Directeur du Centre africain d’étude et de recherche sur le terrorisme (Caert), Idriss Laallali évoque la situation en Libye, exprimant sa crainte de voir le chaos s’installer définitivement en cas d’intervention militaire à laquelle se préparent certains pays occidentaux. Dans l’entretien qu’il nous a accordé, il évoque les 5000 membres de Daech présents sur le sol libyen, qui tentent de rallier à leur cause destructrice les autres groupes terroristes comme Boko Haram et AQMI, mais aussi des factions armées libyennes qui pourraient lui faire allégeance en cas d’intervention étrangère.
– Après la frappe militaire américaine contre un présumé refuge de Daech à Sebrata, en Libye, des sources diplomates évoquent d’autres attaques similaires sous le slogan de la lutte contre le groupe Daech. A votre avis, est-ce la solution pour résoudre la crise libyenne ?
La situation en Libye est un sérieux souci non seulement pour la sous-région et le continent en entier, mais aussi pour la stabilité de la Méditerranée et même au-delà. Ces frappes ne sont pas la solution. Elles vont aggraver davantage la situation. Elles interviennent au moment où le monde était satisfait de la signature de l’accord et où nous nous attendions à la constitution d’un gouvernement d’union nationale. Elles ne sont pas les premières du genre. A mon avis, elles ne seront pas les dernières. Le choix du timing n’est pas adéquat parce nous sommes toujours en phase de négociation pour la création de ce gouvernement d’union nationale…
– Voulez-vous dire que le timing n’était pas fortuit ?
Ces frappes ont été menées au moment où les discussions autour de la constitution d’un gouvernement d’union nationale étaient engagées. Mais, je peux comprendre que des fois l’urgence opérationnelle prime sur l’action politique. Je crois que l’opportunité était là pour éliminer ce groupe important de terroristes avec un de leur dealer comme cela a été affirmé. Néanmoins, il est important de préciser que la lutte contre le terrorisme doit s’inscrire dans le cadre de la légalité internationale et le respect de la souveraineté des Etats…
– Même si le bilan officiel de cette frappe américaine n’est pas connu, des sources crédibles évoquent des pertes dans les rangs des civils. Qu’en dites-vous ?
Toute frappe militaire, cause nécessairement des victimes collatérales. Les opérations chirurgicales ou ciblées menées par les drones américains en Irak, au Pakistan, au Yémen ou en Afghanistan se sont toujours terminées par la mort de civils. Malheureusement, la population libyenne est en train de subir la même chose. Est-ce qu’il s’agit d’une défaillance du renseignement ou des équipements techniques utilisés ? Ces frappes ne font qu’alimenter la menace et renforcer les rangs des djihadistes.
La population civile n’a pas choisi d’être au milieu de ces derniers. Elle a besoin d’être protégée. Si d’autres frappes vont avoir lieu, non seulement, elle ferons un plus grand nombre de victimes, mais il faudra s’attendre à est-ce qu’un large pan de cette même population rejoigne les rangs des terroristes.
Raison pour laquelle, je dis que dans le contexte actuel, où tous les efforts sont consentis pour unir les rangs autour d’une sortie de crise politique, les opérations militaires sont contre-productives. Elles vont discréditer le processus politique mis en marche et rendront difficile toute unification des rangs militaires. Il est important de signaler que le gouvernement d’union nationale n’est qu’une étape dans un processus qui sera suivi par une autre unification, celle des factions armées…
– Ces milices armées qui se sont partagé le terrain sont-elles prêtes à se délester du pouvoir qu’elles détiennent, sachant que certaines d’entre elles sont au service des Etats ou de lobbys qui les financent ?
Après la mort de Mouammar El Gueddafi, la crise libyenne a créé un vide sécuritaire. Nécessairement, des milices et des groupes d’autodéfense se constituent pour protéger la tribu et le territoire sous leur contrôle. Par la force des événements, ils ont fini par avoir du pouvoir et de l’influence. Ils ont un rôle constructif à jouer parce qu’ils ont des capacités de contrôle de leurs territoires. Il faudra du temps pour les ramener à se mettre sous un seul commandement.
J’espère que le processus d’unification de l’armée impliquera tous les acteurs sans aucune exclusion, afin de faire face à cet ennemi commun, Daech, qui est une force multinationale terroriste, constituée de 4000 à 5000 combattants. La Libye fait face à une agression terroriste étrangère, qui doit rassembler et non pas diviser.
– Comment ces contingents de combattants de Daech pourchassés par une coalition de nombreux pays occidentaux et arabes ont-ils pu rejoindre la Libye sans être repérés ?
C’est une question que tous les spécialistes se posent. Par route ? Cela semble invraisemblable. Par voie maritime ? Aérienne ? Honnêtement, je n’ai pas de réponse.
– N’ont-ils pas bénéficié de l’aide d’Etat ?
Je ne dirais pas de l’Etat, mais peut être d’individus. Le nombre de migrants clandestins qui traversent la Libye, la Tunisie pour aller vers l’Europe, prouvent l’existence de réseaux et de filières qui organisent ce flux. Les terroristes ont dû utiliser les mêmes réseaux et emprunter les mêmes circuits pour se déplacer vers la Libye. Ce qui démontre l’interconnexion entre le crime organisé et le terrorisme.
– Certains analystes accusent des pays comme les Emirats, le Qatar, l’Arabie Saoudite et la Turquie d’avoir joué le rôle de pyromanes dans ce pays. Quel est votre avis ?
Je ne le pense pas. Si l’intérêt est le partage des richesses, celles-ci ne peuvent être exploitées sans la stabilité. Je pense que c’est dans l’intérêt de tout le monde que la Libye retrouve sa stabilité.
– L’Algérie a amené tous les acteurs à se réunir mais en cours de route, le processus a été court-circuité pour lancer un autre, au Maroc, avant que les Américains ne décident de bombarder, fragilisant davantage toute solution politique. Pourquoi, selon vous, la voie militaire prend-elle à chaque fois le dessus sur celle du dialogue ?
Quel que soit le pays qui aide à la solution politique, celle-ci ne peut être que bénéfique. Dans tous les cas de figure, l’Algérie a toujours demandé à est-ce que le dialogue se fasse sous l’égide de l’ONU. Je ne dirais pas que le processus a été court-circuité, mais plutôt que le représentant de l’ONU n’a pas compris la dynamique locale et l’aide qu’il pouvait avoir de la partie algérienne. Peut-être qu’il voulait délocaliser le dialogue pour donner l’impression de l’éloigner de l’influence de l’Algérie. Malheureusement pour lui, il a eu ce qu’il a eu. Le processus lui-même était influencé par des centres de recherche.
On ne peut pas être le médiateur censé rapprocher les parties et en même temps avoir des objectifs et des intérêts qui discréditent le processus. Ces influences extra-processus et extra-régionales ont fait perdre beaucoup de temps. Encore une fois, signer un accord est une chose et le mettre en œuvre en est une autre. Il va falloir passer à une autre étape encore plus difficile, pour mettre en œuvre ce qui a été signé et qui nécessite le soutien de tous les pays, afin que leurs efforts ne viennent pas entraver le processus engagé.
– Peut-on dire qu’il y a convergence de points de vue entre les pays voisins de la Libye en ce qui concerne le processus de résolution de la crise ?
Il y a toujours eu convergence des avis sur la crise. Néanmoins, certains ne s’entendaient pas sur la priorité des actions. Ils sont tous convaincus de la nécessité d’un dialogue politique pour aider la Libye et la soutenir dans son combat contre les groupes terroristes. A l’époque, ces derniers n’étaient pas bien connus comme aujourd’hui.
Il y avait cette confrontation entre les brigades du général Haftar et le groupe Fadjr Libya, et tout le monde multipliait les contacts pour arriver à un cessez-le feu, afin d’éradiquer les petites poches terroristes, notamment à Derna, puis à Benghazi. Aujourd’hui, la situation est tout autre. Les groupes terroristes sont identifiés. Ils constituent la menace principale qui doit susciter l’unification des rangs, seule solution qui évitera le chaos.
– Beaucoup de spécialistes craignent justement un ralliement de Daech aux autres groupes terroristes, comme Boko Haram et AQMI, mais aussi aux tribus du sud de la Libye où prolifèrent les trafics en tout genre. Est-ce votre avis ?
Ce scénario n’est pas exclu et de nombreux analystes l’affirment en se basant sur des informations assez crédibles. Nous avons des indicateurs qui montrent que Daech tente d’avancer vers le Sud libyen pour avoir accès à l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique centrale. Les dernières vidéos, montrant un Targui qui appelle les Touareg à rejoindre les rangs de Daech sont révélatrices.
Daech veut ouvrir un nouveau front de djihad. Il fera tout pour provoquer une intervention étrangère sur le sol libyen. Il ralliera à ses troupes les groupes armés libyens, l’Aqmi et Boko Haram. Entre Daech et Boko Haram, il y a une coordination opérationnelle. Au nord du Niger, par exemple, Daech peut mener des attaques et exercer des pressions sur le pays, alors que BoKo Haram fera la même chose au sud.
Le même scénario est valable pour le Tchad, où Daech tente de rallier à ses rangs les tribus Toubous. Il utilise tous les moyens possibles et profite de toutes les situations de vulnérabilité pour s’infiltrer et recruter au nom «de l’injustice, de la pauvreté, de la religion», etc. Il veut transformer la Libye en un Etat-faillite et provoquer l’intervention étrangère. J’espère que le gouvernement d’unité nationale qui sera constitué ne subira pas de pressions pour arriver à une telle intervention qui ne fera que délégitimer tout gouvernement qui sortira du processus d’union nationale…
– Quel impact aura ce scénario chaotique sur la région, sachant que les pays qui entourent la Libye — Egypte, Tunisie, Mali, Niger et Tchad — vivent des crises assez graves ?
Les conséquences seront terribles pour toute la sous-région et je ne parle pas uniquement de l’Afrique du Nord et du Sahel. La menace concerne y compris la Méditerranée et l’Europe.
– Comment faire pour mettre un terme à l’expansion de Daech ?
Il faut renforcer la sécurité au niveau des frontières maritimes, terrestres et aériennes…
– Comment est-ce possible puisqu’il n’y a pas d’Etat en Libye ?
Je parlais des partenaires de la Libye, qui possèdent toute la technologie nécessaire pour assurer ce contrôle aux frontières. Je parle des drones qui survolent le territoire libyen. Il y a bien eu une frappe aérienne américaine avec ce genre d’avion. Les Américains sont présents dans le périmètre. Ils ont des capacités de recueil de renseignements au même titre que d’autres pays, qui sont également présents et qui peuvent contribuer dans la localisation des groupes terroristes. Le problème n’est pas dans les 5000 membres de Daech qui sont en Libye, mais plutôt dans les milliers d’autres qui risquent de les rejoindre. Vous n’allez pas trouver un Libyen qui pourrait accepter de se faire exploser pour tuer ses compatriotes.
Et c’est cette fibre nationaliste que Daech va tenter de détruire. Il faut que tous les acteurs se réunissent autour d’une la table et décident du sort de leur pays. Sans la Libye, les Libyens n’auront pas d’existence. Les interventions étrangères n’ont jamais réglé les situations de crise. Elles n’ont fait qu’aggraver les conflits. Au niveau du Caert, nous ressentons une volonté de reconstruire le pays. Nous avons des relations aussi bien avec Tobrouk qu’avec Tripoli et des deux côtés, il y a cette volonté d’aller de l’avant. L’émergence de l’«Etat islamique» devrait unifier les rangs. Faisons en sorte que ces groupes extrémistes soient isolés et que leurs capacités de nuisance soient affaiblies au maximum.
– Sont-ils réceptifs à cet appel à l’unification ?
La volonté d’aller vers la paix existe. En menant des opérations conjointes, contre les groupes terroristes, ils arriveront un jour à un commandement unifié. Je vous donne l’exemple de la compagnie pétrolière libyenne, qui vend du pétrole et partage les revenus entre Tobrouk et Tripoli. Pourquoi ne pas avoir cette entente entre les groupes armés et les politiques dans l’intérêt de l’unité du pays? L’objectif n’est pas d’avoir un gouvernement, mais d’aller progressivement une Libye forte qui se prendra en charge avec des institutions et une armée qui la protégera de toute agression.