Il a passé deux ans et demi de sa vie en Libye. Violenté, torturé, réduit en esclavage. Le journaliste guinéen Alpha Kaba raconte son expérience dans un livre intitulé « Esclave des milices – Voyage au bout de l’enfer libyen ». Un ouvrage paru le 7 février aux éditions Fayard. Alpha Kaba répond aux questions de
RFI : Vous êtes journaliste. Vous êtes a priori au courant, vous avez accès à l’information. On sait ce qui se passe en Libye, on sait quel est le sort réservé aux jeunes qui se lancent dans cette traversée périlleuse. Comment vous êtes-vous retrouvé dans cet enfer libyen ?
Alpha Kaba : Moi, je me suis retrouvé dans l’enfer de la Libye en 2013. Les informations n’étaient pas tout à fait claires sur la situation de la Libye à l’époque. Donc c’est suite à un évènement qu’on a organisé dans notre radio qui a été pillée, la radio Kankan. Dans cette radio, on organisait des émissions sociétales et politiques. Donc c’est à l’issue de ces émissions, le gouvernement nous a mal vus. Ensuite, il y a eu des manifestations lors des meetings du chef de l’Etat où on a été indexés comme instigateurs de ces évènements. C’est à partir de là pour sauver sa peau, je suis parti de Mali dans un premier temps, ensuite le Burkina, le Niger et ensuite l’Algérie. Après je me suis jeté dans la gueule du loup en Libye et là j’ai vécu pendant deux ans et demi.
Comment cela se passe lorsque vous arrivez en Libye ? Par qui êtes-vous « pris en charge » ? Qui s’occupe de vous ?
En Libye, on a été tout d’abord revendus, le passeur nous a vendus à des milices. Ces milices nous ont envoyés dans des squats, dans des maisonnettes abandonnées en périphérie des villes, on était 30 à 50 personnes, la vie était totalement impossible. On ne mangeait pas, on ne buvait pas pendant près de 48 heures. De là, ils viennent nous chercher pour nous envoyer dans d’autres squats où ils font le marché de l’esclavage. Nous on a été revendus lors d’un marché, d’une cérémonie qu’ils ont organisée entre eux. Ils sont venus nous revendre comme des bêtes sauvages à d’autres maîtres qui après nous ont envoyés dans des plantations de dattes, dans des chantiers. Il y avait parmi nous des ouvriers, des footballeurs, des charpentiers, donc des hommes de métier. Ils profitaient de ces hommes pour construire des maisons. Et nous, par exemple moi en tant qu’ouvrier, moi je faisais de la manœuvre.
Très concrètement, à quoi ressemble le quotidien d’un esclave en Libye ? Est-ce qu’on vous dit : par la suite, vous irez à tel endroit, un jour vous sortirez, ou est-ce qu’au contraire, vous n’avez aucune idée de ce qui vous attend et vous découvrez au jour le jour le quotidien d’esclave ?
Justement, c’est au jour le jour. C’est au fur et à mesure qu’il entre dans la vie de l’esclave. De Ghadamès à Sabratha, chaque jour tu vois autre chose, chaque jour tu comprends que tu es devenu esclave à partir du moment où tes droits sont opprimés, que tes droits ne sont pas respectés, tu n’es pas libre de revendiquer, les armes sont braquées sur toi 24 heures sur 24, on tire sur des amis avec lesquels tu es venu, on vous abat comme des poulets. C’est en quelque sorte tout ce qui renvoie vers la vie de l’esclavage.
Il n’y a aucune possibilité de révolte ?
Aucune possibilité de révolte, parce que la meilleure manière de rester en vie, je vous dis, c’est d’obtempérer, d’obéir aux ordres, parce qu’on était sous les ordres des jeunes qui ont des armes pointées sur nous 24 heures sur 24. J’ai eu pas mal de tortures, de frappes avec la crosse des armes, c’est difficile à expliquer aujourd’hui. Il faut être là pour y croire. Honnêtement, j’ai eu toute sorte de tortures, exceptée la mort que bon nombre d’entre nous ont trouvée là-bas. Et on ne mange pas, vraiment c’est invivable, c’est indescriptible.
Comment avez-vous fait pour sortir de cet enfer libyen ?
J’ai été revendu quatre fois. Et au quatrième maître, il nous a promis : si vous travaillez bien, je vais vous faire traverser. Et neuf mois après, il vient un soir me dire « je vous envoie aujourd’hui en Italie, je suis un passeur ». Il nous met dans le coffre de la voiture. Il nous envoie en bordure de mer où on retrouve d’autres migrants, au nombre de 150 et plus. Il nous met dans un zodiac et nous montre l’étoile en nous disant : « Allez-y, c’est là-bas l’Italie ». C’est en quelque sorte une liberté empoisonnée parce qu’il fallait encore chercher la liberté sur la mer. Soit tu péris, soit tu restes en vie.
Quel message souhaiteriez-vous faire passer aujourd’hui aux jeunes qui seraient tentés pour échapper à une situation peut-être compliquée dans leur pays et qui seraient tentés de rejoindre l’Europe ou une autre destination, en passant par la Libye ?
Honnêtement, je sais réellement ce sur quoi ils sont assis en Afrique dans les différents pays. Ils souffrent, cette jeunesse africaine souffre malgré tout. Mais je me dis que ça ne sert à rien de se jeter dans la gueule du loup, de vivre de l’esclavage en plein XXIe siècle. Ça a été aboli il y a longtemps. Mais jusqu’à aujourd’hui, ça existe. J’ai fait la Libye pendant longtemps. Il y a eu des morts, parce que pour moi, les chiffres qu’on donne ne sont pas des chiffres exacts. Il y a des millions d’hommes qui sont décédés. C’est pourquoi d’ailleurs j’ai décidé d’écrire ce livre, c’est pour interpeller les autorités africaines et européennes de prendre des décisions. Il faut qu’ils regardent réellement la situation, qu’ils viennent sauver ces jeunes qui sont là-bas, qui honnêtement devraient contribuer au développement de l’humanité que d’être réduits en état d’esclavage en plein XXIe siècle.
RFI