La Zone Franc, aujourd’hui, dans son fonctionnement rencontre de plus en plus de contestations, tant de la part des économistes que de la part des citoyens qui commercent en son sein. Pendant que certains politiques voient au CFA une source de stabilité et une monnaie forte, d’autres intellectuels voient en la Zone Franc un facteur qui crispe le financement des crédits, plombe les économies des pays membres, et bloque le processus de transformation structurelle de ces derniers qui, aujourd’hui sont à un stade d’insertion primaire dans le commerce international. Quelle est l’utilité du FCFA ? Quel rôle la monnaie et le système monétaire doivent jouer dans l’économie ? Après 80 ans d’existence et au regard de son bilan, se maintenir dans la Zone Franc n’est-il pas un frein au développement économique des pays qui le constituent ?
- Cadre historique :
Nous sommes en 1939 à la veille de la Seconde Guerre mondiale, l’objectif de l’Allemagne d’Hitler, vaincu durant la Première Guerre mondiale est de dominer le monde. Une question de vie ou de mort, la guerre par essence est une problématique sérieuse, qui représente une importance assez rarissime pour l’État. C’est l’une des voies qui mènent à la prospérité économique (en cas de victoire) ou à l’anéantissement de l’économie (en cas de défaite) permettant aux uns de s’approprier les richesses des autres. En effet, la guerre bouscule la structure de l’économie, et de facto, son système monétaire. Le système monétaire traduit un ensemble d’institutions et de règles qui optent pour l’organisation d’une monnaie valide au sein d’un espace monétaire national ou international. C’est donc un élément déterminant qui se découvre menacé en période de guerre.
La France, pour se prémunir contre les déséquilibres économiques structurels inhérents aux périodes de guerre, institue une législation des changes communes au sein de ses colonies de l’époque. Ainsi naquit la Zone Franc, qui traduit un espace délimité géographiquement au sein duquel les monnaies demeuraient convertibles et constituaient, vis-à-vis de l’extérieur, de règles de protection commune. De fait, nous comprenons aisément que cette Zone est issue d’une transformation évolutive de l’empire coloniale. Au terme de la guerre, la réforme monétaire accouche au FCFA le 26 décembre 1945, qui signifie Francs des Colonies Françaises d’Afrique, et les Francs des Colonies Françaises du Pacifique (CFP). Il devient en 1958 « Franc des Communautés Financières pour l’Afrique de l’Ouest, et Franc de la Coopération Financière pour l’Afrique Centrale ». Ce qui consacre ainsi la frappe de pièces propres à ces pays. Le vent des indépendances à précipiter la sortie de plusieurs Etats : le Liban (1948), le Maroc (1956), la Tunisie (1959), le Mali (1962 pour retourner définitivement en 1982), la Guinée (sort définitivement en Janvier 1963), l’Algérie (1963), la Mauritanie (1972), le Madagascar (1973).
En plus de la France, la Zone Franc est composée aujourd’hui par 15 pays : le Bénin, le Burkina-Faso, la Côte-d’Ivoire, la Guinée-Bissau, le Mali, le Niger, le Sénégal, le Togo, le Cameroun, la Centrafrique, le Congo, le Gabon, la Guinée équatoriale, le Tchad et les Comores. 14 des 15 pays sont regroupés en deux sous unions. Créée en mai 1962, l’Union monétaire ouest-africaine (UMOA) prendra le « E » en janvier 1994, et s’appellera l’Union Economique et Monétaire Ouest-Africaine (UEMOA). Elle regroupe 8 pays dont le Bénin, le Burkina-Faso, la Côte-d’Ivoire, la Guinée-Bissau, le Mali, le Niger, le Sénégal et le Togo. Le 14 mai 1962, la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) substitue l’Institut d’émission de l’AOF (Afrique Occidentale Française) et du Togo pour gérer la monnaie commune. Six États, le Cameroun, la République centrafricaine, le Congo, la Guinée équatoriale, le Gabon et le Tchad ont créé en 1964 l’Union Douanière et Economique de l’Afrique Centrale (UDEAC), qui devient le 25 juin 1999 la Communauté Economique et monétaire de l’Afrique Centrale (CEMAC). En 1959, la Banque centrale des États de l’Afrique équatoriale et du Cameroun (BCEAEC), est substituée à l’Institut d’émission de l’AEF et du Cameroun. Il deviendra en novembre 1972 la Banque des États de l’Afrique Centrale (BEAC). Au départ en France, les sièges des banques centrales se délocalisent en Afrique en 1977 pour la BEAC (Yaoundé) et en 1978 pour la BCEAO (Dakar).
Trois principes élémentaires fondent le système monétaire de la Zone Franc : 1. le principe de parité fixe ; 2. la convertibilité illimitée liée à la centralisation des réserves de change au niveau du Trésor français ; 3. la libre transférabilité à l’intérieur de la Zone. Fruit d’une longue évolution de l’empire colonial, de 1939 à 2019, l’efficacité de ce système sur les économies de la sous-région est questionnée. 80 ans après, au regard de la structure de ces économies, devrions-nous continuer à laisser ce système monétaire se perpétuer ?
- De la théorie monétaire à l’utilité de la monnaie dans l’économie :
La problématique du rôle que joue la monnaie dans l’économie relève d’un débat ancien. En effet, dans l’évolution de la théorie monétaire (qui traduit les impacts que peut avoir l’utilisation de la monnaie dans une économie), de nombreuses représentations (modèles) sont utilisées par les économistes. Tous ces modèles peuvent être regroupés en deux catégories (c’est le clivage keynésien-classique). Cette différence entre les deux doctrines de l’économie remonte depuis le XVI-XVIIe siècle, avec le débat sur l’origine de l’inflation en Espagne entre le mercantiliste Jean Bodin et Jean de Malestroit, dans l’article « Réponse au paradoxe de Mr de Malestroit touchant l’enrichissement de toutes choses, et le moyen d’y remédier (1568) ».
Le débat fut davantage animé au 18e siècle avec les protagonistes de l’école classique-néoclassique (Ervin Fischer, A. Smith, J. Baptiste Say, D. Ricardo, Thomas Robert Malthus, Alfred Marshall, Léon Walras, Carl Menger, Friedrich August von Haye, etc.). Il se cristallise avec la naissance du Keynésianisme du nom de l’économiste britannique John M. Keynes, suite à la crise de 1929, et la publication de son ouvrage en 1936 sur la « théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie ». De cette évolution historique, le débat a donné naissance à deux théories monétaires: la théorie monétaire d’inspiration classique (la neutralité de la monnaie), et la théorie monétaire d’inspiration keynésienne.
Des classiques, nous retenons la dichotomie des deux sphères (monétaire et réelle). De ce point de vue, la sphère monétaire ne détermine que le niveau général des prix (variable nominale), elle n’affecte pas les variables réelles (la production et le chômage). C’est pourquoi Milton Friedman (économiste libéral américain) était convaincu que : « l’inflation est toujours et partout un phénomène monétaire dans le sens où elle est, et peut être simplement provoquée par une augmentation plus rapide de la quantité de monnaie que du niveau du produit ». De facto, une augmentation de masse monétaire n’a de crédit que l’augmentation des prix, ni plus ni moins. De cette théorie, pour la bonne santé de l’économie, toute politique monétaire sérieuse se doit de maintenir la masse monétaire à un niveau qui sera en phase avec le niveau de production. C’est pourquoi la proposition de maintenir une progression constante de la masse monétaire et de s’abstenir d’intervenir régulièrement pour ne pas perturber la vie économique : moins de politiques actives.
Des Keynésiens, nous retenons que le taux d’intérêt demeure la variable essentielle pour influer sur les activités économiques. Pour l’économiste britannique, la détention de la monnaie se justifie par trois motifs : le motif de transaction, de précaution et de spéculation. Ces raisons font que la monnaie est désirée pour elle-même, et donc pas neutre comme le prétendent les classiques. Cette « préférence pour la liquidité » implique aux agents de détenir plus d’espèces lorsque le taux d’intérêt sera bas et plus de titres lorsque le taux d’intérêt seront hauts. La hausse ou la baisse de la masse monétaire en circulation implique la variation à la hausse ou à la baisse du taux d’intérêt. Ces variations impactent l’efficacité marginale du capital (la rentabilité de la dernière unité de capital investi). Ainsi, les investisseurs seront plus tentés à investir si le taux d’intérêt baisse. Cet investissement va augmenter l’emploi des facteurs de production (travail et capital), in fine, la vie économique sera relancée. À l’inverse, c’est-à-dire une hausse du taux d’intérêt, provoque à court terme une récession, et une dépression à long terme. Ici, la monnaie impacte l’activité économique via le taux d’intérêt. De cette théorie, pour la bonne santé de l’économie, toute politique monétaire sérieuse se doit d’être active. La non-neutralité de la monnaie lui confère un pouvoir capable de dynamiser la vie économique et de stimuler la croissance en impactant les variables réelles que sont la production et l’emploi.
Nonobstant, cette opposition idéologique n’a de véritable crédit qu’en théorie. En pratique, avec les crises économiques, de celle de 1929 (la grande dépression) à 2008 (Subprimes), les politiques monétaires, parce qu’actives ont toujours réussi à relancer les économies. La dichotomie ou la neutralité classique dans la pratique a plusieurs fois souffert des limites sérieuses et fut secouru par le rôle assez déterminant que jouent la monnaie et le système monétaire dans l’économie. Concrètement, ces deux visions sont plus complémentaires que substituables. L’idée de cet article et des autres qui vont suivre s’inscrit dans cette dynamique : la monnaie et le système monétaire constituent un facteur de développement économique.
- Sortir du système monétaire de la Zone Franc à cause des principes qui le caractérisent :
Le débat sur le FCFA est reparti de plus belle à la suite de la sortie récente du vice-premier ministre Italien, Luigi Di Maio qui « accuse cette monnaie d’empêcher le développement de l’Afrique et de provoquer la crise migratoire vers l’Europe ». Même si l’assertion contient une part de vérité, il convient de rappeler que l’Italie n’apprécie pas plus le peuple africain que la France. L’évidence est qu’il y a une crise de désintégration qui menace l’Union européenne aujourd’hui, et de facto oppose la France à l’Italie, c’est la vérité qui se cache derrière cette sympathie soudaine des autorités italiennes pour la cause africaine.
Ce débat, c’est au peuple africain de la poser et de la mener. Sortir ou rester pas du FCFA, mais du système monétaire qui régit la zone franc est un débat qui se doit d’être libre, démystifié et poser de la manière suivante : il nous faut des réformes monétaires aujourd’hui qui doivent s’exécuter le plutôt. D’aucuns prônent qu’elles soient portées par une intelligentsia d’économistes et financiers étrangers aux intérêts de la population de la sous-région. D’autres souhaitent qu’elles soient portées par la population de la sous-région, que ces peuples s’approprient de la problématique en fonction de leur intérêt. C’est ça le fond du débat. Il faut sortir de ce système pour les raisons inhérentes aux principes qui régissent son fonctionnement :
- Le Principe de parité fixe : une taxe à l’exportation et une subvention à l’importation :
Les taux de change des monnaies de la Zone Franc avec l’euro sont fixes et définis en fonction de chaque sous-union. Parce que l’euro est trop fort pour nos économies, le CFA arrimé à l’Euro le deviendra par ricochet. Ce principe de parité fixe pose un problème de compétitivité (ici, le taux de change parce que fixe n’est pas une variable d’ajustement, donc ne s’ajuste pas en fonction de l’évolution de la conjoncture économique) et constitue une taxe pour les exportations et une subvention pour les importations. Pour cela, le constat du taux de couverture est sans équivoque : au regard de ce taux, nos exportations ne couvrent que les ¾ de nos importations, ce qui implique que nos balances commerciales sont structurellement déficitaires. Bruno Tinel, maitre conférencier à l’université de Paris 1 estime que « cette surévaluation du FCFA a des conséquences : les États de la zone franc, dont les économies sont parmi les plus faibles du monde, ne développent pas leur industrie et ne modernisent pas leur agriculture, puisque cela leur revient moins cher à importer des produits manufacturés et agricoles à bas coût ».
Par contre, il présente des intérêts spécifiques pour l’économie Française et, au-delà, la Zone Euro. En effet, avec le passage à l’euro en 1999, l’économie européenne en général et française en particulier achète à bas prix des matières premières comme le coton, le cacao, l’or, l’uranium, etc., et leurs entreprises investissent dans ces régions sans craindre de dépréciation monétaire (puisque le taux de change est fixe).
- La convertibilité illimitée liée à la centralisation des réserves de change au niveau du Trésor français, limite la masse monétaire des banques centrales et renchérit leur taux directeur :
Pour nos commerces extérieurs, l’euro garantit la convertibilité illimitée du FCFA en contrepartie du dépôt d’une partie des réserves de change (les avoirs en devises étrangères et en or détenues par une banque centrale) des économies de la zone. Ces réserves sont déposées sur les comptes d’opérations. Les différentes banques centrales gagnent des taux d’intérêts sur ces réserves, mais avec des rendements trop bas parce que tributaires de la politique monétaire accommodante (vise à augmenter la masse monétaire en maintenant le taux faible pour soutenir l’activité économique) de la banque centrale européenne. Au-delà, le Trésor français peut légalement décider de placer ces réserves à des intérêts plus attirants en fonction de la conjoncture économique et de s’approprier l’écart.
Par ailleurs, une loi fondamentale de l’économie stipule : « quand la demande excède l’offre, le prix du bien augmente ». De cette loi, nous retenons que lorsque la demande de monnaie dépasse l’offre de monnaie, le prix ou le loyer de la monnaie qui est l’intérêt augmente. En déposant une grande part importante de leur réserve au trésor, les banques centrales de la sous-région limitent leur capacité d’offre de monnaie, et donc de financement de l’économie. Ce principe crispe le financement de nos investissements, plombe l’économie de la sous-région et rend dépendante la politique monétaire des banques centrales (en contradiction avec le principe d’indépendance des banques centrales).
- La libre transférabilité est une arnaque : 84 à 85 pc de nos échanges sont hors UEMOA :
Faute de transformation structurelle parce que financement insuffisant, l’insertion économique de l’UEMOA est en phase primaire. Dit autrement, les pays de la zone UEMOA n’échangent entre eux que des matières premières qui, par essence ne créent pas assez de chaines de valeur (faible valeur ajoutée). Dans la globalité, l’échange Intra-UEMOA est inférieur à 16p, ce qui est contraire à l’un des intérêts de partager une monnaie commune. En effet, un des objectifs pour plusieurs économies d’avoir une monnaie commune ensemble est d’augmenter les échanges entre elles. Cette situation dénote le faible niveau d’industrialisation de ces économies, et donc faible niveau d’intégration économique. Ces économies sont plus des substituts que des compléments. Contrairement à la zone euro, qui est à 60pc d’échanges intra-zone.
Par contre, les multinationales françaises, à l’image du Total, Bolloré ou Orange bénéficient amplement de ce système : « le système permet d’assurer les profits des groupes européens qui ne paient rien pour cette garantie : ce sont les citoyens africains qui, via les réserves de change placées au Trésor français, paient la stabilité du taux de change », explique Bruno Tinel, maître de conférences à Paris 1.
De surcroit, ces trois principes fondateurs du système constituent « un véhicule d’accumulation » pour ainsi paraphraser l’économiste Togolais Kako Nubukpo. En effet, les grandes multinationales qui font du commerce dans ces zones, peuvent en toute légalité rapatrier leurs bénéfices. Dans des pays comme la Guinée Equatoriale (membre de l’union pour l’Afrique Centrale de la zone franc), la moitié de la richesse créée chaque année sort pour payer les propriétés de capital. C’est donc un pays, continue l’économiste Togolais, où il y a beaucoup d’activité, mais le panier de la ménagère est toujours touillé, parce que l’argent n’est pas réinvesti sur le marché concerné. Le Revenu National Brut (RNB mesure le revenu total gagné par les résidents d’un pays, ils comprennent le revenu gagné à l’étranger par les résidents de ce pays, mais non celui que gagnent sur le territoire de celui-ci des non-résidents) de la Guinée Equatoriale n’est que de 40pc de son Produit Intérieur Brut (PIB).
Cependant, la problématique des pays de cette zone reste comment nourrir le marché intérieur, créer davantage de richesse en réinjectant dans ses économies l’argent gagné sur leurs marchés ?
Par ailleurs, avec le développement du commerce international depuis le XXe siècle (malgré des ruptures intermittentes avec des velléités protectionnistes survenues après la Première Guerre mondiale), les autorités politiques dans le choix du régime de change, font perpétuellement face à un trilemme : le régime de change adapté (1), pour permettre l’obtention des objectifs internes (2) et externes (3). Ce trilemme en économie est connu sous l’appellation de la « Tringle d’incompatibilité », mis en évidence et expliqué par Robert Mundell et Tommaso Padoa-Schiopa. Il traduit l’impossibilité pour un pays d’arriver à atteindre simultanément les trois objectifs précités, c’est-à-dire :
- La stabilité des prix ;
- Une politique monétaire orientée vers des objectifs nationaux ;
- La liberté des mouvements de capitaux internationaux.
Ces trois objectifs sont chacun particulier en eux-mêmes, et de facto désirables pour ceux qu’ils sont. Mais seuls deux des trois peuvent être atteints : soit a et b, ou b et c, ou encore a et c. partant de là, nous remarquons que les objectifs de politique monétaire de la Zone Franc sont contradictoires, ou du moins ne peuvent être atteints tous à la fois. Pour preuve : c’est une zone à régime de change fixe (premier principe), avec une libre transférabilité des capitaux (troisième principe), et l’objectif de politique monétaire de la BCEAO est de maitriser l’inflation (stabilité des prix). Sauf miracle de théorie économique, nous pouvons affirmer que le système en soi est mal caractérisé.
- La politique monétaire de stabilité des prix de la BCEAO ne répond pas aux exigences de financement et de la transformation des économies :
L’inflation qui traduit la hausse généralisée et durable des prix est l’objectif principal de la BCEAO. Sa cible est fixée à 2pc avec une marge de 1pc. Conformément à la théorie monétaire classique qui stipule qu’une hausse de la quantité de monnaie en circulation provoque de l’inflation (théorie quantitative de la monnaie), la BCEAO pour maitriser cette inflation, limite son offre de monnaie en augmentant son taux directeur, taux auquel les banques commerciales de la sous-région se refinancent auprès de la banque centrale. Plus ce taux augmente, plus le taux des banques commerciales (exemple de banque commerciale : BNDA, BDM, BIM…) sur l’emprunt augmente. Et comme l’investissement est une fonction décroissance du taux d’intérêt, une hausse du taux est synonyme de baisse d’investissement. Si on investit moins, on produit moins et donc, on embauche moins et le chômage augmente.
Tout cela aboutit à un ratio Crédit/PIB qui est à 23pc, quand pour celui de la zone euro s’établit à 100pc. Pour les États-Unis ce ratio est à 300pc. Cela explique que l’économie réelle (production et emploi), n’est pas adéquatement financée dans la zone Franc. Il y a un paradoxe ! En effet, quand la monnaie est forte (comme aiment le marteler certains politiques) doublée de stabilité des prix, le risque de perte en capital que mesure le taux d’intérêt doit baisser (prime de risque égale à zéro), comme nous pouvons observer dans la zone euro. Si stabilité il y a, ça ne profite guerre aux économies de la zone franc, ou une stabilité qui nourrit l’instabilité du secteur réel pour ainsi paraphraser l’économiste togolais Kako Nubukpo. C’est ainsi que le chômage et le taux de sous-emploi dans ces régions sont à deux chiffres pour de nombreuses économies.
Par ailleurs, nous pouvons constater dans certains pays de cette zone des taux d’inflation de 0.6pc. En occurrence, il s’agit plutôt d’une déflation. Cette dernière traduit une baisse des prix, issue de la faiblesse de la demande. À son tour, la baisse des prix engendre celle des marges bénéficiaires et de facto, induit la baisse des profits des entreprises qui recruteront moins. Au-delà, l’indice des prix à la consommation qui mesure l’inflation de la BCEAO ne couvre que des produits dont les prix sont administrés. Dans certains pays de la zone, nous pouvons avoir un taux d’inflation faible qui traduit la maitrise des prix, pendant que la ménagère se plaigne du prix de son panier de biens, parce que ces derniers ne sont pas administrés.
C’est dire que cette politique de stabilité des prix est inefficace et ne répond pas aux besoins de financement de l’économie. De surcroit, la population de l’UEMOA est l’une des celles qui doublent tous les 25 ans : « Nous sommes soumis aux impératifs de la Banque centrale européenne, obnubilée par la discipline budgétaire et la lutte contre l’inflation, alors que la priorité de nos pays sous-développés devrait être l’emploi, l’investissement dans les capacités productives, la création d’infrastructures. Ce qui implique une plus forte distribution de crédits au secteur privé comme au secteur public » signe l’économiste sénégalais Demba Moussa Dembélé.
Dans ce contexte, le véritable enjeu doit être plus l’emploi. De fait, vouloir maitriser l’inflation en plombant le financement de l’économie est tout simplement une aberration stratégique. Cette pratique relève de la répression financière puisque les agents économiques n’ont pas accès aux financements à des taux inférieurs. Pour des économies qui croissent à 5pc, les taux sur les emprunts sont de 12, 13 14pc. Pourquoi ces taux sont élevés ? Parce que nos économies étant au stade primaire de leur insertion (n’échange que des matières premières entre elles) sont structurellement déficitaires (importatrices nettes). L’importation est synonyme de baisse de réserve, sinon de devise. Une baisse de devise augmente le risque de dévaluation (perte en valeur de la monnaie). Pour éviter ce risque de dévaluation, la BCEAO contraint la vanne du crédit, pour ne pas encourager davantage d’importation, qui risque de provoquer par ricochet une sortie conséquence des devises. La déduction est simple : l’objectif d’arrimage à l’euro prend le dessus sur celui du financement de l’économie réelle. Fondamentalement, la BCEAO n’a pas d’objectif d’investissement, et donc pas de croissance et d’emploi. Il n’y’aura pas de transformation structurelle avec ce système, et nos économies continueront à être des importatrices nettes, avec des balances de comptes courants structurellement déficitaires.
- C’est un système qui entretient le maintien de certains hommes politiques au pouvoir :
Les comptes d’opérations à la base ont été créés avec l’objectif de faire face aux chocs exogènes. Un choc exogène par définition est un choc dont l’origine est extérieure au marché intérieur (découle du cycle des matières premières), par exemple la sécheresse. Il influence les comportements des acteurs économiques du marché local. Ces comptes avant, devraient jouer un mécanisme d’assurance. Avec le temps, ils couvrent la défaillance des politiques africaines au pouvoir : « s’il n’y avait pas ce compte d’opération, beaucoup d’entre eux auraient perdu le pouvoir, comme ça s’est fait dans d’autres pays notamment le Ghana, en novembre 2016 quand Mahama perd le pouvoir parce que le cedi, la monnaie ghanéenne, avait perdu 40pc de sa valeur en 1 an, il a été sanctionné pour ça » explique Kako Nubukpo. C’est donc un système qui réduit l’aptitude des citoyens qui utilisent cette monnaie à juger les compétences de leurs dirigeants dans les urnes sur les fondamentaux macroéconomiques monétaires.
Par ailleurs, l’argument soutenu par de nombreux politiques selon lequel c’est un système qui garantit la stabilité et l’investissement étranger souffre de limites sérieuses. En effet, les premiers pays d’Afrique qui attirent plus d’investissement étranger sont : le Nigeria, l’Angola et l’Afrique du Sud, qui n’utilisent pas de FCFA. De 2004 à 2011, le crédit à l’économie des pays de la Zone Franc était autour de 12,6pc. de leur produit intérieur brut (PIB), pendant que les économies hors de cette zone sont à plus de 36pc. de leur PIB. L’économie ghanéenne de nos jours, représente plus de la moitié des investissements de l’UEMOA : « la stabilité monétaire est une illusion administrative, une véritable mystification. Sur cette question, il y a une prédation intra-africaine » observe Kako Nubukpo. Force est également de constater que la zone franc date du 09 septembre 1939. Nous sommes en 2019, soit 80 ans. Le classement de l’IDH (indice de développement humain) est édifiant: les pays qui sont dans cette zone franc sont classés dans le dernier rang.
- La monnaie, une institution, un instrument de lien social :
Le lien d’affection et d’attachement dans une population réside à la fois dans les versants politique et socioculturel de sa monnaie. En effet, de l’évolution de l’histoire de l’humanité, la monnaie a constitué un instrument d’unification. D’abord entre les royaumes, puis dans nos démocraties modernes entre les États. C’est pourquoi battre sa monnaie est aux yeux de certaines populations une source d’identification, et de facto, relève du pouvoir régalien de l’État. Dès lors, la monnaie devient une institution, un instrument de souveraineté. Les exemples de l’Europe et de l’Amérique nous enseignent davantage. En 1999, les pays membres de l’Union européenne décident de créer une monnaie unique dans un esprit d’intégration économique. N’ayant pas réussi l’intégration politique fédérale au préalable, nous constatons aujourd’hui dans cette zone des velléités souverainistes opposées à des tendances d’ouverture et d’union.
Par contre, l’Amérique constitue un État fédéral, avec exécutif unique. C’est pourquoi le dollar ne rencontre pas de problème d’identification au niveau du peuple américain. Tous les États l’utilisent sans soulever des questions de souveraineté, parce que l’intégration fédérale est une réalité dans ce cas. L’UEMOA est constituée par 8 pays, donc 8 gouvernements pour une seule monnaie, le FCFA. Sans réussir l’indispensable intégration fédérale politique au préalable, le rejet de plus en plus visible de cette monnaie par les populations de la sous-région va continuer.
De surcroit, des chercheurs comme Michel Aglietta (1938-) et André Orléans (1950-) dans l’ouvrage « la violence de la monnaie », ont démontré que la monnaie constitue un langage commun dans la société. Elle est une source de confiance et d’appartenance sociale, puisqu’acceptée par les agents économiques dans leurs activités d’échanges de biens et services. En cela, la monnaie constitue un instrument de socialisation et l’élément clé de toute société marchande. Au-delà, cette monnaie peut être source de conflit, puisque tout le monde la désire et souhaite la posséder. Des sources de confiance ou de conflit, la monnaie dans la société, plutôt que singulière, relève de l’ordre de l’universel, et est conçue comme tel par ceux qui l’utilisent : un instrument que toute la société partage ensemble.
L’acceptabilité d’une monnaie est fondée sur cette conception de partage. Partant de là, les sujets qui utilisent la monnaie étant par voie de conséquence des sujets souverains puisque vivants dans une société politiquement souveraine, doivent participer à la définition du cadre de gestion de cette dernière. Toute politique, reforme, ou tout ajustement, doit être le fruit d’une longue concertation et d’explication avec les acteurs qui utilisent la monnaie. De la dévaluation du FCFA à aujourd’hui, force est de reconnaitre que le système monétaire de la zone franc est régulé sans concertation et proposition de ceux qui subissent les conséquences de ces régulations. Des présidents africains, comme feu Omar Bongo et Abdou Diouf, reconnaissent à l’époque n’avoir pas été concertés à priori avant la dévaluation du FCFA.
De ce qui précède, la problématique sortir ou rester dans le système monétaire qui régit la « zone franc » est économiquement au rang des évidences dument traitées : il faut sortir. L’enjeu économique aujourd’hui, c’est comment et quand ? Ces questions feront l’objet du second article sur la même thématique.
Pour le Centre d’Analyses Politiques, Economiques et Sociales du Mali – CRAPES- info@crapes.net
Khalid DEMBELE, Professeur d’enseignement supérieur, chargé de cours au Complexe Universitaire de Kabala, Chercheur au CRAPES
Etienne Fakaba SISSOKO, Professeur d’enseignement supérieur, chargé de cours à la Faculté des Sciences Economiques et de Gestion de Bamako, Directeur de Recherche au CRAPES
Source: Le Pays