Selon Dr Boubacar Diawara, Enseignant-Chercheur à la Faculté de Droit Public (USJPB), la procédure indiquée par la Cour constitutionnelle dans son Avis n°2018-02/CCM du 12 octobre 2018 pour procéder au report des législatives et proroger le mandat des députés à 6 mois semble est en contradiction flagrante avec l’article 121 de la Constitution du 25 février 1992.
La situation juridique, objet de la présente note, représente sous l’angle du droit constitutionnel, une « phase de transition » dans le fonctionnement de l’Etat. Elle n’est envisageable que par une « mesure dérogatoire à l’article 61 de la Constitution ».
Elle consacre de nouveau une période pendant laquelle l’Etat prépare la « refondation de l’Unité nationale sur des bases novatrices ». Une solution retenue et indiquée par les parties signataires de l’Accord, elle doit en effet permettre à l’Etat de poursuivre sa mise en œuvre qui conduira le pays soit vers une « révision » de l’actuelle Constitution soit vers son « abrogation » par un changement de la forme de l’Etat. Dans le premier cas, la « décentralisation » est simplement poussée à une « régionalisation ». Dans le second, on peut il est question de redéfinir notre « Unité » en un autre type d’Etat qui peut être « Régional » ou « Fédéral ».
C’est dans ce cadre que s’inscrit l’Avis n°2018-02/CCM du 12 octobre 2018 de la Cour constitutionnelle du Mali. Après avoir constaté « le caractère de force majeure des difficultés entravant le respect scrupuleux des dispositions constitutionnelles… » et « la nécessité d’assurer le fonctionnement régulier de l’Assemblée nationale », elle a clairement indiqué dans son avis que « la prorogation doit intervenir au moyen d’une loi organique ».
Par cet avis la Cour Constitutionnelle semble renvoyer les pouvoirs publics vers une solution fondée sur un « précédent inconstitutionnel » : la prorogation du mandat des députés en 2012 par la Loi. Or, pour des raisons de perturbation de l’Ordre constitutionnel à cette époque, le contexte de 2012 parait plus favorable à un tel « état de fait ou de nécessité » que la situation actuelle du pays.
En outre, si d’autres Etats comme le Sénégal ont pu procéder à une telle prorogation, il convient de rappeler que c’était au moyen, non pas d’une « Loi organique », mais plutôt d’une « Loi constitutionnelle dérogatoire ». Et si cette dernière loi est devenue effective c’est parce qu’au-delà de sa supériorité par rapport aux autres catégories de lois et la spécificité de son régime le Conseil constitutionnel du Sénégal s’était déclaré incompétent pour apprécier la conformité des révisions à la Constitution. Suite à la saisine du Conseil pour déclarer inconstitutionnelle la loi n° 2006-11 du 20 janvier 2006, prorogeant le mandat des députés élus à l’issue des élections du 29 avril 2001, il a réitéré son incompétence et considéré que « le pourvoir de révision est souverain ».Dans son raisonnement, il a signalé que la loi constitutionnelle « peut abroger, modifier ou compléter des dispositions de valeur constitutionnelle dans la forme qu’il estime appropriée et introduire explicitement ou implicitement dans le texte de la Constitution des dispositions nouvelles qui, dans le cas qu’elles visent, dérogent des règles ou principes de valeur constitutionnelle, que cette dérogation soit transitoire ou définitive ». Même si ce raisonnement semble trouver un fondement théorique dans la décision rendue le 2 septembre 1992 par le Conseil constitutionnel français, il convient de noter que la Cour constitutionnelle du Mali s’est déjà déclarée compétente en 2001 et 2017. Aussi, doit-on le signaler, au Sénégal la procédure simplifiée de révision qui ne nécessite pas l’organisation d’un référendum permet au parlement d’adopter et d’approuver un projet de loi constitutionnelle. Le droit positif malien ne comporte aucune procédure similaire. Ce qui veut dire que le référendum s’impose pour toute révision et que la dérogation au moyen d’une loi constitutionnelle est pratiquement impossible.
La suprématie de la Constitution mise en cause
C’est face à cette impossibilité que notre Cour a retenu une solution qui consiste à déroger à l’article 61 de la Constitution par une loi organique. Cette solution est juridiquement incohérente et comporte un risque réel d’instabilité politique.
Sur le plan juridique, elle remet en cause la suprématie de la Constitution et elle conduit à une violation flagrante du texte constitutionnel. La supériorité de notre Constitution réside dans le mécanisme de sa « révision » en temps normal et les « mesures exceptionnelles » qu’elle prévoit pour la gestion des situations de crise. Aussi, n’oubliera-t-on pas de rappeler que « le législateur organique » intervient sur la base d’une « habilitation constitutionnelle », conformément à la procédure prévue par l’article 70 et dans les matières clairement indiquées par les articles 7, 58, 63, 64, 82, 83, 87, 89, 94 et 101 de la Constitution. Il est soumis à un contrôle obligatoire de constitutionnalité par l’article 88 de la Constitution.
Sur le plan politique, l’utilisation d’une loi organique pour proroger le mandat revient à susciter un deuxième faux débat à l’image de ce qu’on a pu observer autour de la dernière tentative de révision. Ce débat risque de causer un retard supplémentaire dans la mise en œuvre de l’Accord et la démarche reposant sur une loi organique sera d’autant moins défendable que si l’on n’y prend garde on se retrouverait face aux mêmes mouvements de contestation affichant un « patriotisme constitutionnel aveuglé et instrumentalisé ».
A la lumière de tout ce qui précède, il convient de noter qu’une « dérogation » est par nature une « mesure » et non une « norme » au sens de ce mot en droit public. Elle se distingue de l’abrogation et de la révision de la Constitution.
Tout d’abord, il convient de retenir la Constitution comme une « volonté unitaire préalable », le fondement « existentiel » qui assure non seulement la validité et la légitimité de l’ordre juridique mais aussi et surtout son développement progressif vers la consolidation du régime politique qu’elle instaure. Ainsi, la doctrine renseigne que les trois notions peuvent être déduites de la notion de Constitution.
Elles se distinguent par le fait que l’abrogation conduit à un changement de Constitution. A la différence de l’abrogation, la dérogation constitue une atteinte exceptionnelle : soit à une disposition légiconstitutionnelle et commise indépendamment ou en violation de la procédure prévue pour les révisions constitutionnelles ; soit à une disposition légiconstitutionnelle pour un cas ou plusieurs cas particuliers prévue par une loi constitutionnelle ou en observant la procédure des révisions constitutionnelles.
Pour ce qui concerne la révision, elle peut être retenue comme une modification du texte visant l’amélioration de la Constitution.
Replacer le fondement juridique de la prorogation dans la Constitution
Ensuite, il apparait clairement que l’activité de révision se rapproche plus à la dérogation qu’à l’abrogation, sauf à confondre la révision de la Constitution à sa modification au sens large qui recouvre aussi le changement de Constitution. Même en matière de dérogation, elle ne peut concerner que les lois constitutionnelles. L’Acte constituant ne peut être modifié juridiquement dans le sens d’un changement de Constitution ou abrogé par un autre acte de révision. En revanche, il peut être supprimé par un autre Acte constituant ou abrogé de façon illégale par un autre Acte de volonté. Dans ce dernier cas, il serait préférable de parler « d’abolition de la Constitution ».
Enfin, il apparait que la faculté d’abrogation de la Constitution n’est pas reconnue au pouvoir de révision et le législateur organique n’est non plus habilité à déroger aux lois constitutionnelles. En droit public, une différence fondamentale existerait alors entre la volonté constituante, les lois constitutionnelles qui sont l’expression d’une « volonté constitutionnelle » et les lois organiques qui interviennent dans le cadre de cette dernière volonté.
C’est pourquoi, on ne manquera pas de noter que les autres actes des pouvoirs constitués (Lois organiques, ordinaires et règlements) qui lui sont inférieurs partagent cette qualité juridique d’infériorité à la Constitution avec les lois constitutionnelles et restent subordonnés à la Constitution. Ainsi, pour préserver la suprématie de la Constitution, expression de la volonté politique souveraine du Peuple, il convient d’écarter l’hypothèse d’une dérogation législative à la durée du mandat des députés telle que fixée par le texte constitutionnel.
En revanche, la dérogation à l’article 61 de la Constitution peut trouver un fondement juridique dans le recours aux « mesures exceptionnelles » prévues par l’article 50. Dans le cadre de sa mission qui consiste à « veiller au fonctionnement régulier des pouvoirs publics et assurer la continuité de l’Etat » et en sa qualité de « Chef de l’Etat, gardien de la Constitution, incarnant l’Unité nationale, garant de l’Indépendance nationale, de l’Intégrité du territoire, du Respect des Traités et Accords internationaux » (article 29), le Président de la République peut prendre une mesure dérogatoire.
Un autre argument en faveur d’une telle mesure consisterait à dire qu’il peut le faire à partir du moment où la Constitution lui accorde dans son article 42 un droit de dissolution de l’Assemblée nationale. Qui peut le plus peut le moins.
Que le Président de la République, Chef de l’Etat et « Clé de voute » de l’Architecture instituée par la Constitution de 1992, tranche le débat !
Dr Boubacar Diawara,
Enseignant-Chercheur
à la Faculté de Droit Public (USJPB).
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