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Et si c’était les entrepreneurs africains qui faisaient aujourd’hui l’histoire du continent ?

Jean-Michel Severino préside Investisseurs & Partenaires (I & P), un fonds d’investissement à impact social destiné aux PME africaines. Il a été vice-président de la Banque mondiale et directeur de l’Agence française de développement (AFD, partenaire du Monde Afrique). Il a par ailleurs écrit, avec Olivier Ray, Le Temps de l’Afrique (Odile Jacob, 2010) et Le Grand Basculement (éd. Odile Jacob, 2011). Jérémy Hajdenberg, directeur général adjoint d’I & P, spécialiste de la microfinance, accompagne depuis des années des entrepreneurs africains dans leur gestion et leurs stratégies de développement. Tous deux publient Entreprenante Afrique (éd. Odile Jacob, 2016), dont voici en exclusivité des extraits de la préface.entreprenariat chercheur emploi job jeunesse createam

L’image de l’Afrique au sud du Sahara est devenue double – et trouble. D’une part, dans les cercles d’investisseurs et dans une partie de plus en plus large des médias et des opinions publiques, s’est affirmée la vision d’une Afrique émergente, d’un continent où plusieurs conflits armés se terminent enfin, où des élections démocratiques ont régulièrement lieu, où la croissance économique est de 5 % à 7 % par an et où la misère régresse. Cela correspond à une facette de la réalité africaine.

Mais les médias continuent aussi à véhiculer l’image d’un continent souffrant de misère, de sécheresses, de maladies, de coups d’Etat, du terrorisme, et où la sécurité ne cesserait de se dégrader. Les « afro-pessimistes » soulignent également l’impact négatif sur la croissance africaine de l’effondrement récent des cours du pétrole et des matières premières minérales. Ces inquiétudes ne sont pas vaines ; elles pointent tout simplement une autre facette de la réalité africaine.
Héros de la croissance

L’objet de notre livre n’est pas de trancher entre afro-optimistes et afro-pessimistes. Nous voulons, plus simplement, donner à voir une autre dimension de la réalité économique et sociale africaine, profondément méconnue et incomprise : l’émergence des entrepreneurs africains.

Notre métier nous a donné l’occasion d’en rencontrer beaucoup. Militants du développement, nous avons fait le choix, au détour du XXIe siècle, de nous mobiliser en faveur de ces héros de la croissance de l’Afrique et de sa transformation sociale. Nous sommes devenus des investisseurs privés spécialisés dans les PME et les jeunes pousses africaines. Nous côtoyons depuis des années ces hommes et ces femmes qui entreprennent en Afrique, partageons leurs espoirs et leurs défis, constatons l’adversité de leur environnement comme la pertinence des solutions qu’ils apportent, découvrons à quel point ils sont des vecteurs de changement. Mais aussi à quel point ils subissent, pareils à tous, les maux du continent subsaharien.

(…) L’Afrique va progressivement influencer l’ensemble de la planète de manière significative. Aujourd’hui, le PIB du continent africain se résume à celui de la France, après n’avoir été, au tournant du siècle, que celui du Benelux. (…) En 2050, le PIB du continent pourrait égaler celui de l’Union européenne, tandis que sa population comptera 2 milliards d’habitants. Au cœur de cette expansion, ces fameux entrepreneurs : ce sont eux qui fabriquent aujourd’hui l’histoire économique et sociale du continent. Ils vont poursuivre opiniâtrement leur œuvre au cours du siècle. Et nous avons de nombreuses leçons à tirer de cette histoire en cours d’écriture.

Des parcours qui forcent l’admiration

Commençons par l’un d’entre eux, le docteur Tidiane Siby. Ce biologiste a créé à Dakar le laboratoire d’analyses biomédicales BIO 24. Suivons l’un de ses patients qui entre dans ce laboratoire pour y procéder à des examens…

Le voilà qui pousse la porte et pénètre dans une vieille maison réaménagée, à l’architecture agréable. Au comptoir, un accueil très professionnel. On scanne son ordonnance, on lui demande s’il a une carte de mutuelle de soins et on perçoit son paiement. On retrace les dates de ses visites précédentes. Puis on lui remet un carton comportant le code-barres qui l’identifie désormais, et son numéro dans la file d’attente commandée par un écran, sur lequel il constate que son tour viendra dans une dizaine de minutes.

Depuis son siège dans la salle d’attente, plutôt que de regarder la télévision haut perchée, il observe les patients qui viennent chercher leurs résultats d’analyses. A l’un d’eux, l’hôtesse d’accueil précise qu’ils ne seront disponibles que dans trois jours mais qu’il pourra les consulter par Internet. A un autre, elle s’adresse dans un anglais approximatif mais très compréhensible, car il est américain.

A un troisième, elle rappelle que le laboratoire est ouvert sept jours sur sept, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Sur le mur, un panneau informe les patients que BIO 24 est un laboratoire certifié ISO depuis l’année 2001 et bénéficie d’une des accréditations internationales les plus exigeantes depuis 2011. Et que son spectre d’intervention couvre biochimie, hématologie, immuno-hématologie, microbiologie, sérologie infectieuse, marqueurs tumoraux, hormones de la reproduction.

BIO 24 représente une face nouvelle de l’Afrique, professionnelle, engagée, aisée, profitable, qui tranche avec tant d’autres. Une Afrique qui investit dans la durée, car l’entreprise BIO 24 ne s’est pas faite en un jour : le parcours de Tidiane Siby force l’admiration. Médecin biologiste de formation, il a été repéré par un grand professeur américain alors qu’il étudiait dans son laboratoire à Boston à la fin des années 1980. Ce dernier lui a proposé de rester en Amérique et d’y faire sa vie. Mais la motivation profonde de Tidiane était de démontrer qu’il était possible de pratiquer une biologie de haut niveau en Afrique.

Dès les débuts de son laboratoire, il a voulu établir une très forte exigence de rigueur, et s’est inscrit dans une véritable démarche qualité. Cela lui a permis de rapidement gagner la confiance d’une clientèle de plus en plus nombreuse, au moment même où la demande solvable de soins commençait à grandir, conséquence de l’éclosion de la classe moyenne sénégalaise. Partant de rien, et profitant de cette croissance, réinvestissant ses profits, il a structuré une équipe, qui compte aujourd’hui un total de 62 employés et réalise près de 200 000 examens par an.

Définitivement décomplexés

Des entrepreneurs comme Tidiane, ou des aspirants à la création d’entreprise, l’Afrique en compte beaucoup aujourd’hui. Une génération de bâtisseurs est en train d’émerger : 72 % des jeunes Africains sont attirés par l’entrepreneuriat. Imprégnés de modernité, ils s’efforcent de bâtir des entreprises plus structurées que celles du passé. Pour autant, leur monde, celui de la PME, est encore très largement un monde de business familiaux.

Ce qui nous frappe parmi les entrepreneurs africains que nous côtoyons, c’est leur capacité à oser. Parce qu’ils sont en Afrique, ils savent que le parcours entrepreneurial sera semé d’embûches.

Parce qu’ils sont entrepreneurs, rien ne leur semble impossible.

En leur compagnie, il paraît bien loin le temps du « complexe du colonisé » théorisé par Albert Memmi : l’Afrique a beau être complexe, ses entrepreneurs sont définitivement décomplexés ! Ces entrepreneurs savent qu’ils sont au cœur de la dynamique de prospérité qui s’est amorcée au tournant du siècle. Ils ont raison : si quelques grands pays pétroliers affectent fortement les évolutions annuelles irrégulières du PIB continental consolidé, et aveuglent quelques analystes, la croissance africaine, en réalité, repose avant tout sur la demande d’un marché intérieur africain qui grandit, du fait de la démographie, de l’urbanisation, et d’une classe moyenne qui monte en puissance.

Elle repose sur un cadre macroéconomique amélioré (bien qu’encore très imparfait), qui permet aux entreprises de mieux se déployer. Et elle repose sur un intérêt grandissant d’acteurs internationaux variés pour investir en Afrique, voire s’y délocaliser. Au premier rang de ces acteurs, la Chine : ce pays a su le premier reconnaître les potentiels et enjeux du continent.

Si la Chine est devenue le premier partenaire de l’Afrique, ce n’est pas seulement parce qu’elle est venue y trouver les matières premières minérales et agricoles dont elle a tant besoin. Elle y a aussi trouvé un marché pour ses produits de consommation comme d’équipement et, dans les dernières années, un espace de délocalisation de ses industries de main-d’œuvre, transformant ainsi le cœur du modèle économique du continent. L’histoire ne fait que commencer : nous voyons par exemple les banques chinoises arriver.

Accélération et appropriation

La croissance africaine n’en est donc qu’à ses débuts. Elle comporte des déséquilibres et des fragilités, et connaîtra bas et hauts. Il n’empêche : une lame de fond est là, et devrait durer.

Qu’elle puisse durer ne serait d’ailleurs pas suffisant : une accélération est nécessaire, au vu de tous les besoins de l’Afrique d’aujourd’hui. Besoin d’investissements absolument massifs dans des infrastructures de tous types. Besoin de créer des centaines de millions d’emplois pour donner un avenir stable aux générations qui vont arriver sur le marché du travail.

Une accélération, mais aussi une appropriation. Ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement de savoir si l’Afrique, en 2030 ou 2050, sera moins pauvre ; c’est aussi de savoir à qui appartiendront les richesses créées et qui seront les décideurs et les moteurs au sein du capitalisme africain émergent. Des financiers et grands groupes occidentaux, chinois, indiens, turcs ou brésiliens ? Ou des acteurs africains souverains (qui évidemment pourraient nouer toutes sortes de partenariats internationaux mutuellement bénéfiques) ?

Pour une croissance à la fois plus rapide, mieux partagée, plus respectueuse de l’environnement et qui permette aux Africains de rester maîtres de leur destin, il faut tout faire pour permettre à la dynamique entrepreneuriale africaine de s’épanouir. Tout faire pour faciliter la vie et les parcours des entrepreneurs, car ce sont eux qui la feront, cette croissance. Or leurs difficultés opérationnelles sont immenses – que l’on songe aux carences de l’alimentation électrique, au manque de personnel qualifié, aux problèmes fonciers, aux tracas inutiles causés par l’administration (fiscale notamment), aux difficultés à accéder à des financements…

Ce constat n’est pas nouveau et, dans tous les pays africains, des mesures d’appui existent déjà. D’ailleurs Tidiane Siby a profité de certaines d’entre elles, comme la facilité des démarches lors de la création du laboratoire BIO 24 et un régime fiscal favorable, au regard des investissements réalisés. Mais, d’un autre côté, l’administration publique sénégalaise lui a causé des difficultés tout à fait extraordinaires lorsqu’il a voulu acquérir un terrain dans Dakar pour y rassembler les activités de son laboratoire, dispersées sur plusieurs sites. Cette réalité contrastée est courante.
Cadre cohérent

Il est possible d’aller plus loin dans le soutien aux PME. Il ne s’agit pas seulement, même si c’est important en soi, de continuer à multiplier des mesures techniques ponctuelles de facilitation des démarches. Il s’agit aussi, plus fondamentalement, que les gouvernants africains donnent une impulsion politique forte, dessinant un modèle de croissance par les entrepreneurs et leurs entreprises, loin des modèles de partage des rentes – ce qui constitue au fond un choix de société.

Une telle impulsion, si elle est donnée, pourra prendre toute sa dimension au travers de processus de concertation entre sphères publique et privée et aboutir à des Small Business Act [lois] africains qui donneront un cadre cohérent d’appui aux entrepreneurs, à l’instar de ce qui existe sur d’autres continents.

Une démarche de ce type aurait toutes les chances de rendre plus facile la tâche des entrepreneurs de demain. Elle aiderait à ce qu’ils soient toujours plus nombreux, non seulement à se lancer, mais aussi à réussir, contribuant ainsi à la croissance de l’Afrique.

L’Afrique en a bien besoin. Grâce à la période de croissance qu’elle vient de connaître, l’espérance de vie à la naissance sur le continent a progressé de sept ans en treize ans et le taux de pauvreté a baissé de 10 points en vingt années. Mais, malgré cette période de croissance encore trop récente et trop faible, l’Afrique reste profondément pauvre, son espérance de vie n’est aujourd’hui que d’environ soixante années et son taux de pauvreté est encore de 47 % !

C’est parce qu’elle est encore si pauvre qu’elle a terriblement besoin de plus de croissance et d’une croissance mieux répartie, donc besoin de plus d’entrepreneurs. Et maintenant, place à eux !

© Odile Jacob

Source: Le Monde.fr

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