La lutte électorale qui oppose Michaëlle Jean à Louise Mushikiwabo pour le poste à la tête de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) va bien au-delà de la question des dépenses jugées inappropriées qui ont entaché la réputation de la Canadienne dans les médias nationaux. Nombre d’enjeux géopolitiques et stratégiques entrent aussi en ligne de compte.
De l’avis de plusieurs observateurs, la secrétaire générale sortante a des chances infinitésimales de se voir confier les rênes de l’institution pour un second mandat. Même au gouvernement canadien, on a fait le constat qu’elle se dirige droit dans un mur ; à l’approche du sommet d’Erevan, qui se tient les 11 et 12 octobre, on a carrément exprimé le souhait qu’elle retire ses billes.
Mais, Michaëlle Jean, qui s’est sauvée avec la victoire en 2014 en partie grâce au manque de consensus africain, n’a pas l’intention de rendre les armes. « Je confirme qu’elle sera là jusqu’au bout et probablement au-delà », a indiqué dans un courriel son porte-parole, Bertin Leblanc, samedi.
Au cours des derniers mois, l’ancienne gouverneure générale du Canada a vigoureusement défendu son bilan à la barre de l’OIF, fustigé les « campagnes de dénigrement, de désinformation et de diffamation » menées par les médias, qui l’ont accusée de faire des « dépenses somptuaires », et promis de moderniser les pratiques administratives de l’organisation multilatérale.
Mais, elle se mesure à une candidate qui détient une avance apparemment insurmontable. La ministre des Affaires étrangères du Rwanda, Louise Mushikiwabo, a derrière elle la France et une flopée de pays de l’Union africaine. Et, si la Canadienne s’incline effectivement devant sa rivale, sa défaite sera probablement davantage attribuable à des considérations géopolitiques plutôt qu’à son bilan, selon des experts.
« Le président français, Emmanuel Macron, veut recentrer, repositionner la France au sein de l’OIF, et il entrevoit une OIF beaucoup plus axée sur la promotion culturelle du français et l’apprentissage du français, alors que Michaëlle Jean et d’autres entrevoient un rôle plus politisé », suggère Martin Normand, chercheur postdoctoral à l’Université d’Ottawa.
Le professeur Jocelyn Coulon, chercheur au Cérium de l’Université de Montréal, a pour sa part évoqué dans une lettre ouverte parue plus tôt cette semaine les « ambitions françaises en Afrique » du locataire de l’Élysée. « La France est déterminée à maintenir et à consolider son statut de première grande puissance en Afrique », a-t-il argué.
Un autre facteur entre en ligne de compte, selon cet ancien conseiller du ministre canadien des Affaires étrangères Stéphane Dion : « Ottawa pense à sa campagne pour l’obtention d’un siège au Conseil de sécurité de l’ONU. Les votes des Africains seront déterminants. Combattre une candidature africaine serait malvenu ».
La course aurait « probablement été plus haletante, plus serrée » si « le Canada avait une empreinte plus importante en Afrique », analyse Jocelyn Coulon, en entrevue téléphonique. Ce déficit d’influence résulte du désengagement progressif qui s’est amorcé sous le gouvernement de Stephen Harper, et qui s’est poursuivi sous celui de Justin Trudeau, croit-il.
Quant aux reportages sur les dépenses de la Canadienne, ils n’ont probablement pas plombé ses chances de réélection, estime Martin Normand. « Je ne sais pas dans quelle mesure la controverse [sur les dépenses] a eu une résonance à l’extérieur du Canada. L’histoire a plutôt nui à la réputation de Michaëlle Jean au Canada plutôt qu’à l’international », suggère-t-il.
Langue et droits de la personne
La candidature du Rwanda fait malgré tout grincer des dents : d’abord, parce que le pays africain a tourné le dos à la langue de Molière en remplaçant le français par l’anglais dans son cursus d’enseignement en 2010, et son bilan en matière de droits humains est bien peu reluisant.
L’équipe de la secrétaire générale sortante a pris bien soin de souligner ces deux aspects. Ces reproches, Jocelyn Coulon les relativise : « À ce compte, rappelons quelques vérités. Sur les 54 États membres [de l’OIF], une vingtaine sont des dictatures ou des régimes autoritaires avec lesquels Mme Jean s’est parfaitement bien accommodée », a-t-il noté.
Cela dit, même dans les milieux politiques de l’Hexagone, l’appui d’Emmanuel Macron à Louise Mushikiwabo a suscité du mécontentement, si bien que quatre ex-ministres français responsables de la francophonie ont publié en septembre une tribune dans le quotidien Le Monde pour critiquer la Rwandaise. Le titre de leur lettre, Louise Mushikiwabo n’a pas sa place à la tête de la Francophonie, dit tout.
Les anciens ministres reprochent à l’Élysée d’avoir pris unilatéralement position, sans concertation avec ses partenaires de l’OIF, et déplorent aussi que « la France est aujourd’hui contrainte d’engager un bras de fer inutile avec Justin Trudeau, au moment où elle a plus que jamais besoin d’Ottawa pour faire front commun face aux errements de Donald Trump ».
À ce sujet, Le Devoir rapportait vendredi dernier qu’Ottawa et Paris étaient engagés dans un marchandage pour éviter au premier ministre d’encaisser un revers diplomatique public sur la scène internationale, le Canada ayant offert son appui à la candidature de Michaëlle Jean.
L’OIF, qu’« ossa donne » ?
Si la Rwandaise remporte la mise, la Francophonie mondiale sera dirigée par une ressortissante d’une nation où à peine moins de 1 % de la population parle le français – et elle aura été élue à l’issue d’un sommet qui se sera tenu dans un pays, l’Arménie, où ce pourcentage est similaire, voire inférieur.
Et sur les 84 États membres de plein droit, associés et observateurs de l’OIF, nombreux sont ceux à ne pas avoir le français comme langue officielle ou d’usage. Quelle est donc la raison d’être de cette institution, et pourquoi des pays où le français est marginal cherchent-ils à y adhérer ?
« C’est l’attrait pour le réseau coopératif. Le français reste la deuxième langue internationale, et il y a des pays qui veulent miser sur le français pour pouvoir s’intégrer dans des réseaux internationaux. Il y a peut-être des pays là-dedans qui ont de la difficulté à composer avec l’anglais et le Commonwealth, et qui voient dans l’OIF une alternative pour faire avancer d’autres projets », expose Martin Normand.
L’élection d’une secrétaire générale issue d’un pays où le français est si peu répandu ne serait toutefois pas inédite : le tout premier dirigeant de l’OIF, Boutros Boutros-Ghali, était originaire de l’Égypte, pays où la langue française est parlée surtout dans les hautes sphères de la société.
Les secrétaires généraux de l’OIF
La création du poste de secrétaire général de l’OIF remonte à 1997. Voici la courte liste de ceux qui l’ont occupé jusqu’à présent.
2015 – : Michaëlle Jean (Canada)
2003 – 2014 : Abdou Diouf (Sénégal)
1998 – 2002 : Boutros Boutros-Ghali (Égypte)