L’intellectuel nigérien Rahmane Idrissa se livre à une autopsie de la crise malienne : comment la démocratie promise a tourné au chaos, avec deux coups d’Etat successifs en deux ans.
En bambara, langue véhiculaire du Mali, «démocratie» se dit «bèdjinfanga», un mot inventé de toutes pièces dans l’enthousiasme de la démocratisation des années 1990 par l’intelligentsia d’Etat promue par Alpha Oumar Konaré, premier président démocratiquement élu du pays.
Littéralement, ce mot veut dire «pouvoir de tous». La dérision s’en est emparée et il évoque aujourd’hui une tourbe d’anarchisme qu’un certain général qualifierait de «chienlit», un univers où chacun peut n’en faire qu’à sa tête, en particulier à l’encontre de l’intérêt général et du bien commun.
De ce fait, le mot correspond à l’idée que se fait l’opinion majoritaire de la démocratie telle qu’elle existe dans le pays depuis la transition du printemps 1991, qui a vu la fin du régime autoritaire du général Moussa Traoré et l’avènement d’une classe politique aujourd’hui vouée aux gémonies pour ses faillites réelles ou imaginaires.
Dans l’historiographie du Mali, 1991 n’apparaît plus seulement comme la chute d’un régime autoritaire, mais aussi et surtout comme celle de l’autorité de l’Etat, c’est-à-dire de l’entité qui, au moins dans l’idéal, est la garante de l’intérêt général contre
les appétits de la multitude, de «bèdjin», de tous et toutes. Affaire de perception, bien sûr, mais il n’y a pas de fumée sans feu.
La faillite de la démocratisation
Le Contrat social de Rousseau visait à conceptualiser la manière dont «une multitude» devient «un peuple», c’est-à-dire une assemblée de citoyens.
Une traduction plus consciente de «démocratie» aurait dû être «djamafanga» le terme «djama», emprunté à l’arabe, signifiant exactement une «assemblée de gens ayant des droits civils et politiques».
Mais «bèdjinfanga», «le pouvoir
de la multitude», au moins résume bien un aspect crucial de la maladie politique dont souffre le Mali : la faillite de la démocratisation à produire des citoyens, des gens gouvernés à travers leurs droits et devoirs civils et politiques et une subjectivité ouverte au sentiment de l’intérêt général.
Cette faillite n’a rien d’abstrait ou
de purement conceptuel, et elle
est au principe des rêves violents
qui menacent d’abattre la maison
Mali.
Rahmane Idrissa (est Politologue, et chercheur nigérien au Centre d’études africaines de l’université de Leiden (PaysBas).
Source : Sud-Hebdo