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L’épopée de Soundjata Keïta : une imposture historique montée de toutes pièces

Je me rappelle encore, comme si c’était hier, d’une de ces nuits de pleine lune d’Afrique où nous étions bercés dans un litanique chant de grillons et la mélopée stridente des moustiques.

Nous trépignions d’impatience tout en grattant insouciamment de nos petits doigts de gamins nos corps meurtris de piqûres devant le perron de la chambre du griot Bandiougou, grand conteur à ses heures perdues. Pour le motiver à nous plonger, encore une énième fois, dans ces univers qu’il a l’art de rendre plus que vrais dans nos imaginaires, comme l’histoire de Soundjata, nous entonnions en chœur :

« Bandiougou, une histoire ! Bandiougou, une histoire !»

Devant notre insistance, il se décide enfin de sortir de sa minuscule chambre avec son « djéli n’goni », le célèbre luth traditionnel à 4 cordes des griots et une natte qu’il déroule aussitôt. Sans attendre qu’il nous invite à nous y installer, nous nous précipitons pour avoir la meilleure place, en formant un demi-cercle autour de ce conteur de talent qui ne se lasse pas de nous chanter et nous déclamer, comme ses ascendants avant lui le faisaient avec les nôtres, l’empire du Mali et ses grandes « figures historiques », Soundiata et compagnie. Bandiougou est Kouyaté, il est de la lignée des griots d’Afrique au sud du Sahara, la mémoire d’une tradition séculaire orale qui se transmet depuis des siècles de génération en génération.

A l’époque, nos postures et celles des adultes restaient toujours religieuses, tout comme maintenant, durant les veillées nocturnes, devant la télé ou toutes les autres sources qui véhiculent avec grandiloquence cette épopée mandingue présentée comme sève de l’identité culturelle de toute l’Afrique de l’Ouest. Scientifiques, chercheurs et intellectuels africains s’investissent dans des thèses, des essais, des colloques ou des conférences et se penchent avec voracité sur cette tranche d’histoire dont on découvre de plus en plus les faiblesses.

L’origine du canular

Soumangourou Kanté, appelé « Roi de la forge » du fait de la maîtrise de cet art par son royaume, le Sosso, vit en parfaite harmonie avec son voisin de l’empire du Mali et son souverain, Naré Famagan Konaté (père de Soundjata), avant que celui-ci n’agisse en connivence avec des enturbannés porteurs d’une nouvelle idéologie venant du sable. Le royaume Sosso avait toujours été, avant cette nouvelle donne, le principal fournisseur du Mandingue en outils agricoles (daba, pioches) et militaires (flèches, machettes et boucliers).

Irrité par l’ampleur d’une traite négrière sans précédent entreprise par ce voisin indélicat, avec les Almoravides (Arabes), Soumangourou et son peuple de forgerons déclarent la guerre au Mandingue qui, malgré l’entente séculaire existante, venait se ravitailler en marchandises humaines dans les retraites initiatiques animistes du Sud. Soumangurou bénéficiera du soutien des griots et assimilés dans cette entreprise de défense de l’intégrité des Noirs en Afrique subsaharienne.

Suite à cette guerre entre voisins, l’enfant miraculé d’une poliomyélite, Soundjata, que les voyants de l’époque annonçaient comme futur empereur, se réfugie dans une ville fortement islamisée du Nord, Koumbi Saley, capitale des Soninké, dans l’actuelle Mauritanie. Les Almoravides se saisirent de l’annonce divinatoire et apportèrent une aide conséquente à Soundjata pour mettre fin à la résistance anti-esclavagiste mise en place par Soumangourou Kanté.

Après l’éviction du roi du Sosso, Soundjata instaurera avec ses alliés affairistes, lors d’une grande rencontre appelée « Kouroukan Fouka », une nouvelle spiritualité dominante et une Constitution inspirée de la charia islamique. Ce nouveau texte remaniera en profondeur l’organisation sociale de l’Afrique au sud du Sahara, qui passera d’une structure linéaire à une structure hiérarchique basée sur la domination des nobles, les maîtres sur les hommes de castes.

A partir de cette date, on assiste alors à une remise en cause totale des us et coutumes existants et à la généralisation de l’attribution des prénoms arabisés en lieu et place de ceux issus de la culture locale du moment et de ceux qui ont existé par le passé. Le cas le plus illustre est celui donné au premier Noir, le roi Khary (dimanche ou le jour du marché en bambara), qui a monté une expédition maritime pour atteindre l’autre extrémité de l’océan Atlantique, l’Amérique pour être précis. Aboubakr 2 fut le nom qu’on lui aurait attribué, car conforme à la vision arabo-musulmane du paysage africain.

En représailles aux soutiens apportés à Soumangourou, les griots et assimilés seront classés comme des sous-hommes ou hommes de caste face aux nobles et seront définitivement mis à l’écart de toute implication dans la gestion de la citée. Une version de l’histoire du Mandingue, celle des vainqueurs, leur sera imposée de ce fait, en leur qualité de détenteurs de la tradition orale, pour être transmise à jamais à la postérité.

Une partie des Soninké, réfractaires à la nouvelle doctrine à la mode, sera classée comme paria et sera bannie de cet espace géographique. Ils iront former plus loin, dans le Sud, la communauté des « Ban mana» (Ban : refus, mana : maître ou dogme) ou Bambaras, groupe ethnique de l’actuel Mali, littéralement « ceux qui ont refusé le dogme», sauvegardant ainsi leur culture et leur spiritualité d’origine. Aujourd’hui, au Mali, on retrouve encore des Bambaras authentiques qui clament cette origine et utilisent le même slogan d’appartenance de l’époque : « ni Allah sôna, a ma son » « Que Allah le veille ou pas ! ».

A partir de cette date, le négoce d’esclaves entre le Sud et les Almoravides prendra une ampleur extraordinaire, vidant cette région de ses bras valides, 200.000 têtes par an selon les statistiques.

Classifications des sources

La diversité des sources a apporté d’innombrables contradictions, non les moindres, entre la plupart des versions selon qu’elles viennent d’une lignée spécifique de griots, d’une chronique rédigée par les explorateurs arabes limités à Tombouctou entre le 12e et le 15e siècle, des œuvres romanesques contemporaines, théâtrales et scientifiques. Toutes les informations collectées à ce jour viennent de ces sources : proches dans l’espace géographique (griots) ou proches dans le temps (explorateurs arabes). A signaler que les intellectuels dans leur ensemble s’inspirent toujours de ces deux principales sources (griots et explorateurs arabes) et le restituent au gré de leur affinité ethnique, culturelle et religieuse.

Pour des gens moins aveuglés par leur proximité directe avec le sujet, ces séries d’approximations substantielles relevées de part et d’autre devraient forcément éveiller un doute certain. Mais tel est rarement le cas pour des raisons multiples et diverses.

C’est un peu comme l’histoire d’un petit garçon qui écoute en boucle le récit épique du vaillant prince auquel il s’identifie jusqu’au jour où il tombe sur la même histoire avec son héros dans la peau d’un moins que rien. Indescriptible peut être le choc qu’il subit. Certaines personnes, dans ces conditions, adoptent une posture légitime de déni total, un refus catégorique de voir leur rêve s’écrouler comme un château de cartes.

Le Kouroukan Fouga ou le banc des accusés

La charte du Kouroukan fouga, comparée, à tort, par certains à la Déclaration universelle des droits de l’homme, cache en vérité une des plus effroyables tragédies de l’histoire de l’Afrique noire. Elle pose les bases d’une société ségrégationniste lancée dans une vendetta contre une partie des peuples qui la constitue.

Fin 1236, un an après la bataille de Kirina qui marqua la fuite de Soumangourou, le puissant Roi thamaturge, dans une grotte, les nouveaux maîtres de l’empire du Mali font face à une forte contestation de l’autorité de Soundiata. N’ayant aucune preuve matérielle de la mort de Soumangourou, les habitants de son royaume gardaient toujours l’espoir de son retour imminent. Le Mandingue se voit ainsi partager entre inféodés à l’islam et anti-esclavagistes pour finalement tomber dans une espèce de léthargie. Durant un an, tout le monde se regarde en chiens de faïence. Les prémices d’une instabilité, qui serait catastrophique au nouveau pouvoir en quête de légitimité, sont flagrante.

Le jeune Soundjata doit réagir, trouver une sortie de crise rapide qui le légitimerait devant son peuple divisé. C’est à partir de là qu’entre en jeu le génie que l’histoire lui attribue. Il orchestre alors une rencontre à grande ampleur à Kouroukan Fouga, dans les environs de Kangaba dans l’actuelle République du Mali, au cours de laquelle il pose, avec le concours de tous les adeptes du dogme des sables, les jalons d’une société nouvelle, conforme aux aspirations de ses partenaires enturbannés. Une effroyable et ingénieuse inquisition va alors être mise en place.

Soundjata décide, avec ses alliés, de réduire en hommes de castes inférieures toutes les entités ayant apporté un soutien quelconque à Soumangourou Kanté, à défaut de les exclure définitivement de l’empire. Beaucoup d’entre eux n’attendront pas l’annonce de cette terrible sentence et prendront le large vers le Sud et l’Ouest dans les régions de Koundara en Guinée et chez les Mandingo de la SénéGambie. C’est chez ces derniers que l’on peut trouver aujourd’hui les versions de l’histoire du Mandingue dans laquelle Soumangourou est hissé sur un piédestal digne de son rang.

Ce système instituera le plus long apartheid que l’humanité ait jamais connu, réduisant les griots et assimilés dans un semi-esclavage et une discrimination épouvantable qui est encore d’actualité. Les griots, les Niamakalas, les Founé, les forgerons et assimilés peuvent témoigner de cette ségrégation institutionnalisée qu’ils subissent encore en Afrique noire.
Au détour d’une lecture d’une transcription d’un illustre griot, Wa Kamissoko, qui accepta de livrer ses archives orales à son ami, Youssouf Tata Cissé, dans une des œuvres écrites, reconnue comme référence incontournable, le célèbre griot dit dans un passage évoquant l’investiture de Soundjata, peut-être anodin, mais lourd de sens : « Je ne peux pas tout dire, sinon… ». Wa Kamissoko n’est-il pas en train de dire par là qu’aucun pouvoir ne repose sur une légitimité absolue

Le déni

Toutes ces informations détaillées ici sont loin de sortir du néant, car elles ne sont, au contraire, pas inconnues des gens avertis. Les griots de tout bord, ceux se réclamant de la lignée de Balla Fassakè Kouyaté et ceux qui descendent des exclus du Mandé, distillent dans leurs différentes sagas orales des indices qui mettent la puce à l’oreille sur le mensonge qu’on leur intime de transmettre depuis neuf siècles.

Le déni de la réalité et » le politiquement correct » aidant, l’Afrique subsaharienne s’est accoutumée de manière stupéfiante à cette histoire déformée, épousant de ce fait une culture qui lui a été imposée dans le seul but de l’asservir.

C’est une institution qui est certes attaquée à travers ce texte, mais un besoin d’éclaircissement s’impose tant le mensonge à son origine est abject.

Le déclin de l’empire Sosso a ouvert les vannes du plus grand négoce d’esclaves noirs entre le Sud et les Almoravides du Nord et a conduit à neuf siècles d’égarements culturels de l’Afrique subsaharienne au profit d’une outrancière arabo-islamisation des us et coutumes.
Quid du maintien de la notion de sous-hommes entre Maghreb et Afrique noire, serait-elle à l’origine du racisme ? Cette question me revient chaque fois que je relis cette citation d’Ibn Kaldoum (1332 – 1406), historien médiéval et philosophe social musulman : « Les nations nègres sont en règle générale dociles à l’esclavage, parce qu’ils (Nègres) ont des attributs tout à fait voisins à ceux d’animaux stupides. »

Des siècles d’impostures soutenues par une version formatée de l’histoire et acheminées, contre leur gré, par une partie des griots, ont fini par escamoter la vérité. Mais si vous écoutez bien certains de nos griots vous pourrez deviner dans leurs contes, dissimulé par des images et des ellipses le récit du roi Forgeron, voilà ce qui reste malgré tout de la mémoire d’une culture en perdition.

Solo Niaré

 

Source: teles-relay

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