Il serait par conséquent dommage que cet événement littéraire exceptionnel n’occupe pas toute sa place dans une actualité nationale polarisée par des crises politiques. Celles-ci reçoivent d’ailleurs un éclairage singulier grâce à ce roman, à travers la description qu’il fait d’une société en décomposition avancée certes mais conservant aussi des atouts pour rebondir, pour peu que des rationalités nouvelles, exigeantes et profondément en congruence avec les grands combats émancipateurs de l’Afrique, guident sa désastreuse gouvernance.
C’est ce credo optimiste qui émerge du travail d’écriture d’Ibrahima Aya, de son art de virtuose de l’observation puis de la transfiguration empathique du quotidien malien. Ses personnages incarnent en effet une humanité complexe, subtilement analysée à l’aune de mises en récit recourant à l’absurde, au burlesque, à la dérision…
Au final, on obtient un baroque structurant et expressif dont la profondeur conceptuelle ne le cède en rien à celle d’une sociologie rigoureuse d’histoires de vie emblématiques des soubresauts du Mali.
Avant de me livrer à un début d’inventaire des pépites nombreuses qui parsèment le livre, non pas avec la prétention d’être un spécialiste, mais en simple citoyen attentif à tout progrès véritable de nos arts et sciences, je dirai quelques mots de l’auteur.
Il n’est pas aisé de parler d’Ibrahima Aya tant l’homme est discret. Il aurait pu pourtant être déjà l’une des figures médiatiques les plus célèbres du Mali pour être l’organisateur constant de la Rentrée littéraire depuis onze ans. Cet espace célébrant la création littéraire et, plus globalement, intellectuelle au Mali et en Afrique chaque année, est en effet couru par les média nationaux et internationaux qui n’ont pas omis de lui offrir des tribunes régulières, en recueillant et diffusant la parole subtile mais brève de l’organisateur. Il suffisait donc qu’un minimum de désir d’affichage s’y ajoute pour que l’homme devienne une icône mondiale.
Outre cette performance d’être la figure tutélaire pourtant demeurée modeste de la Rentrée littéraire, ce qui témoigne en outre de sa ténacité doublée de son placide entregent, Ibrahima Aya, expert très actif en questions de développement côté profession, est aussi un écrivain qui s’est déjà signalé par une œuvre dont l’originalité avait frappé les esprits ayant eu la chance de la lire. Il s’agit de « Les larmes de Djoliba », publié par les Editions Cercle en collaboration avec l’Agence Malienne de Publicité en 2002. Ce livre s’ouvrait sur une présentation de Souleymane Drabo, grand journaliste, à l’époque Directeur de l’Agence. L’AMAP avait d’ailleurs fait preuve d’une grande perspicacité en flairant la naissance d’un grand écrivain. Les nouvelles qu’elle publia en feuilleton, chaque premier lundi du mois, entre août 2002 et août 2003, étaient en effet riches de promesses.
Une belle nouvelle, Les âniers de la Casbah, publiée en 2009, puis une autre en 2010, Querelle autour d’un âge, ainsi qu’un nouveau recueil paru en 2012 sous le titre Rires et pleurs des orphelins confirmeront un talent sensible aux malheurs du monde et dont le style est frappé au sceau d’une irréductible originalité.
J’ajouterai au curriculum vitae sans guère m’y attarder qu’Ibrahima Aya est un ingénieur agronome né à Goundam, il y a cinquante-trois ans. Goundam est une ville de confluences, un des nombreux petits coins magiques du Mali qui trempent le caractère de ses fils, en le mâtinant de douceur. Ces lieux bénits sont certainement aidés en cela par les vents convergents qui soufflent à partir d’horizons divers.
Abordant à présent l’œuvre, je rappellerai que j’ai eu l’honneur d’avoir préfacé Les Larmes de Djoliba, le premier recueil de nouvelles de l’auteur. On peut dire aujourd’hui que les différentes pièces qui le composent ainsi que les parutions suivantes annonçaient effectivement la grande œuvre qui vient de paraître, en même temps que l’écrivain majeur qui nous est ainsi définitivement né.
Le pays des éclipses est en effet l’accomplissement intégral des promesses littéraires contenues dans les nouvelles. Ce sont les nouvelles hissées à un niveau artistique encore plus élevé ; ce sont aussi des thèmes de prédilection concentrés et explicités ainsi que des procédés rhétoriques et stylistiques plus systématiquement combinés pour conforter un univers artistique unique par son originalité.
Bien sûr, le roman ne se résorbe pas tout entier dans les nouvelles. Il a ses propres codes et son univers spécifique fait en particulier de personnages étranges, ayant la double vertu d’être des individus figurant des collectifs ou des collectifs évoquant des caractères.
On peut même dire qu’autour de cet univers qui se bâtit progressivement grâce à quelques personnages, hauts en couleur certes mais plutôt conventionnels au premier abord, gravitent des sortes de tribus ou d’emblèmes personnifiés reconnaissables à leurs habitus : les Théière qui évoquent les « grins », petits groupes de causeries autour du thé, constituent une opinion raffinée et exigeante s’opposent à Cacahouète, prototype des laudateurs manipulables à la merci des puissants du jour ; les Kakis, forces de défense et de sécurité, posent généralement des actes maladroits ou intempestifs là où leur protection est attendue… Que dire de personnages comme Chevreau, Niche ou l’Assesseur qui suggèrent respectivement l’agitation fébrile, la garderie des chiens et les élections en mode « insincérité des scrutins » sinon qu’ils sont aussi polysémiques et révélateurs de la minutie de l’exploration des mœurs sociales ? Ces différents types de personnages sont en effet des échantillons des collectifs maliens qui permettent à l’auteur, muni de son scalpel ainsi que d’autres instruments plus fins, de disséquer la société de son univers romanesque, laquelle présente d’évidentes similitudes avec la réelle.
On pourrait donc penser que l’œuvre est d’un abord difficile tant sa structure et son style sont complexes. J’ajouterai cependant aussitôt que le roman captive tout lecteur courageux ayant un minimum d’assiduité dans la fréquentation de la République des Lettres. On doit mériter, par son enthousiasme et sa curiosité, d’être un élu des grandes œuvres qui, invariablement, offrent en retour le plaisir du texte en même temps que l’accès à un imaginaire inspiré par les grands et imprévisibles souffles de la création.
C’est ici le cas, car un souffle poétique discret balaie pourtant tout le roman et en constitue une substructure constante, même lorsque sont évoquées des contingences ou turpitudes sociales les plus ordinaires.
Aussi lire Ibrahima Aya, c’est entrer dans l’univers singulier d’un grand écrivain, c’est-à-dire renoncer aux conventions rebattues et aux habitudes de réception des œuvres qui en procèdent ; il s’agit aussi de s’ouvrir, comme dans un voyage à travers des terres inconnues, aux surprises et découvertes, bref à la créativité ainsi qu’à ses méandres inattendus, surtout lorsqu’ils sont le fait d’un écrivain innovateur.
Au total, que dit Ibrahima Aya dans son roman ou comment peut-on interpréter son message ? On ne saurait aisément répondre à cette question qui convoque aussi les sensibilités personnelles. Minimalement, on peut affirmer qu’il déroule sous les yeux du lecteur le malaise des couches fragiles, à savoir scolaires, femmes, ruraux et victimes de l’urbanisation débridée, marginaux sous différentes formes… devant les nombreux dysfonctionnements d’une bureaucratie étatique ayant perdu son âme et tournant à vide. Celle-ci est en effet en déphasage complet avec les besoins des citoyens et masque cette réalité en se livrant à des cérémonies pompeuses d’inaugurations, à coup de discours incohérents. Elle procède également, en se ridiculisant, à des pseudo-contrôles, avec des effets aggravants… Sont également montrées les différentes formes de la corruption des mœurs, qui, lorsqu’elle est incarnée par des hauts fonctionnaires lubriques, devient un chancre avilissant pour toute la société. Bref, les nombreuses anomies qui rongent la société sont révélées avec d’autant plus de force que sont utilisées les ressources les plus suggestives de l’écriture romanesque.
A ne souligner cependant que cet aspect sombre de notre trépidante modernité que de nombreuses productions intellectuelles de ces dernières années ont soulignées avec plus ou moins de perspicacité, on passerait à côté de ce roman de la tendresse, de la compassion et même, sur un autre plan, de la proposition car le texte regorge de pistes de solutions alternatives à des situations absurdes ou à des pratiques économiques irrationnelles. Ceci s’opère au moyen de la déconstruction ironique ou humoristique de nos usages ou par des suggestions quasi imperceptibles de l’ingénieur, à travers la culture de précision et de logique se dévoilant au fil de sa plume.
Je ne saurais mieux illustrer ces propos alliant poésie et rationalité, et évoquant ainsi un espoir vivifiant, un meilleur avenir qu’incarnent les femmes, qu’en citant longuement les dernières lignes de cette belle œuvre, manière aussi d’exhorter à la lire, avec toute la gourmandise intellectuelle nécessaire : « Sènin, sublime au milieu des fiancées, se leva, embrassa longuement sa mère puis sa grand-tante, posa tendrement sa main sur la joue de Bourgou, puis gagna, sous les ovations, le milieu de la scène. La reine des Nouvelle-villois leva alors la main vers son père comme pour lui dire qu’il portait encore la candeur de l’amour, le souffle de la liberté, le rythme de l’espérance. Elle se lança comme un bourgeon de lumière dans le ciel généreux du pays des éclipses. Les femmes, mariées, fiancées ou célibataires, toutes des épouses de la solitude, se mirent à chanter.
Nous sommes les troncs écorchés, dénudés. Nous attendons d’être couvertes de leurs tendresses, le temps de fleurir à nouveau. Ils sont partis avec nos habits. Ont-ils oublié qu’ils nous ont laissées nues ? De cette sève qu’ils ne sont pas revenus boire avec nous, nous pansons nos entailles.
Nous sommes les sables qui marchent et marchent, couvant le feu et l’abandon. Nous avons même enfourché nos dromadaires pour aller à leur rencontre sur la dune. Le matin encore, poussées par les rêves, nous avons cherché jusque dans les dépressions, mais ils ne sont pas arrivés.
Nous sommes les lacs, oueds et oasis perdus, exilés, répudiés, cherchant par vents et monts, les chemins du retour. Ils sont partis, emportant jusqu’aux traces de leur pas. Et nous sommes là, confiant nos tiédeurs à fleur de peau aux chéneaux ensevelis.
Nous sommes les plaines éperdues, avides d’être labourées, semées, pâturées, récoltées. Seules avec nos cuvettes pleines de stagnina et de caillé. Au loin encore, les hennissements des étalons et les mugissements des taureaux.
Nous sommes les rivières qui baignent aux pieds des collines, des arbres, des ergs, confluant les rires et refluant les larmes. Pourquoi ne peuvent-ils pas nager au loin avec nous ? Pourquoi n’ont–ils pas de souffle ? Ils cherchent les berges quand nous avons si besoin de leurs mains pour baigner plus loin, quand nous avons si faim de leurs bras pour monter au tronc de l’arbre, au flanc de la colline, à l’aine de l’erg, pour enlacer la plaine, les marécages, les champs, les pâturages. Pourquoi ? Ah, si nous n’aimions pas tant leurs bras pour nager ! Les grands-mères de nos grands-mères disaient qu’ils furent des temps où ces bras étaient tendres et fermes, si tendres et fermes, que lorsqu’elles s’approchaient, les feuilles et les pierres jouaient du violon.
Puis, un jour où le soleil ne trouva où se coucher et la lune ne sut comment dormir, les deux astres s’adossèrent l’un contre l’autre ; alors les nuages se dissipèrent en fumée couvrant de ternissures les regards des hommes et de chagrins les lèvres des femmes. Depuis, il n’y a plus de jour ni de nuit… Que des éclipses !
Nous ne nageons plus. Encore aujourd’hui, comme depuis des siècles, allongées sur les berges qu’ils ont désertées, humant les fleurs du gazon, nous attendons le retour de leurs parfums.
Nous sommes la terre qui ruissèle pour ne pas s’assécher. Des attentes affamées, des orgasmes refoulés, des enfantements ajournés.
Nous sommes les rosées qui patientent sur les berges, les vagues perchées sur les ports altiers des nénufars.
Nous sommes le fleuve qui lave les servitudes, panse les viols et éteint les brûlures. Nous sommes les bourgeons cachés du soleil, les écorces tatouées d’interdits, les saveurs enturbannées, les fleurs oubliées des chemins des abeilles. Nous sommes les chants interdits. Nous sommes les orages qui annoncent la fin des éclipses… ».
Moussa Sow, chercheur.