Des scènes effroyables opposent très souvent des esclavagistes et des anti-esclavagistes au sujet de l’abandon de cette pratique dont les tenants la considèrent comme coutumière
De nos jours, l’esclavage par ascendance s’impose comme une question spécifique à la Région de Kayes. La crise a pris de l’ampleur en 2019 avec l’arrivée massive des victimes de l’esclavage à Mambiri, un village du Cercle de Kita. Dans la nuit du 17 au 18 janvier 2019, la première famille de déplacés ou «esclaves» est venue frapper à la porte du chef de village de Mambiri. C’était la famille de Balla Diarra du village de Kakoro-Moutan, 83 ans, accompagné de 66 personnes à sa charge.
«Depuis cette date, chaque jour, nous enregistrons des personnes dites esclaves dans leur terroir. Elles sont au nombre de 964 dont 519 femmes, si l’on se réfère au 22 avril 2021, date du dernier enregistrement», avait révélé le maire de la Commune de Souransan Tomoto, Monciré Coulibaly, en accueillant l’inspecteur général de police, Mahamadou Zoumana Sidibé, gouverneur de la Région de Kayes au moment des faits.
Parmi les déplacés, figuraient 606 enfants de 0 à 18 ans ; 108 élèves du premier cycle de l’enseignement fondamental dont 34 filles, 15 élèves du second cycle de l’enseignement fondamental dont 3 filles et 43 élèves de medersas dont 33 filles.
La crise ne se limite pas seulement au seul Cercle de Kita. Elle s’étend aux Cercles de Bafoulabé, Diéma, Kayes, Nioro et Yélimané. Des incidents ont éclaté entre esclavagistes et anti-esclavagistes le 29 septembre 2021 à Souroubiré, un village situé à 6 km de Oussoubidiagna, Commune rurale de Tomora, faisant un mort et près d’une vingtaine de blessés et d’importants dégâts matériels dans cette partie du Cercle de Bafoulabé.
Alassane Konaté dit Mandé Mansa de Kontéla-Sabouciré, Cercle de Bafoulabé, décrit la situation en ces termes : «Il y a un conflit dénommé esclavage ou «dionya kèlè» en cours dans notre pays depuis 4 à 5 ans et cela nous fait honte. Quel que soit son nom de famille, le citoyen lambda malien, sauf les Kouyaté qui sont tous des griots de souche, peut se retrouver esclave quelque part au Mali. Le cas du Cercle de Bafoulabé est très grave. Certains ont été frappés, d’autres ligotés. D’autres personnes sont tombées malades à Kéniéba ».
Certains chefs de village sont, selon lui, indexés en tant que chefs de guerre. «Ce sont eux qui ont clairement affirmé qu’on ne doit pas rompre avec le «dionya» (esclavage en bambara). Or, il se trouve que dans certains villages, on rencontre des autorités traditionnelles qui ne possèdent pas d’esclaves. Ils ont simplement été appelés par les villageois pour être investis comme chefs de village», poursuit-il.
Pour notre interlocuteur, on ne devrait pas interdire le mariage entre des individus sous prétexte qu’ils sont esclaves ou nobles. «On doit abandonner certaines coutumes surtout si elles peuvent être sources de conflits, de haine et de division», suggère Mandé Mansa.
Dans le Cercle de Bafoulabé, le principe d’abandon de l’esclavage a été évoqué lors de la première réunion qui s’est tenue à Kontéla-Sabouciré. Les gens ont dénoncé cette pratique qui bafoue la dignité de l’homme. Après la rencontre, une délégation s’est rendue chez lesdifférents chefs de village pour les informer de la décision.
Certains ont approuvé la décision, d’autres l’ont rejetée. Ceux qui sont contre la mesure ont tenu une rencontre à Goundara pour manifester leur opposition à l’abandon de la pratique de l’esclavage par ascendance, en s’appuyant sur le mouvement «Lambé». « Je suis originaire de Kingui, une contrée qui regroupe 63 à 66 villages. Quatre personnes ont été tuées dans notre cercle.
Chez nous, la situation est très compliquée et nous souffrons énormément. Moi personnellement, je suis sous le coup des sanctions, en même temps que d’autres concitoyens. Nos maîtres nous ont privé d’eau, ont interdit tout contact avec eux en cas de décès d’un de nos membres. Ils ont fermé nos boutiques. Quand l’hivernage est arrivé, ces gens nous ont empêché de cultiver nos champs », déplore Sidi Diarra du village de Momoré, Commune de Diaguibé, Cercle de Nioro.
Mais son village d’origine est Kidinga. «La famille Diarra ou Kontenu s’est installée à Momoré 7 ans avant les autres. C’est la chefferie traditionnelle qui est venue nous dire qu’on ne va pas plus cultiver, parce que nous avons refusé le statut d’esclaves. Or, nous n’avons fait aucun mal à quelqu’un. Nous nous considérons comme des Maliens, tout comme nos voisins. Mais ils menacent de s’en prendre à nos proches qui tentent de nous rapprocher», raconte-t-il.
Cinq familles sont ciblées par nos adversaires : «Kontera» qui regroupe 3 chefs de familles dirigés par Waly Konté, la deuxième est dirigée par moi-même Sidi Diarra et le troisième par Ibrahim Diarra. « Tout est parti de l’histoire de l’Association Gambana. Cheickna Dembélé et Hamet Tamboura ont été indexés.
Chacune de ces familles nourrit 20 à 50 personnes. Un habitant, Cheickné Sissoko, de Madina Kura, Commune de Diaguibé, fait également partie des déplacés, ainsi que Cheickna Sangaré. Tous ces gens se sont réfugiés à Nioro, depuis une année. Notre chef de village, Mahamadou Diawara, a été arrêté à cause de cette histoire », explique ce militant de Gambana.
Ces esclaves qui ont trouvé refuge à Nioro, il y a plus de 1 mois, affirment être à la charge de l’Association Gambana. Et les autorités locales conditionneraient leur retour à la baisse de la tension dans leurs villages.
Abdoulaye Sissoko de Diaguimé, arrondissement de Gogui, a touché du doigt la complexité du problème en citant des propos attribués à ses maîtres : «Si vous n’aimez pas qu’on vous appelle esclaves, quel terme utiliserons-nous donc pour vous désigner». «Appelez-nous par nos noms de famille : Sissoko… », leur répondit Abdoulaye Sissoko qui a perdu deux de ses enfants lors du saccage de son domicile.
Le 1er septembre 2020, les assaillants ont grièvement blessé sa femme à la tête, avant de crever un de ses yeux. Cette dame a succombé le 5 juillet 2021.
« Depuis l’éclatement du conflit jusqu’à sa mort, elle ne consommait que de la bouillie faite à base de la pâte de farine destinée généralement aux bébés. Je l’avais même emmenée à Bamako pour des soins et après sa guérison, elle ne pouvait plus rien faire », se lamente Abdoulaye Sissoko. Selon lui, sa maison qui a été détruite, est présentement entourée d’épines.
«Je vivais avec une de mes femmes en Côte d’Ivoire au moment des faits. J’assume la charge de mes deux familles, grâce à mes activités commerciales. On m’a appelé pour me dire que ma femme a été blessée. C’est ainsi que je suis rentré au Mali pour secourir ma famille. J’ai 60 personnes à ma charge à Nioro», assure-t-il.
Regroupés au sein du Rassemblement malien pour la fraternité et le progrès, Gamba Labou International (An bè yé kelen yé ou nous sommes tous égaux), Salafoutou Banda, les anti-esclavagistes ont organisé le 20 octobre 2020 une marche partie de Kayes N’Di au gouvernorat pour dénoncer la pratique de l’esclavage dans sa forme, tant classique que traditionnelle. Ils ont aussi invité les pouvoirs publics à prendre des mesures fermes pour éradiquer ce phénomène dans notre pays.
Dans une déclaration commune lue par Diaguili Kanouté, les quatre associations organisatrices de la marche s’indignent de l’esclavage qui prend une tournure inquiétante dans notre pays.
Deux experts indépendants de l’ONU, Alioune Tine et Tomoya Obokata ont réagi à un incident survenu le 4 juillet 2021. Des habitants du village de Makhadougou, dans la Région de Kayes, ont tenté d’empêcher des personnes qu’elles considéraient comme des esclaves de travailler dans leurs champs.
À l’aide de machettes et de fusils, ils ont blessé 12 personnes, dont trois femmes non impliquées dans l’affrontement qui ont été touchées par des balles perdues à l’intérieur de leur maison.
Cette année au moins 62 personnes – 57 hommes et cinq femmes-ont, d’après l’ONU, été blessées lors de violents affrontements dans la Région de Kayes, et 80 ont dû fuir leur domicile. «Les attaques constantes et systématiques contre les personnes considérées comme esclaves sont inacceptables et doivent cesser immédiatement», a déclaré Alioune Tine. «De telles attaques vicieuses sont incompatibles avec une société inclusive et nous les condamnons dans les termes les plus forts», a pour sa part déclaré Tomoya Obokata.
Bandé Moussa SISSOKO
Amap-Kayes
Source : L’ESSOR