

L’anticipation du retour aux guerres de haute intensité

La guerre en Ukraine est un conflit de haute intensité. Sans avoir complètement disparu, cette forme traditionnelle d’affrontement devient désuète. Toutefois, malgré les « dividendes de la paix », l’armée française a continué depuis la fin de la guerre froide à se préparer à des types variés d’opérations militaires, y compris de haute intensité, alors qu’en même temps ses interventions se fondaient sur le maintien de la paix ou sur des combats asymétriques contre des djihadistes en Afghanistan et au Mali. Elle a ainsi maintenu des compétences et des savoir-faire dans de nombreux domaines, comme le combat blindé mécanisé, la défense aérienne, le franchissement tactique de cours d’eau (ponts d’assaut du génie)…

Dans l’éventualité d’une nouvelle guerre de haute intensité, l’armée française a conservé un large panel de matériels, quoique parfois vieillissants et surtout en quantités restreintes : on parle parfois d’« armée d’échantillons capacitaires », comme pour les systèmes sol-air ou les matériels du génie. Non seulement le coût unitaire de ces armes est donc élevé, mais leur quantité est aussi insuffisante pour un conflit de haute intensité.

La ministre des Armées, Florence Parly, et le ministre des Affaires européennes et étrangères, Jean-Yves Le Drian, à l’issue d’un Conseil de défense sur l’Ukraine à l’Élysée, le 24 février 2022. Ludovic Marin/AFP

En quelques semaines, les Russes semblent avoir perdu un nombre de chars plus élevé que le total de ceux possédés par la France. Néanmoins, le déroulement des opérations en Ukraine n’a pas complètement surpris. Depuis quelques années déjà, l’armée française commençait à anticiper un retour à la haute intensité. De ce point de vue, les opérations à partir de 2014 dans le Donbass paraissent avoir constitué un tournant et entraîné une prise de conscience, jusqu’au parlement lui-même.

Une mission d’information de la commission de la défense à l’Assemblée nationale a précisément rendu, le 17 février 2022, une semaine avant le déclenchement de la guerre contre l’Ukraine, un rapport « sur la préparation à la haute intensité ». Tout s’y trouve déjà.

L’aspect budgétaire

En même temps, un gros effort financier a été entrepris depuis 2016 visant à renforcer les moyens de l’armée française, pour lui permettre de faire face aux actions terroristes, après les attentats de 2015 et 2016, d’être en mesure de répondre à un risque de conflit de haute intensité et enfin de renouveler certains parcs de matériels très anciens. Des véhicules de l’avant blindé et certains hélicoptères sont en effet en service depuis la fin des années 1970, et sont deux fois plus âgés que ceux qui les utilisent.

Au milieu des années 2010, le montant du budget annuel dévolu à la défense était de 32 milliards d’euros : il est à près de 41 aujourd’hui. Cette évolution a été actée dans le cadre de la loi de programmation militaire (LPM) 2019-2025, qui a prévu une augmentation annuelle des dépenses de 1,7 milliard d’euros.

Fait notable, cet engagement est actuellement respecté, ce qui n’a pratiquement jamais été le cas pour les précédentes LPM. Mais les moyens financiers ne sont qu’un aspect d’une question plus largement stratégique. Il s’agit peut-être moins de concevoir de nouveaux armements – ce qui nécessite beaucoup de temps – que de moderniser les forces et de constituer des stocks, notamment de munitions, pour tenir dans la durée.

De nouvelles formes de guerre

Le conflit en Ukraine a confirmé certaines évolutions récentes de l’art de la guerre. Il s’agit d’une guerre hybride, associant à la fois des formes conventionnelles, irrégulières et cybernétiques.

Certains avaient pu croire les conflits conventionnels révolus. Dans les années 2000, des stratèges s’interrogeaient même parfois sur la nécessité de continuer à concevoir des chars de bataille, très onéreux et servant peu. Entré en service dans l’armée française il y a près de 30 ans, le char Leclerc n’a ainsi été utilisé qu’une seule fois en opération (au Kosovo en 1999), malgré quelques dizaines d’exemplaires engagés.

Or, les Russes, et dans une moindre mesure les Ukrainiens, utilisent massivement des matériels et des armements lourds rappelant ceux de la guerre froide : blindés, canons de gros calibre, hélicoptères, avions d’assaut…

Le caractère de guerre irrégulière se retrouve dans l’emploi par les Russes de sociétés privées comme Wagner, qui préparent et complètent l’engagement des forces conventionnelles, et dans le recours par les Ukrainiens de milices et de forces paramilitaires capables de harceler leur adversaire.

Enfin, la cyberguerre se déploie de manière intensive, sans toutefois que l’Europe, qui en craignait les retombées sur ses propres systèmes, ne soit pour le moment visée. Elle est notamment le vecteur d’une guerre informationnelle. La propagande et le « bourrage de crâne » n’ont bien sûr rien de nouveau, mais l’utilisation systématique des réseaux sociaux amplifie considérablement l’effet de la communication de chacun des belligérants.

Pas de bouleversement, mais des réajustements nécessaires

Ces modes d’action posent trois questions pour la définition d’une nouvelle politique militaire française.

D’une part, celle-ci doit prendre très largement en compte la montée en puissance de la cyberguerre. Un commandement interarmées de la cyberdéfense a été créé en 2017. Initialement conçu pour des missions défensives, il peut, depuis octobre 2021, mener des actions plus offensives dans le domaine cyber. La dernière LPM (2019-2025) planifie le renforcement de ce commandement, notamment à travers des recrutements supplémentaires. Il existe par ailleurs d’autres structures de protection des systèmes informatiques, comme l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI) ou des services spécialisés de la police et de la gendarmerie.

D’autre part, la diversité de moyens qu’implique une guerre hybride fait que l’armée ne peut plus être la seule ou principale institution mobilisée pour répondre au conflit. Là encore, cela confirme une ancienne évolution. Dès 1906 est créé un Conseil supérieur de la Défense nationale, au demeurant rarement réuni, qui associe plusieurs ministères. Puis la loi du 11 juillet 1938 sur « l’organisation générale de la nation pour le temps de guerre » s’impose à de nombreuses structures de l’État. Enfin, l’ordonnance du 7 janvier 1959 « portant organisation générale de la défense » précise que « la politique de la défense est définie en conseil des ministres » et que les décisions en la matière sont arrêtées en comité de défense interministériel. Mais la guerre hybride fait aussi appel à des acteurs non étatiques tels que des entreprises ou des associations professionnelles (exploitants de drones civils par exemple) – ainsi qu’on le voit en Ukraine.

La troisième question est liée aux alliances de la France. Celle-ci ne peut pas tout faire toute seule, et se heurterait en outre rapidement à la difficulté de recruter des effectifs supplémentaires pour grossir les rangs de ses forces. En temps ordinaire, l’armée a déjà du mal à trouver et ensuite à fidéliser suffisamment de volontaires. Le retour de la France dans le commandement militaire intégré de l’OTAN en 2009 y a renforcé sa position. Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine, il est par ailleurs beaucoup question de l’accroissement des capacités de défense de l’Union européenne. Par le traité d’Amsterdam, entré en vigueur en 1999, l’UE a repris à son compte les missions humanitaires, de maintien de la paix et de combat, dites de Petersberg. En 2001, un état-major de l’Union européenne a été créé. Bien que sans grands moyens, il a piloté plusieurs opérations limitées dans les Balkans et en Afrique.

Quel rôle pour la diplomatie de défense dans la politique étrangère française  ?

La montée en puissance de l’armée française passera donc par une politique de défense clairement définie, au travers notamment des relations entre l’UE et l’OTAN, ainsi que par le développement de l’interopérabilité des forces.

La guerre en Ukraine signifiera, pour la politique militaire de la France, des réajustements, notamment en termes capacitaires. En revanche, elle ne devrait pas déboucher sur un bouleversement stratégique, contrairement à l’Allemagne par exemple. Il est d’ailleurs révélateur que, depuis le début de la guerre, Paris n’ait fait aucune annonce officielle concernant une éventuelle hausse supplémentaire de ses dépenses militaires, hormis une simple déclaration du président de la République, Emmanuel Macron, visant à « amplifier » l’effort en la matière, mais sans précision chiffrée. L’autre candidate à l’élection présidentielle, Marine Le Pen, a dit en revanche son intention de porter le montant de ces dépenses à 55 milliards par an à partir de 2027 (contre les 50 milliards envisagés par la LPM pour 2025), et de retirer la France du commandement militaire intégré de l’OTAN (comme entre 1966 et 2009).

Il n’en reste pas moins que, dans l’état actuel des choses, les lignes de force de la politique militaire de la France ont été anticipées par la loi de programmation militaire et par le rapport de la mission d’information parlementaire.

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