La valeur de la livre turque a fondu de près de 40% face au dollar et à l’euro depuis le début de l’année. Le président Erdogan appelle à une «lutte nationale», mais les marchés s’inquiètent de sa politique économique et des conséquences de la lutte douanière engagée avec les États-Unis.
Correspondante à Istanbul
La descente aux enfers s’accélère en Turquie. Ce vendredi après-midi, au moment même où le ministre turc de l’Économie dévoilait en direct son nouveau «modèle économique», un tweet de Donald Trump annonçant le doublement des taxes douanières sur l’acier et l’aluminium provoquait un nouvel effondrement de la livre turque. En l’espace de quelques minutes, la monnaie a ainsi de nouveau chuté de 6,66 livres pour un dollar à 6,99.
Dans un discours prononcé à la mi-journée, le président Recep Tayyip Erdogan avait précédemment exhorté ses concitoyens à changer leurs devises étrangères pour soutenir la monnaie nationale. «Si vous avez des dollars, des euros ou de l’or sous votre oreiller, allez dans les banques pour les échanger contre des livres turques. C’est une lutte nationale», a-t-il lancé depuis Bayburt, dans le nord-est du pays. Un discours teinté de sa désormais habituelle rhétorique belliqueuse: la Turquie, a-t-il promis, «ne perdra pas la guerre économique». La veille, lors d’un déplacement sur les bords de la mer Noire, il s’était déjà appliqué à dénoncer les «nombreuses campagnes qui sont menées» (contre la Turquie). «S’ils ont leurs dollars, nous avons notre peuple, notre Dieu», avait-il insisté, en référence à la chute de la livre qui a perdu 40 % de sa valeur depuis le début de l’année.
Vent de panique
Mais les «formules magiques» n’offrent guère de solution miracle. «Allons-nous répondre à notre propriétaire que nous «avons notre Dieu» lorsqu’il réclamera le paiement du loyer?», s’insurge un employé turc sur son compte Twitter. «Aujourd’hui, c’est le jour où je reçois mon salaire. Espérons que mon patron ne va pas m’annoncer: J’ai mon Dieu!», ironise un autre. Irrités par les discours de leur président, nombre de Turcs le sont aussi par «l’amateurisme» de son gendre, Berat Albayrak, nouvellement désigné à la tête du portefeuille économique du pays.
«Sa présentation PowerPoint n’était guère impressionnante, encore moins rassurante. On attendait bien plus d’un ministre de l’Économie», observe l’économiste turque Ozlem Albayrak (sans lien de parenté avec le ministre), en commentant son intervention du jour où ce dernier s’est engagé à réduire le déficit des paiements courants et à améliorer la confiance. La veille, un communiqué du ministère en avait déjà donné les grands axes: une limitation de la croissance du PIB entre 3 % et 4 % en 2019, contre 5,5 % prévus cette année par le gouvernement ; une réduction du déficit courant à 4 % – soit deux points de moins que le niveau attendu pour 2018 ; et enfin une réduction de l’inflation sous les 10 % aussi rapidement que possible. Cette dernière a atteint près de 16 % en juillet en rythme annuel.
La chute drastique de la livre turque, à l’agonie depuis plusieurs mois, s’explique en partie par l’actuelle crise diplomatique avec les États-Unis – la plus grave en quarante ans. La semaine dernière, Washington a pris la décision radicale d’imposer des sanctions contre son allié au sein de l’Otan, en visant directement deux ministres, celui de la Justice et celui de l’Intérieur. À l’origine de cette décision: la volonté de «punir» la Turquie pour la détention du pasteur américain Andrew Brunson. Accusé de «terrorisme» et «d’espionnage», ce dernier vient de passer un an et demi en prison et a récemment été placé en résidence surveillée pour la durée de son procès. Pour l’heure, les tractations diplomatiques n’ont permis ni d’apaiser les tensions, ni de rassurer les marchés. Bien au contraire.
Les causes de la débandade économique sont en fait bien plus profondes. «La plupart des économistes ne sont pas surpris par cette crise monétaire. À dire vrai, cela faisait des années que nous mettions en garde le gouvernement. Depuis 2013, le modèle économique du parti au pouvoir, l’AKP (basé sur les crédits à la consommation et les grands projets d’infrastructure) ne fonctionne plus», estime Ozlem Albayrak. Ces derniers mois, les experts n’ont cessé d’appeler de leurs vœux une hausse des taux d’intérêt de la banque centrale pour enrayer l’inflation. Mais ils font face à l’opposition du président Erdogan, un «ennemi» autoproclamé des taux d’intérêt. Vendredi soir, un inhabituel vent d’inquiétude planait sur la place Taksim, au cœur d’Istanbul. «C’est la panique», concède Birben. Assise derrière la vitre d’un bureau de change, l’employée jonglait avec la chute infernale de la livre turque. «Ça change toutes les minutes, parfois toutes les secondes. Je n’ai jamais vu ça. Qui sait ce qui nous attend demain?», dit-elle.
Le Figaro