Le 16 mai au matin, les gendarmes français sonnent à la porte de cet appartement d’Asnières-sur-Seine. Au début, Félicien Kabuga affirme qu’il n’est pas la personne que l’on recherche. Il se présente sous un faux nom congolais, il parle le swahili. Comment avez-vous réussi à le confondre avec l’aide des gendarmes français ?
Serge Brammertz : Voilà un des problèmes que nous avions, c’est d’ailleurs un problème pour plusieurs des fugitifs , nous n’avons pas de photo récente, on n’a pas d’empreintes digitales. Et c’est donc l’ADN que nous avions obtenu [par un hôpital allemand], que nous avons transféré et donné aux autorités françaises quelques jours avant l’arrestation, c’est cette analyse qui a pu déterminer que c’était bien lui. D’ailleurs, son fils était présent avec lui, donc cela n’a pas duré très longtemps avant qu’il admette qu’il y avait une omission de sa part par rapport à sa vraie identité.
Et d’après l’enquête de Florence Morice publiée sur RFI, vous aviez une botte secrète : vous saviez qu’il avait une cicatrice au cou depuis cette opération de 2007 à Francfort…
En effet.
Et cela a aidé, j’imagine, non ?
Oui. Vous savez, on utilise tous les éléments possibles et cela en a était un, mais le plus important a certainement été l’analyse ADN.
Quelles sont les complicités dont il a bénéficié en France pour rester si longtemps ?
Il vivait en France sous une identité qui ne nous était pas connue. Nous avions dans notre banque de données, et aussi dans le dossier Interpol, une vingtaine de noms « alias » qu’il avait apparemment utilisés pendant sa fuite. Nous avions des informations par rapport à trois autres passeports qu’il utilisait, mais le passeport qu’il utilisait en France n’était pas connu, ni par nos services, ni par la France. Il est donc fort probable qu’il se soit trouvé pendant de nombreuses années en France, mais nous pensons vraiment qu’il avait un cercle très réduit de personnes. C’est surtout son entourage familial qui se relayait au niveau de l’aide apportée.
Oui, mais pour fabriquer des faux passeports, il faut plus que des enfants qui sont prêts à rendre service. Il faut bénéficier d’un réseau, j’imagine, non ?
(Rires) Ah ! Vous ne devez pas me convaincre à ce niveau-là ! Non, les différents passeports étaient tous des passeports de différents pays africains. Et ce qui, évidemment, rendait la tâche de mes enquêteurs difficile, c’est que ces passeports n’étaient pas des faux passeports, dans la mesure où c’étaient des vrais passeports délivrés par les autorités compétentes, mais sur une fausse identité.
Donc il a pu bénéficier de complicités de la part des pays africains qui lui ont délivré ces passeports ?
Il y a certainement eu des individus. Difficile de savoir à quel niveau de responsabilité ils se trouvaient, mais il est évident qu’il a obtenu des faux passeports de certaines autorités.
Est-ce que Félicien Kabuga a pu bénéficier de complicités haut placées en France ?
Je n’ai aucun élément qui me permettrait de répondre positivement à cette question. Vous savez, nous avons fait l’expérience aussi avec le général [Ratko] Mladić et d’autres…
Ça, c’est dans l’ex-Yougoslavie ?
En Ex-Yougoslavie. On voit vraiment souvent un modèle très similaire. Les premières années, que ce soit Kabuga ou d’autres fugitifs, quand ils sont en fuite, ils ont vraiment des réseaux importants. Ils ont des moyens financiers importants, ils ont un appui politique. La diaspora souvent les aide, parce qu’ils sont toujours influents politiquement. Mais plus les années passent, moins le réseau est important, et plus les fugitifs sont obligés de travailler uniquement avec un réseau très restreint, en l’occurrence la famille. Donc, je n’ai aucun élément qui me permettrait de dire quoi que ce soit comme protection au niveau de la France ou des autorités françaises.
Sa défense affirme que Félicien Kabuga est en mauvaise santé et qu’il n’est plus en mesure de répondre aux questions d’un juge…
Vous savez, je pars du principe que, si on a pu avoir une vie calme de retraité à proximité de Paris, avec de petites promenades journalières, je crois qu’on est a priori tout à fait prêt à répondre des crimes éventuels devant un juge international. Donc nous partons évidemment du principe qu’il est tout à fait en mesure de suivre un procès.
Autre génocidaire présumé, Protais Mpiranya, ancien chef de la Garde présidentielle au Rwanda. Il y a deux ans, vous l’avez localisé en Afrique du Sud. Mais les autorités de Pretoria ont attendu dix-huit mois avant de se rendre à son domicile. Et évidemment, il n’y était plus. Est-ce à dire que ce fugitif est protégé en Afrique du Sud ?
Je n’ai jamais communiqué le nom du fugitif qu’on avait localisé et identifié en Afrique du Sud. Et je peux vous dire que ce n’est pas le nom que vous venez de mentionner. Cela étant dit, en Afrique du Sud en effet, nous avions localisé un de nos fugitifs. Malheureusement, au moment où la police est intervenue, un an et demi après notre demande, évidemment, le fugitif n’y était plus.
Nous sommes toujours en contact et en discussion avec l’Afrique du Sud à ce niveau-là. Mais nous travaillons aussi avec d’autres pays, où nous pensons que Mpiranya se trouve. Je ne vais pas mentionner de pays actuellement, parce que nous souhaitons vraiment donner la possibilité à ce pays de coopérer avec nous activement. Mais si, d’ici au mois de décembre, il n’y a pas eu d’arrestation, je vais certainement publiquement mentionner le pays où nous pensons avoir localisé Mpiranya.
Source: Le Pays