Le premier Ministre, Dr Boubou Cissé vient de boucler le second round de ses visites dans les régions de Mopti et de Ségou, le Centre du Mali. Ces prises de contact directes avec les populations à la base et les protagonistesdes conflits, les groupes armés, ont produit des effets bénéfiques pour le pays. Il s’est instauré une relative accalmie et une diminution sensible des tueries barbares et des abus de toutes sortes. Partout,les couches les plus vulnérables de la population ont bénéficié d’une aide substantielle et opportune en céréales. Les populations et leurs représentants de tous ordres ont été amenés à reprendre contacts ; ils ont été sensibilisés, mis devant leurs responsabilités et ont été appelés à ensemble, construire et soutenir la paix.
Des engagements pour la paix et la concorde et des accords de cessez-le feu ont été signés, au grand soulagement des maliens. C’est un grand succès et ce succès, nous le devons à ce qu’on a appelé la » démarche Boubou Cissé« . Ce qui caractérise cette démarche, selon notre analyse, c’est l’absence de préjugés, d’apriori vis-à-vis des parties, le désir sincère et transparent de contribuer à résoudre les problèmes, loin de toute contingence politique, l’empathie désintéressée de l’homme, l’humilité, l’écoute attentive et la responsabilisation réelle de toutes les parties aux conflits.
D’autres facteurs ont certainement aidé à obtenir ce succès. Le premier facteur est selon nousle fait que la crise avait atteint la limite du tolérable, surtout dans la zone exondée où, après une longue et sanglante épuration ethnique, les événements glissaient inexorablement vers un « génocide » aux conséquences imprévisibles pour le pays. Il était impératif que les parties, y compris l’Etat, se ressaisissent, avant qu’il ne soit trop tard.
Le second facteur important du succès de la mission du Premier Ministre, Dr Boubou Cissé réside dans le fait que le gouvernement a bien compris et pris en compte que la région avait autant besoin de paix que de quoi survivre. Dans les différentes parties de la région, notamment en zone exondée, les populations étaient au bord de la famine, après près de trois années successives sans récoltes et de désorganisation avancée du système économique. Aussi,les aides alimentaires et autres appuis étaient les bienvenus et fort à propos.
Le troisième facteur est certainement lié au fait que les autorités ont, à juste raison, de notre point de vue, décidé de de s’appuyer sur des personnes ressources influentes et crédibles, originaires des zones atteintes par les conflits. Cet aspect et l’implication des associations de développement des zones en question ont été bien appréciés.
Donc aujourd’hui, on peut constater avec soulagement une certaine accalmie, mais, on ne peut le nier ou l’ignorer aussi, il reste à construire la paix. Et là réside tout le problème qui attend le pays.
En effet, toutes les personnes avisées se réjouissent de l’accalmie observée ; elles espèrent sincèrement que les engagements pris vont être tenus et les cessez-le-feu signés vont tenir et que l’on s’acheminera résolument vers la paix, une vraie paix. La grande question qui se pose est est-ce que cela est possible maintenant ? Est-ce que les conditions objectives sont remplies pour cela ?
Au-delà des discours de circonstance, l’analyse objective de la situation et des développements récents de la crise, incitentà un optimisme mesuré, voire la prudence.
En effet,d’importants préalables restent à satisfaire par les autorités et les acteurs aux conflitspour instaurer une vraie paix dans le Centre du pays. Mais, pour le moment, personne ne semble vouloir en parler.
Après les très dures et traumatisantes épreuves que les populations ont vécues au Centre du pays, une paix ne se décrète pas pour pleinement réussir du jour au lendemain. Cela est tout à fait compréhensible ! Aussi,il ne faudrait pas oublier ou négliger le fait qu’une véritable paix se construit, patiemment, résolument et sans concessions sur les principes de base. Elle doit reposer sur un socle solide de vérité et de justice et être garantie par un Etat juste, puissant et responsable. Est-il sûr qu’au Mali, nous remplissons toutes ces conditions ? Il semblerait que nous ne nous sommes même pas posé encore les bonnes questions pour espérer apporter les bonnes réponses. Aller à la paix sans vider les contentieux vrais ou supposés ne nous avancera en rien. Si non, les parties risquent de rester sur de regrettables malentendus. Ce qui pourrait alimenter de nouveaux conflits non souhaités.
Il ne faut pas que l’euphorie du moment nous fasse oublier l’essentiel et conduise l’Etat à agir comme il l’a fait jusqu’ici : absoudre les criminels et » aller de l’avant » ! Il y a eu de terribles crimes contre la nation, perpétrés par divers acteurs. Il ne sera pas séant que ces crimes de masse restent impunies, soient jetés aux oubliettes, comme si de rien n’était. Nous ne sommes pas des rabats- joie qui aimons ramer à contre-courant des évènements. Mais, nous voulons attirer l’attention de tous, sur ce qui nous attend en tant qu’acteurs de notre destin, si nous voulons assurer à notre pays,un avenir de paix solide et durable. Une dose raisonnable de lucidité est nécessaire dans les circonstances actuelles.
Si le pays veut réellement construire la paix, les dirigeants et les citoyens doivent s’engager à rompre définitivement avec l’impunité, qui, malheureusement, semble profondément enracinée dans nos mœurs politiques. Alors que l’impunité ne conforte jamais la paix. Nos autorités sont-elles prêtes aujourd’hui,à appliquer ce principe cardinal, la fin de l’impunité, dans toute sa rigueur?L’honnêteté oblige à reconnaitre que ce n’est pas si évident que cela ! L’expérience et le vécu quotidien des maliens, jusqu’ici,n’incitent pas répondre à cette question par un oui sans hésitation.Vu sous cet angle, même la démarche qui a consisté à faire signer des accords de cessez- le-feu entre Dan Na Ambassagou, des » milices d’autodéfense peules » et d’autres milices » donso » pourrait être suspecte. N’est-elle pas motivée, en partie,par le désir de vouloir se ménager une porte de sortie vers l’impunité ? En effet, cette approche, bien que logique et défendable, ne pourrait-elle pas être utilisée par le pouvoir et ses » forces supplétives » pour démontrerpar-là, que toutes les parties sont responsables au même degré,de ce qui est arrivé ? Que de ce fait, il n’était peut-être pas nécessaire d’engager des poursuites judiciaires, ou de faire intervenir la CPI ?N’est-ce pas en réalité ce qui expliquerait l’insistance et les moyens déployés pour démarcher des groupes dits » d’auto- défense peulhs » pour qu’ils constituent une seule milice (comme pour Dan nan Ambassagou ?) pour avoir,prétend-on, un seul interlocuteur ? Pourquoi cela ? Et pourquoi maintenant ? Pourquoi, nos » sécurocrates » s’étaient refusé à cette lumineuse idée et démarche avant, dès le démarrage de la lutte contre le djihadisme ? Pourquoi ne pas avoir créé une seule milice anti-djihadiste unifiée en dehors de toutes connotations ethniques dès le début ? Ou même mieux, pourquoi ne s’est-on pas gardé d’initier et de développer une stratégie de sous-traitance de la défense nationale à des milices ?
Ce changement salutaire d’approche ne serait-il pas dû,entre autres, et en grande partie au fait que l’Etat et ses « forces supplétives« , surtout Dan Na Ambassagou se sont retrouvés dans une impasse morale insupportable ? Leur injustifiable complicité est devenue si évidente pour tout le monde que l’opprobre des crimes de l’un rejaillissait sur l’autre. Et pour cela il était devenu impérieux de changer d’approche, de revoir fondamentalement la stratégie de lutte contre le djihadisme, parce qu’en réalité, les » stratèges » de la sécurité nationale, tapis dans l’ombre, s’étaient lourdement fourvoyés en montant artificiellement les fils du pays les uns contre les autres. Mais le pouvoir ne peut pas le reconnaitre publiquement et officiellement. Pour un pouvoir, c’est toujours difficile de faire son mea-culpa. Donc, on peut comprendre qu’il choisisse de passer par ce stratagème pour sauver les apparences et sauver le pays.Tant mieux, si cela devait nous rapporter l’accalmie et, on le souhaite,la paix ensuite.Aujourd’hui, il apparait évident que si ces milices n’avaient pas existé, le pays ne se serait pas plus mal porté.
Il faut saluer les jeunes leaders peulhs de la résistance qui ont répondu positivement à l’appel du gouvernement et qui ont accepté de » prendre la main tendue » pour aller à la paix. Ils ont des raisons objectives de jouer le jeu, puisque c’est pour arrêter l’effusion du sang d’innocentes personnes, le massacre de leurs propres parents. Mais le chemin de la véritable paix sera nécessairement un peu plus long. Ce ne sera pas toujours un voyage paisible sur un long fleuve tranquille. La route pourrait être parsemée d’embuches sur tous les plans (souvenons-nous du guet-apens d’Ogossagou !). Qu’à cela ne tienne, il faut tenir, être sur ses gardes et toujours avoir une approche critique, mais constructive, et ferme pour la défense des intérêts de toutes les communautés du Mali, pour la défense de la paix et du vivre ensemble.
Il leurest demandé de représenter, de parler et de prendre des engagements au nom de toute la communauté peule du Mali. En tant qu’un des aînés, je leur suggérerai ceci : » Assumez-vous sans complexes et surtout sans complaisances pour quoi ou qui que ce soit. Efforcez-vous de toujours agir dans la vérité et dans la justice. Faites très attention au démon de la division qui n’attend pas d’être invité pour se présenter. Ses armes redoutables sont l’argent et la maladive compétition pour le prestige entre peulhs. Il vous sera souvent difficile de résister à ces tentations. Mais résistez quand même, car le salut passera par là. N’oubliez jamais que la communauté peule, majoritairement, n’a rien à voir avec Hamadoun Kouffa et le djihadisme et n’a rien à se reprocher. Au contraire, elle peut légitimement avoir beaucoup de griefs fondés à l’encontre de l’Etat et de beaucoup de ses représentants aux différents niveaux « .
En effet, dans les faits, les véritables » acteurs-protagonistes » de la crise malienne au centre du pays sont essentiellement les djihadistes (issus de tous bords), des éléments (incontrôlés ?) des forces armées nationales (donc l’Etat) et les milices dites » donso » dont la plus cruelle et criminelle a été sans doute Dan Na Ambassagou. Il est indéniable que toutes ces forces négatives ont perpétré à différents moments des crimes abominables contre des populations civiles innocentes maliennes, peulhes, dogons et autres. A ces différentes forces négatives, l’Etat, à travers la justice, sera amené à un moment ou à un autre, à demander des comptes pour prouver son engagement sans faille à lutter contre l’impunité et pourconforter la paix. Il a certainement existé des groupes villageois de veille et d’auto défense peulhs qui ont pu riposter à des attaques. Si nécessaire, ils doivent répondre de leurs actes qui ont outrepassé la légitime défense et ont été reconnus comme criminels.
Si non, dans la réalité, il n’a jamais existé de vraies milices peules, structurées et organisées. La preuve est qu’on veut les monter artificiellement maintenant. Ce qui met à nu la supercherie qui a voulu faire de l’ensemble de la communauté peule du centre du pays des djihadistes invétérés. Cette situationconfond indubitablementles nombreux promoteurs de cette thèse fallacieuse et réductrice du phénomène du djihadisme. Ceux-ci sont obligés aujourd’hui de reconnaître que les communautés villageoises peules et les sociétés civiles peulhesne devaient pas être assimilées aux djihadistes qui se sont imposés à tous (y compris aux peulhs !) par la force. Les groupes djihadistes ne seraient jamais parvenuslà où ils opèrent présentement si l’Etat n’avait pas failli.
La démarche positive actuelle qui veut associer des » milices peulhes » et les « milices supplétives de l’Etat (Dan Na Ambassagou et autres donso) » ne devrait pas priver la communauté peule et la société civile qui l’a défendue de leur victoire morale sur tous ceux qui, par haine, ignorance, incompétence ou cupidité, se sont, toutes ces années,injustement acharnés contre elles, les ont vilipendées et violentées sur tous les plans, les accusant dans leur ensemble de crime de collusion avec les djihadistes. Que n’a-t-on pas écrit ou dit comme accusations, dénigrements ou injures,sur tous ceux qui ont eu le courage patriotique dedénoncer les amalgames, les abus de tous ordres et les exactions injustifiées sur des populations civiles innocentes et les pogroms, planifiés et froidement exécutés sur des compatriotes ? Ces personnes ont dû stoïquement tout enduré.Mais les faits, toujours têtus, parlent pour eux même aujourd’hui.
Les précédentes et les présentes expériencesmalheureuses que notre pays a connu avec l’utilisation des milices doivent lui servir de leçons pour abandonner à jamais l’utilisation dangereuse des milices ethniques. C’est à l’Etat de se donner les moyens conséquents de sa défense, de former, d’équiper, de discipliner son armée, de s’assumer pleinement sur tout le territoire national et de cesser une bonne fois pour toutes, de mettre les populations dos à dos à travers des milices pour ensuite jouer le pompier pyromane.
Rien ne vaut la paix dit-on, et c’est juste ! Mais peut-on réellement construire la paix, avec des criminels, qui ont du sang des populations innocentes sur les mains et dans la conscience ?Peut-il y avoir la paix si ceux qui (peulhs, dogons, djihadistes ou miliciens » donso« , soldats de l’armée régulière en rupture de ban ou autres encore) ont incendié des villages, tué des innocents, égorgés leurs semblables de jour et en pleine rue, se sont fait photographier avec les têtes coupées et commisd’autres atrocités, si ces gens qui ne sont même pas inquiétés, a fortiori jugés, se promènent librement et narguent les victimes partout et tous les jours, sans répondre de leurs crimes? Un Etat sérieux qui se soucie du présent et de l’avenir de son peuple peut-il continuer ainsi à s’accommoder de l’impunité ?
Sans être trop pessimiste, il importe pour ceux qui se soucient réellement de l’avenir du pays, d’être extrêmement vigilants. Si non, il n’est pas exclu que des forces internes et externes tentent de nous maintenir ou de nous réengager sur ce chemin de l’impunité au » nom de la paix et de la réconciliation nationale« . Elles nous demanderaientalors au nom de » l’intérêt national« , d’oublier et d’effacer de nos mémoirestoutes les horreurs que nous avons vécues! Et, ainsi, le pays sera amené à laisser impunis les abominables crimes perpétrés à Yoro, Sobane Da, Ogossagou, Koulogon, Bulli Kesi, Nantaka et tant d’autres encore sans oublier les tous récents crimes entre Goundaka et Fatoma ? On peut avoir de la peine à imaginer qu’on puisse nous le demander. Mais dans les circonstances actuelles d’impatience compréhensible, de soif collective et légitime dela paix, certaines forces politico-sécuritaires qui auraient des choses à se reprocher, dans l’espoir de brouiller les pistes qui pourraient les incriminer, n’hésiteront pas, si elles ont l’occasion, à pousser dans ce sens. Alors, prudence et vigilance !
Nous devons faire attention pour que la voie vers la paix qui nous est proposée ne nous conduise vers l’amnésie collective et vers la réhabilitation morale des forces négatives du conflit. Ce qui objectivement reviendrait à perpétrer une arnaque contre la paix.
Le devoir de sauver notre pays, d’arrêter l’effusion inutile de sang de notre peuple nous incombe à nous tous.C’est pourquoi tous les efforts qui tendent vers ce but sont louables et méritent d’être soutenus. Aussi, la démarche du Premier MinistreDr Boubou Cissé est à saluer et à soutenir pour qu’elle nous permette d’aller de l’avant. Mais, il doit être clair dès maintenant et pour tout le monde, que cela ne saurait effacer et faire oublier les fautes graves et les crimes abominables commis. La paix, sans vérité et sans justice est un leurre !
Si ensemble toutes les forces constructives et positives de la région du centre et du pays se donnent la main dans la vérité et la justice, dans le désir sincère de résoudre les problèmes et de retrouver ce qui les unit, elles pourront certainement venir à bout de la terrible épreuve que vit le Pays. C’est tout le mal qu’on peut leur souhaiter.
Pr Bouréima Gnalibouly DICKO
Source: l’Indépendant