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Afrique: le marché de la drogue explose, état des lieux

Chaque jour, l’Afrique doit faire face à de nouveaux problèmes de drogue. En 2050, l’Afrique sera le deuxième plus gros consommateur de drogue au monde. Le développement du trafic, de la production, de la consommation et d’organisations criminelles puissantes n’épargne aucune région du continent. Une situation alarmante que commente Martin Ewi, spécialiste du crime organisé transnational en Afrique.

Martin Ewi est le coordinateur technique duProjet ENACT (renforcer les capacités de réponses de l’Afrique face au crime organisé transnational) à l’Institut d’études de sécurité (ISS) basé à Pretoria, en Afrique du Sud.

ENACT est un projet financé par l’Union européenne dans le cadre de son programme panafricain, mis en oeuvre par trois institutions : ISS, Interpol et Global Initiative against Transnational Organised Crime (l’Initiative globale contre le crime organisé transnational). ENACT vise à atténuer l’impact du crime organisé transnational sur le développement, la gouvernance, la sécurité et l’État de droit en Afrique, à travers la recherche et le renforcement de capacités techniques.

Martin Ewi : L’Afrique a une longue histoire avec la drogue. Le cannabis reste la drogue la plus ancienne et la plus populaire du continent. On trouve dans l’Égypte antique des preuves de la présence de cannabis dès 3 000 avant JC, mais on estime que celui-ci a été surtout introduit en Afrique, pour la première fois à Madagascar et sur la côte méditerranéenne du continent il y a plus de 1 000 ans par des commerçants asiatiques. Le khat (Catha edulis), dont la production, la consommation et le commerce se seraient développés dès le XIIe siècle, est également l’une des premières drogues utilisées en Afrique.

En ce qui concerne l’opium, d’après des recherches menées par la professeure Thembisa Waetjen de l’Université de Johannesburg, il aurait été introduit par un homme d’affaires portugais appelé Ignasio José de Paiva Raposo et sa culture aurait été d’abord expérimentée à Mazaro, sur le fleuve Zambèze, dans la région du centre du Mozambique. Ce que cette histoire précoce de la drogue nous dit, c’est que l’Afrique a été utilisée pour l’expérimentation de la culture de masse de drogues et pour l’exportation grâce à son sol riche et à ses conditions météorologiques favorables. Mais il y a, en Afrique, une histoire des drogues plus récente, qui est liée au trafic international et au rôle général que joue le continent dans l’économie criminelle mondiale.

L’Afrique est-elle devenue au fil du temps une terre de trafic ?

Les premiers signes du trafic mondial sont apparus en Afrique de l’Ouest vers la fin de la période coloniale. Des recherches menées par Steven Ellis ont révélé que des trafiquants libanais faisaient de la contrebande et du trafic d’héroïne vers l’Amérique du Nord à travers l’Afrique de l’Ouest, dans les années 1950. Pendant cette période, le Nigeria est devenu un carrefour du trafic de drogue libanais vers les États-Unis d’Amérique. Les trafiquants africains, en particulier les Nigérians et les Ghanéens, ont rejoint le commerce illicite dans les années 1960. Cette nouvelle génération africaine de trafiquants se concentrait principalement sur le trafic de cannabis vers l’Europe.

Ensuite dans les années 1990, le trafic de drogue a explosé et a pris une dimension alarmante jamais vue auparavant en Afrique. Tandis que l’Afrique de l’Ouest est devenue le carrefour principal pour le transit de la cocaïne en provenance d’Amérique latine à destination de l’Europe et de l’Amérique du Nord, la côte est africaine est devenue, pour ces mêmes destinations, le carrefour du trafic d’héroïne en provenance d’Afghanistan et du Pakistan. En octobre 2007, l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC) a estimé que la moyenne de saisies annuelles de cocaïne en Afrique était de 0,6 tonne, mais en 2007, cette moyenne avait grimpé à 2,5 tonnes et à 5,7 tonnes uniquement pour l’année 2007. La situation la plus grave en Afrique fut alors la Guinée-Bissau où de puissants cartels de drogue ont profité de la mauvaise gouvernance du pays pour prendre le contrôle et en faire un narco-État. En 2005, le trafic de cocaïne en provenance d’Amérique latine avait rendu le pays ingouvernable politiquement, économiquement et socialement. Les conséquences régionales, en particulier sur les pays limitrophes, ont été considérables.

L’Afrique a toujours été une zone de transit pour les drogues telles que l’héroïne, la cocaïne et d’autres drogues importées. Ce qui a changé ces derniers temps, c’est le développement des routes, l’intensité du trafic et l’augmentation croissante de la consommation. Avant, presque toutes les drogues qui transitaient par le continent étaient exportées. Mais récemment, les données de l’ONUDC montrent qu’une proportion croissante de ces drogues transitoires est consommée localement.

Quelles sont les drogues les plus consommées sur le continent ?

La cartographie de la consommation des drogues en Afrique est très diversifiée. Le cannabis est largement produit à travers le continent et c’est la drogue la plus sollicitée et la plus consommée en Afrique. Mais si vous allez en Somalie et dans d’autres pays de la corne de l’Afrique, c’est le khat qui est largement produit et qui est le plus consommé dans la région. Mais l’histoire récente des drogues en Afrique montre aussi l’émergence de nouveaux médicaments, de plus en plus consommés, comme la méthamphétamine, la méthaqualone (mandrax), le tramadol et diverses substances synthétiques qui sont beaucoup plus dangereuses que les drogues traditionnelles.

Ce que nous avons constaté, c’est que là où il y a un trafic élevé d’une drogue, il y a aussi une consommation locale croissante. En septembre 2019, le projet ENACT a lancé l’indice de crime organisé en Afrique, qui fournit un cadre pour mesurer l’impact de la criminalité organisée en Afrique. Cet indice a révélé que l’héroïne est concentrée sur la côte orientale de l’Afrique et dans quelques pays d’Afrique de l’Ouest comme le Nigeria et le Ghana et que le Mozambique a la plus forte concentration de trafic d’héroïne de la région. La cocaïne est largement concentrée en Afrique de l’Ouest et les drogues synthétiques, également connues sous le nom de substances psychoactives, sont concentrées en Afrique du Sud, au Nigeria, au Soudan, en Libye, au Cameroun, en République centrafricaine et au Tchad, avec des taux de consommation croissants dans certains pays d’Afrique de l’Ouest et de l’Est.

Quels sont les grandes tendances en matière de consommation ?

La première tendance importante en termes de consommation, c’est que le nombre de personnes qui consomment des drogues augmente. L’Afrique sera le deuxième plus grand consommateur de drogues au monde après l’Asie du Sud en 2050. Ce que les statistiques nous disent, c’est que 87% des opioïdes pharmaceutiques saisis dans le monde provenaient d’Afrique de l’Ouest, d’Afrique centrale et d’Afrique du Nord.

En 2016, il y avait 1,8 million de consommateurs de cocaïne sur le continent. Toutes drogues confondues, il y a plus de 10 millions des consommateurs de drogues en Afrique, dont 5,7 millions rien qu’en Afrique de l’Ouest (2018). Avec plus de 50% du total du continent, l’Afrique de l’Ouest est actuellement le plus grand consommateur de drogues d’Afrique.

Une étude d’ENACT, intitulée « Demande et consommation de drogues en Afrique : modélisation des tendances jusqu’en 2050 », publiée en 2019, montre les tendances régionales suivantes en Afrique entre 2015 et 2050 :

Le graphique montre que l’Afrique de l’Ouest aura la plus forte population de consommateurs de drogues.

Plusieurs facteurs contribuent à l’augmentation de la demande des drogues en Afrique : il s’agit notamment de facteurs économiques, culturels, éducatifs et démographiques. La croissance démographique contrastée avec les possibilités économiques limitées, en particulier le chômage des jeunes, créera plus de frustration qui poussera de nombreux jeunes vers la drogue. Les pressions sociales et la tolérance culturelle continueront de pousser les gens vers la drogue. Les personnes ayant une éducation limitée ont également une tendance plus élevée à utiliser des drogues comme mécanisme d’adaptation.

Les grandes organisations criminelles internationales sont-elles présentes et actives sur le continent africain ?

L’Afrique est un véritable eldorado pour les syndicats mondiaux du crime organisé. L’anarchie, les frontières poreuses, la corruption institutionnalisée et les abondantes ressources naturelles ont toutes fourni des conditions propices à divers cartels du crime organisé. Ces cartels impliqués dans le trafic de drogue, l’exploitation des ressources naturelles et d’autres activités criminelles ont divisé le continent en zones d’influences.

L’un des cartels les plus notoires est celui de la Ndrangheta, un groupe mafieux italien, qui maintient une présence dans plusieurs pays africains dont le Nigeria, la Côte d’Ivoire, la Tunisie, l’Afrique du Sud, le Maroc et l’Algérie. Selon un certain nombre de rapports d’enquêtes, ce cartel est impliqué dans le trafic de cocaïne et d’héroïne et dans divers crimes en Afrique du Sud.

Il y a aussi Cosa Nostra, un cartel sicilien très présent dans plusieurs pays dont l’Afrique du Sud, le Zimbabwe, la Namibie, la République démocratique du Congo, l’Angola, le Ghana. En plus du trafic de drogue, le cartel a été impliqué dans les diamants illégaux et d’autres minéraux. La Camorra est un autre cartel italien de Naples avec une présence en Afrique. Selon certains rapports, le groupe est présent en Afrique de l’Ouest et dans des pays comme la République centrafricaine. Ce groupe a été associé à la violence, à la prostitution, à la drogue et au trafic d’êtres humains.

Les Mexicains sont aussi présents comme le cartel de Sinaloa, fondé en 1989, fortement impliqué dans le trafic de cocaïne en Afrique de l’Ouest. Leur modèle opérationnel consiste à collaborer avec des groupes locaux pour faire passer de la drogue à travers des ports d’Afrique de l’Ouest. On trouve aussi dans le trafic de drogue en Afrique les cartels de Los Zetas, Golfo, Juarez, Tijuana et Guadalajara.

Y a-t-il aujourd’hui des grandes organisations criminelles africaines transnationales qui opèrent au niveau régional et international ?

Il y a un nombre croissant de syndicats africains du crime organisé. Le plus organisé d’entre eux est la confraternité nigériane Black Axe. Ils ont une présence mondiale et sont structurés comme un cartel mafieux sicilien. Ils opèrent en Afrique du Sud, au Kenya, aux États-Unis, au Canada, au Royaume-Uni, aux Émirats arabes unis, en Malaisie, en Australie, à Hong Kong et en Chine continentale. Ils sont fortement impliqués dans les fraudes, les escroqueries, les drogues et d’autres infractions criminelles. Un autre syndicat africain est le Nigérian Yahoo Garçons, qui est censé avoir été formé en 2009 et qui est également impliqué dans des escroqueries.

Existe-t-il des laboratoires ou des centres de production de drogues en Afrique qui exportent leur production ?

Oui. Certainement, il existe de nombreux laboratoires de drogues illicites utilisés par les cartels de la drogue pour fabriquer et traiter des drogues destinées à l’exportation partout dans les villes africaines. En Afrique du Sud, par exemple, un grand nombre de ces laboratoires ont été démantelés par les forces de l’ordre à Soweto, Durban, Le Cap, Port Elizabeth, etc. Plusieurs de ces laboratoires sont destinés au traitement du cannabis, de l’héroïne, de la cocaïne et des drogues synthétiques.

Quelles sont les conséquences sanitaires et économiques de ce marché de la drogue ?

Les drogues sont quelques-unes des substances les plus dangereuses qui coûtent à l’humanité une énorme fortune. L’ONUDC estime qu’environ 35 millions de personnes souffrent de troubles liés à la consommation de drogues, 53 millions de personnes consomment des opioïdes, 585 000 personnes sont mortes des suites de la consommation de drogues en 2017 et que 271 millions de personnes, soit 5,5% de la population mondiale âgée de 15 à 64 ans, avaient consommé de la drogue en 2017. L’économie mondiale de la drogue est la deuxième plus grande économie illicite après les contrefaçons. Sa valeur est estimée entre 426 et 652 milliards de dollars. Il n’y a pas d’estimation spécifique pour l’Afrique. On considère cependant que l’Afrique est la plus touchée par le commerce mondial des drogues illicites. Le trafic de drogue a constitué une part importante des 3,3 milliards de dollars que la Banque mondiale a estimés en 2011 comme le montant total des revenus générés par le crime organisé en Afrique.

Quelles sont vos principales préoccupations face au développement de ce marché de la drogue ?

Notre principale préoccupation est la croissance du commerce des drogues illicites et toutes ses ramifications sur le continent. Des études empiriques sur le commerce illicite des drogues en Afrique ont montré que cela avait des effets profonds sur le développement, en particulier sur les efforts visant à réaliser les objectifs de développement durable. Les cartels de la drogue ne paient pas d’impôts et sont connus pour détourner d’énormes fonds qui auraient pu être utilisés pour l’éducation, la santé, le développement des infrastructures, l’autonomisation des jeunes et d’autres secteurs clés de l’économie. On constate également que les trafiquants de drogue infiltrent les gouvernements africains et les processus politiques, corrompent les politiciens et les fonctionnaires. Le trafic de drogue attire aussi le trafic d’armes, le trafic d’êtres humains, le blanchiment d’argent et d’autres activités criminelles organisées fortement associées à la violence, et l’on sait que les pays à forte concentration de criminalité organisée sont exposés à la violence urbaine, au terrorisme et aux conflits armés.

Comment l’Afrique peut-elle gagner cette guerre ?

La guerre contre le trafic de drogue en Afrique est fragmentée et sérieusement minée par le manque de volonté politique de la part de certains États. Pour que l’Afrique gagne cette guerre, le continent doit être uni, non seulement politiquement mais aussi à tous les niveaux opérationnels. Les États devraient accorder la priorité aux interventions en matière de justice pénale axées sur le renseignement, à la sécurité aux frontières, aux enquêtes conjointes et au partage régulier de l’information et des bonnes pratiques. Ce devrait être une approche de l’ensemble de la société qui intègre les rôles des communautés, de la société civile, de la recherche et du secteur privé. Ces efforts devraient être soutenus par une coopération internationale forte au niveau mondial pour combattre et supprimer la présence et l’influence des cartels mondiaux en Afrique.

RFI

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