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Afrique du Sud : le Congrès national africain face à son destin

ANALYSE. En même temps que le parti célèbre ses 107 ans d’existence, le président Cyril Ramaphosa a lancé la campagne pour les élections de mai avec pour mission de réveiller en urgence la mémoire du plus vieux parti d’Afrique.

En ce mois de janvier 2019, le congrès national africain (ANC) a vécu deux grands événements : son entrée de plain-pied dans la campagne électorale pour les sixièmes élections démocratiques et multiraciales depuis 1994 et la célébration tout le mois de son 107e anniversaire. S’il est vrai que l’ANC de l’iconique Mandela est le plus ancien parti politique africain, il n’en demeure pas moins que les scandales qui ont marqué sa longue histoire tendent à faire oublier les valeurs qui l’ont fondé et pour lesquelles de nombreux leaders politiques sont morts, ont sacrifié leur vie et celle de leur entourage. Mais que reste-t-il de cet héritage ? Est-ce que le fait d’avoir accédé au pouvoir a fait perdre à l’ANC sa boussole idéologique ? Quelles sont aujourd’hui les valeurs que le parti veut transmettre à la prochaine génération ? Pour répondre à ces questions, il semble primordial de plonger dans les limbes de l’histoire de l’ANC, notamment le contexte dans lequel il a été fondé.

L’histoire au secours du présent

Quand on évoque l’ANC, ou plutôt le Congrès national indigène sud-africain (SANNC), à ses débuts on ne peut s’empêcher de penser aux pères fondateurs. Nelson Mandela ne fut que l’un de ces pères. Bien avant son entrée sur la scène politique, des hommes et des femmes ont eu cette capacité à unir les Africains au-delà de leurs ethnies pour ne former qu’une entité face à la montée d’un nationalisme blanc minoritaire par son nombre mais dont la politique s’est appliquée à la majorité noire de l’Afrique du Sud. L’ANC est aussi le parti qui a réussi parce que le contexte historique ne lui a pas donné le choix – à rentrer progressivement dans une phase multiraciale, alors que l’Afrique du Sud est divisée officiellement dès la fin des années 1940. Il faut savoir que l’ANC réunissait tous les mouvements qui voulaient mettre fin à l’apartheid (ANC, SACP, Congrès indien, Congrès métis, Congrès des démocrates blancs…). Et ce, en dépit de la loi dite du « Population Registration Act  » qui classifiait la population selon la race. Quatre groupes étaient ainsi différenciés : les Noirs, les métis, les Indiens et les Blancs d’origine européenne. Enfin, l’ANC est ce parti qui, tout en adoptant la lutte armée, n’a jamais fermé la porte des négociations, conduisant après plus de 50 ans de lutte l’Afrique du Sud dans une phase de démocratie réussie en accédant au pouvoir en 1994.

Comment expliquer cette longévité ?

Cette longévité ne peut s’expliquer que parce que l’ANC a été en perpétuelle mutation politique dès le début de sa création. Il est passé d’un « ANC des pères fondateurs » à un ANC radicalisé dès 1944 avec la fondation de sa ligue des jeunes – ANC Youth League – qui a porté à la fois une autre façon de concevoir l’engagement politique et l’opposition. Il n’était plus question de présentations de pétitions contre la toute première injustice envers les Africains, la loi sur la terre de 1913 – Land Act – qui aujourd’hui encore est à l’origine d’un débat dans un contexte de réforme agraire. L’ANC du milieu des années 1940 et les années suivantes est devenu l’organisation de campagnes de désobéissances civiles, associées à toutes forces vives anti-apartheid, agissant en parallèle formant ainsi une Grande Alliance. C’est grâce à cette alliance des années 1955 que le pays se trouve aujourd’hui avec une des Constitutions les plus modernes et démocratiques d’Afrique, cette dernière ayant pour base la Charte de la liberté – Freedom Charter – de 1956. Cet ANC qui, en formant sa branche armée – Umkhonto Sizwe (MK) –, a amplifié sa phase d’entrée dans le mouvement multiracial. Il n’était plus question d’une lutte entre Noirs (Africains, Indiens et Coloureds) et Blancs, mais celle de valeurs non racistes, de la justice politique, sociale et économique dans une Afrique du Sud où la règle devait être « un homme, une voix », indépendamment de sa couleur de peau, de son sexe, de sa religion et autres différences.

Emprisonnés, en exil ou agissant clandestinement, ses leaders politiques qui ont évolué dans les rangs et autres mouvements politiques alliés à l’ANC sont devenus les « façonneurs » de l’Afrique du Sud post-apartheid, sans jamais tenter de sombrer dans la revanche que beaucoup d’observateurs ont craint lors des premières élections démocratiques et multiraciales. Aux plus sceptiques, ces futurs dirigeants ont répondu que « l’Afrique n’est pas à désespérer ! »

Un parti devenu hégémonique ?

Mais cette longévité a aussi ses limites. En effet, dès son arrivée au pouvoir, l’ennemi commun a changé de visage. Ce n’était plus l’apartheid, ce régime raciste. Une fois que l’ANC est parvenu au pouvoir, il ne s’est finalement occupé que d’une minorité. Ce qui n’est pas sans rappeler que ce parti a surtout été fondé par une certaine élite, des intellectuels, plus particulièrement des éducateurs, des enseignants, des juristes, des avocats et des journalistes. Cette propension à « l’égoïsme d’État » tire paradoxalement ses racines de ce réseau politico-affinitaire d’anciens camarades qui ont pris les commandes de leur pays libéré. Il est propre à beaucoup de mouvements de libération nationale en Afrique.

Si l’ANC a été durant longtemps associé aux valeurs démocratiques, de sacrifices, l’exercice du pouvoir semble l’avoir corrompu. Penser que la corruption est arrivée lors de la prise de pouvoir de Jacob Zuma serait une affirmation erronée. En fait, dès l’avènement de Nelson Mandela au pouvoir plusieurs faits de corruptions avaient été révélés. Il s’agissait plutôt de mauvaise gouvernance, ainsi que de pratiques ayant eu cours dans plusieurs homelands créés par le régime d’apartheid, ayant tout intérêt à corrompre ses « dirigeants africains » n’ayant pas hésité à collaborer avec le gouvernement de l’époque alors que d’autres leaders menaient la lutte anti-apartheid. Sous la gouvernance de l’ex-président Thabo Mbeki, le plus grand scandale qui a fait les unes des journaux mettait déjà en lumière les pratiques d’un Jacob Zuma alors vice-président de l’ANC et du pays (position dont il est démis en 2005). L’année 2005 peut être considérée, avec du recul, comme le début de la descente aux enfers du Congrès national africain, même si cela était à l’époque imperceptible.

Un exercice du pouvoir plombé par les scandales

L’ANC du premier président africain, Nelson Mandela, est marqué par des nominations gouvernementales basées à la fois sur ce qu’on peut appeler des « crédits politiques » ou récompenses pour sacrifice à la cause, en plus de compétences acquises au cours d’expériences professionnelles antérieures à une prise de fonction dans un ministère. Une pratique engagée en sous-main par le vice-président d’alors, Thabo Mbeki. L’ANC déploie, et c’est ce qui s’intensifiera à partir de 1999, sous les mandatures de Thabo Mbeki, les nominations s’appuyant à la fois sur la loyauté au président mais également à l’expérience en dehors des instances gouvernementales mais dans le cabinet ministériel précédent. Avec l’arrivée de Jacob Zuma à la présidence de l’ANC et du pays, l’ANC devient de manière profonde et durable synonyme de népotisme, de corruption ; en fait de trahison de tout ce qu’a véhiculé le Congrès depuis sa formation ; perdant ainsi son âme et sa légitimité historique qui, désormais, semblent remises en cause à la fois dans le pays, voire au-delà des frontières sud-africaines.

Avec la succession de scandales révélés par le State Capture, beaucoup prédisent la fin de l’ANC. Mais le sursaut pourrait venir du nouveau président lui-même, Cyril Ramaphosa, et de son gouvernement. En effet, s’il avait su ménager toutes les susceptibilités avant son élection à la tête de l’ANC, en décembre 2017, depuis qu’il est aux commandes de la nation arc-en-ciel, il semble avoir passé des paroles aux actes en plaçant la lutte contre la corruption comme cheval de bataille. Le chef de l’État a les mains libres et les coudées franches pour agir contre les personnalités qui appartiennent au cercle de l’ancien président Zuma. Ces signes positifs sont-ils pour autant suffisants ? À la veille des élections, tous les efforts de Cyril Ramaphosa sont quelque peu balayés par une nouvelle déflagration avec le scandale Bosasa – qui vient d’être révélé par la Commission d’enquête sur le State Capture qui recueille le témoignage de nombreux acteurs ayant été témoins ou victimes ainsi que participants à la fraude qui vaut à l’Afrique du Sud d’être en grande difficulté économique. Jusqu’où iront les révélations ? Seul l’avenir nous le dira. Pour le professeur Raymond Suttner, ancien activiste de la lutte anti-apartheid, professeur à l’université d’Afrique du Sud, fin connaisseur de la politique : « Il y aurait encore une petite lueur d’espoir. Il existe encore au sein du Congrès des leaders politiques dont la volonté farouche est de restaurer cet ANC pour laquelle beaucoup avaient sacrifié leur liberté personnelle, voire leur vie, au nom d’un idéal démocratique et d’une Afrique du Sud socialement et économiquement inclusive. »

* Marianne Severin est chercheuse associée au Laboratoire pour l’Afrique dans le monde (LAM), Sciences Po Bordeaux.

Source: lepoint

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