L’abstention massive souligne la fragilité d’Ibrahim Boubacar Keïta, confronté à des défis sécuritaires, politiques, économiques et sociaux
Bon perdant au lendemain de sa très large défaite au second tour de l’élection présidentielle d’août 2013 au Mali, Soumaïla Cissé s’était alors déplacé en famille pour féliciter son adversaire victorieux, Ibrahim Boubacar Keïta, dit «IBK». L’époque imposait alors une forme d’union nationale pour relever un pays qu’une coalition hétérogène de groupes armés djihadistes et indépendantistes touareg avait failli faire imploser quelques mois auparavant.
Cinq ans plus tard, l’union de façade a volé en éclats. Perçu en 2013 comme l’homme de la situation, IBK, facilement réélu, selon les résultats proclamés jeudi 16 août, aborde son deuxième mandat affaibli alors que les défis à relever balaient tous les fronts – sécuritaire, politique, économique et social.
Déploiement de forces de sécurité inédit
Faut-il y voir un signe de fébrilité présidentielle? Jamais Bamako n’avait connu un tel déploiement de forces de sécurité au moment d’annoncer des résultats électoraux. Certes la capitale d’un pays où prospèrent des groupes liés à Al-Qaida et à l’organisation Etat islamique reste une cible majeure d’attentats même si, à l’inverse d’autres villes du centre et du nord du Mali, elle n’a pas été attaquée depuis un an.
Mais peut-être le pouvoir redoute-t-il un autre péril. Celui d’un embrasement de la rue alors que le pays paraît plus divisé que jamais. A la différence de 2013, Soumaïla Cissé conteste sa défaite (33% contre 67% pour IBK). Le candidat de la plate-forme d’opposition «Ensemble, restaurons l’espoir» appelle désormais «tous les Maliens à se lever – face à – la dictature de la fraude». «Le pouvoir a peur de la rue. En 2017, il a dû renoncer à sa réforme constitutionnelle sous la pression des manifestants», rappelle un observateur malien tenu à l’anonymat.
L’abstention est un vote de protestation. Le président manquera de légitimité populaire. Il ne pourra pas imposer aux Maliens les réformes exigées
Rien ne dit que l’opposition ait conservé ce pouvoir de mobilisation. Le taux de participation indigent enregistré au deuxième tour de la présidentielle (34,5%) prouverait même le contraire. Mais si l’abstention massive montre la faiblesse d’une opposition dispersée, elle ne constitue pas pour autant une bonne nouvelle pour le président élu. «L’abstention est un vote de protestation, estime le philosophe Issa N’Diaye. Le président manquera de légitimité populaire. Il ne pourra pas imposer aux Maliens les réformes exigées.»
«Il devra rassembler les Maliens et les communautés, explique Baba Dakono, de l’Institut d’études de sécurité. Les fractures se sont approfondies avec les élections. On a rarement vu dans notre pays un tel niveau de violences verbales et physiques. Si le président ne trouve pas de solution avant les législatives à venir, à l’automne 2018, ces clivages peuvent être des facteurs de violence. Il y a péril en la demeure.»
De nombreux motifs d’insatisfaction
Les motifs d’insatisfaction sont légion, notamment sur le plan social. Le Mali affiche certes un taux de croissance de 5% depuis plusieurs années, porté essentiellement par la culture du coton, les mines d’or, l’argent envoyé par les Maliens expatriés et la manne de l’aide internationale (environ 1 milliard d’euros par an pour chacun de ces deux derniers postes).
Mais le pays pointe à la 175e place – sur 188 – en termes d’indice de développement humain. La moitié de la population vit en dessous du seuil de pauvreté. Le système est gangrené par la corruption et le clientélisme. «Nous sommes dans une situation d’urgence, les populations sont dans l’attente de services sociaux de base, reconnaît le secrétaire général de la présidence, Moustapha Ben Barka. Lors de ce second mandat, il faut que les populations perçoivent les dividendes de la paix. Il faut que la croissance soit la plus inclusive possible.»
Un premier quinquennat critiqué
Mais comment entretenir cet espoir de développement si l’environnement sécuritaire continue à se dégrader? C’est là le principal défi que le nouveau président doit relever. Or son bilan ne prête guère à l’optimisme. Lors de son premier quinquennat, IBK a essuyé les critiques de la France et de ses voisins pour sa passivité dans la mise en œuvre de l’accord de paix d’Alger signé en 2015 avec les indépendantistes touareg.
La perspective de la présidentielle n’a sans doute pas incité le président candidat à accélérer le rythme. L’accord n’est guère populaire dans le sud et l’ouest du pays, qui regroupent 90% des 18 millions de Maliens, où l’on considère disproportionnées les concessions (notamment une large décentralisation) accordées aux anciens rebelles et à leur fief, les régions du nord. Certes, il n’y a plus d’affrontements directs entre les forces de sécurité maliennes et les groupes rebelles mais ceux-ci n’ont pas été désarmés et les régions de Kidal, Gao et Tombouctou échappent toujours en grande partie à l’administration centrale et à l’armée malienne.
Retour des groupes djihadistes
De leur côté, les groupes djihadistes que l’armée française avait dispersés à partir de janvier 2013 – dans le cadre des opérations Serval puis Barkhane – et continue de traquer sans relâche sont revenus, regroupés pour la plupart au sein du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM). Placé sous la coupe d’Iyad Ag Ghalie, ennemi public numéro un de la France au Sahel, le GSIM a multiplié les attaques parfois spectaculaires contre les bases des Casques bleus de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (Minusma), contre les Français de l’opération Barkhane, contre la force conjointe du G5 Sahel (Mauritanie, Mali, Niger, Burkina Faso, Tchad) ou encore contre les forces armées maliennes.
Pire, l’insécurité a gagné le centre du pays et déborde sur le Niger et le Burkina Faso avec pour seule réponse de la part de Bamako le déploiement de troupes accusées d’exactions vis-à-vis des civils. Les violences dans la région centrale du delta intérieur du Niger découlent en partie de la négligence de l’Etat et de son incapacité à résoudre des conflits locaux pour le contrôle des terres et des ressources en eau.
Communautés locales divisées
Progressivement, ces tensions ont creusé le fossé entre les communautés locales – éleveurs touareg et peuls contre agriculteurs dogon et bambaras – dans lesquelles prospèrent groupes islamistes et milices communautaires. Pour le premier semestre 2018, la Minusma y a comptabilisé «85 événements majeurs violents» soldés par la mort d’au moins 180 personnes.
«Il faut créer rapidement les conditions d’une pacification du pays car les législatives sont une lutte de pouvoir au niveau local, avertit le chercheur Baba Dakono. Si elles sont organisées dans un contexte de conflits intercommunautaires et de non-application de l’accord de paix d’Alger, on risque de transposer sur le plan politique une lutte qui se fait déjà au niveau des communautés. Cela ne ferait qu’amplifier les dynamiques locales et créer davantage de problèmes.»