«Le risque d’agitations sociales incontrôlées nous conduira certainement vers un autre coup d’État. Or, l’histoire nous montre largement que les coups d’État ne sont pas une solution. Ils finissent par se retourner toujours contre les forces sociales qui les ont soutenus. Le cas malien ne saurait constituer une exception », écrivait en mai 2014 Pr Issa N’Diaye, professeur de philosophie, citoyen engagé dans une tribune intitulée : « Faut-il désespérer du Mali d’IBK ?»
“La Révolution, comme Saturne, dévore ses propres enfants”, disait Georg Büchner (1813-1837), écrivain, dramaturge, révolutionnaire, médecin et scientifique allemand.
Le rappel de ces deux citations paraît très utile. Car l’insurrection populaire qui a conduit à l’irruption de l’ex-Comité national pour le Salut du Peuple (CNSP) sur la scène politique, le 18 août 2020, est en train de dévorer ses propres enfants. L’ex n°10 du Mouvement du 5 juin-Rassemblement des Forces patriotiques (M5-RFP), le grand tribun du Monument de l’Indépendance, l’auteur des formules comme ‘’l’éclairé’’, ‘’le très respecté’’ Iman Mahmoud Dicko, ‘’le visionnaire’’, ‘’le sage’’, ‘’le recours du peuple’’ ou encore ‘’l’imperturbable patriote’’ Assimi Goïta est, depuis le 28 octobre dernier, à la Maison centrale d’Arrêt de Bamako(MCA). Quatrième vice-président du Conseil national de Transition (CNT), Issa Kaou Djim doit y rester jusqu’au 3 décembre prochain, date à laquelle le Tribunal de grande instance de la Commune IV du District de Bamako va se prononcer sur sa culpabilité, c’est-à-dire, décider s’il est coupable ou non des délits d’atteinte au crédit de l’Etat, troubles à l’ordre public. Il est reproché à l’ex porte-parole de l’Imam Mahmoud Dicko d’avoir tenu des propos dans plusieurs vidéos contre le Premier ministre de Transition Dr Choguel Kokalla Maïga, lequel serait « incapable », « incompétent ».
En attendant le verdict, on peut dire que l’insurrection commence à dévorer ses propres enfants. Certainement, Issa Kaou Djim est la première victime. Peut-être, il y aura d’autres acteurs de l’insurrection qui seront prochainement broyés. En allant à la rencontre du Mouvement Espoir Mali Kura (EMK) de Cheick Oumar Sissoko et du Front pour la sauvegarde de la démocratie (FSD) de Choguel Kokalla Maïga pour former un front contre le régime du président Ibrahim Boubacar Keïta, Issa Kaou Djim était loin d’imaginer qu’il séjournerait à la MCA pour avoir tenu de tels propos. On peut lui reprocher de ne pas tenir compte de son rang au sein du CNT. On peut même lui reprocher de ne pas avoir de scrupules à dire certaines choses lors de ses nombreuses sorties. On peut trouver ses prises de position contradictoires, insensées à la limite souvent irresponsables. Mais, traiter un Premier ministre « d’incompétent », « d’incapable », ou « appeler à sa démission » et surtout de la part d’un acteur politique, ne doit pas conduire son auteur en prison. Et surtout pas sur la base des infractions comme « atteinte au crédit de l’Etat » et « troubles à l’ordre ».
Il ne s’agit pas de défendre Issa Kaou Djim. Mais, il s’agit de défendre des principes. Il revient maintenant à la justice de faire preuve de vigilance face à toute velléité d’instrumentalisation de l’appareil judiciaire. Il faut mettre en garde le gouvernement de Transition contre toute volonté de caporaliser la justice à d’autres fins. Et rappeler à ceux ou celles qui seraient tentés d’emprunter cette voie que « la roue de l’histoire tourne ». La situation explosive du pays nous exige une certaine dose de responsabilité dans nos actes et agissements. Mais le gouvernement de Transition ne peut pas nous imposer une pensée unique, brimer des voix discordantes ou imposer une couronne de procès sur la tête de ceux ou celles qui ne partagent pas sa vision des choses.
Par Chiaka Doumbia
Source : Le Challenger