Lors des obseques du Président Amadou Toumani Touré, Seydou Sissouma, directeur de cabinet au cabinet d’ATT à, au nom de ses collaborateurs, prononcé un discours plein d’emotions. Voici l’integralite de cette intervention.
Général Amadou Toumani Touré
Mon patron, Notre patron,
Mon grand frère
On prête à Jean Cocteau d’avoir écrit un jour ceci : “Un général ne se rend jamais… même à l’évidence”. Nous sommes aujourd’hui, pourtant, devant une double évidence. La première est l’évidence de la Mort à laquelle se rendent même les plus grands d’entre nous, dont Vous Général Amadou Toumani Touré, au soir d’une vie bien remplie. Ina lilahi Wa Ina lilahi rajihoun ! La seconde est que le texte du célèbre écrivain français, plutôt qu’une exaltation du courage, pointe une sorte de vanité qui confine à la cécité. A l’évidence, ça ce n’est pas vous, Général Amadou Toumani Touré. Chacune, chacun de nous, Maliens, Africains et Amis d’ailleurs peuvent porter témoignage du fait que nous portons aujourd’hui le deuil d’un homme qui a été grand, très grand même parce qu’il a su rester humble et lucide.J’ai le redoutable privilège de parler au nom de toutes les équipes qui vous ont accompagné dans la fabuleuse aventure que fut votre vie à la tête de la Transition de mars 91 au 08 juin 1992, ensuite comme président d’une Fondation, créée de vos mains, dédiée aux enfants, à vos amis les tout-petits, plus tard comme président de la République de 2002 à 2012 et enfin au sein du Cabinet mis en place en mars 2018 pour assister l’ancien Président de la République.
Il nous est loisible de feuilletonner cette riche carrière en de multiples épisodes qui ne nécessitent même pas de fouetter son inspiration tant le réel aurait suffi à construire une série sur le mode : il était une fois ATT !
Mon général,
Vous avez surpris un jour dans mes écrits une citation de Birago Diop qui vous a fait tant plaisir qu’elle est revenue assez souvent dans nos conversations : ” Quand la mémoire va chercher du bois mort, elle ramène le fagot qui lui plaît “. Permettez-moi de recourir à cette mémoire sélective pour n’évoquer devant cette Assemblée recueillie que deux à trois moments qui me semblent résumer votre relation aux hommes au sens générique du terme, cette relation qui est l’équation à résoudre pour tout homme ou toute femme qui prend le pari risqué de gouverner la Cité.
Quelques mois après votre élection en 2002, lorsque vous avez commencé vos déplacements à l’intérieur du Mali, l’idée a traversé votre Cabinet de faire préparer à Bamako le repas de la Délégation ou à tout le moins le vôtre pour l’emporter durant le voyage lorsque le lieu de visite se situait en dehors de la capitale régionale. Vous n’avez pas pris la peine de vous énerver, mais d’énoncer calmement et fermement la règle pour les dix ans : à chaque voyage du genre, envoyez le budget de la restauration au préfet ou au sous-préfet pour les femmes de la localité qui se chargeront du repas. La prévention que vous soupçonniez derrière le choix de promener nos repas dans nos terroirs avait quelque chose d’insupportable, plus grave, d’indécent. Oui, avec vous, nous avons appris à manger de délicieux mets alliant le goût et l’hygiène dans toutes les contrées du Mali !
À Mopti, votre ville natale, le Soudou Baba, un incident de sécurité survint lors d’une de vos nombreuses visites. Pendant que vous saluez la foule venue à l’accueil, une femme, dans un geste presque inconscient, avait jeté son fils dans vos bras ou plutôt, vous avez eu le réflexe de recueillir l’enfant lancé à votre endroit pour le préserver d’une chute aux conséquences imprévisibles. Des éléments de la sécurité présidentielle se sont rués sur la dame et d’un ton sec vous leur avez enjoint de se garder de quelque geste de réprimande contre elle. Vous l’avez appelée à vous dans cet élan si caractéristique de votre personne qui mêle l’affection et le respect pour l’écouter. Après, vous l’avez confiée à votre suite.De retour à Bamako, le lieutenant qui commandait la garde rapprochée est venue à moi pour me de dire de vous demander humblement de laisser la sécurité présidentielle faire son travail. Quand je vous ai porté le message, vous m’avez chargé en retour d’aller dire au lieutenant et à ses hommes de vous laisser faire votre travail de Président de la République. Revenant sur l’incident, vous avez estimé que la dame n’a rien de plus cher que son enfant et que si elle a agi ainsi, maladroitement, c’était pour s’imposer à votre attention et vous exposer ses soucis. “Je veux qu’ils comprennent (les jeunes soldats) que nous sommes en train de réaliser de nombreuses infrastructures et de porter de grandes réformes sociales qui changent la vie de beaucoup de nos compatriotes, mais les bénéfices ne touchent pas tout le monde. Je peux décider de l’augmentation du traitement des fonctionnaires, de la baisse du prix de l’eau et de l’électricité sans qu’aucune de ces mesures sociales ne touche cette malheureuse femme parce que personne n’est fonctionnaire dans sa famille et elle n’a ni électricité ni eau courante, peut-être.
Mais elle se souviendra toute sa vie que j’ai porté son enfant dans mes bras et ai pris deux minutes pour écouter ses doléances. Je n’en sais rien, mais c’est peut-être ça qu’elle aura gagné sous ma présidence”.
Pour vous le seuil d’utilité du pouvoir ne pouvait se limiter à la dispensation de bien-être matériel, certes essentiel à la vie. Cette première exigence devait être équilibrée par la capacité de l’autorité dans la position la plus élevée à offrir un sourire, une poignée de mains chaleureuse, une pique fraternelle dans le cadre de la parenté à plaisanterie.
Vous nous avez enseigné par l’exemple que proportionner le pouvoir au citoyen, et surtout au plus modeste d’entre eux, ce n’est pas le rapetisser, encore moins l’abaisser ; c’est plutôt l’élever, le sublimer à la hauteur de la diversité de nos conditions d’hommes et de femmes. Dans une de ses préconisations, la Charte de Kouroukanfouga, que vous avez célébrée aux quatre coins de la planète, cette Charte dispose “qu’une âme, une vie n’est pas plus respectable qu’une autre, qu’une âme, une vie n’est pas supérieure à une autre”.
C’est là une belle formule pour affirmer l’égale dignité des humains et ce ne fut point une profession de foi, une pétition de principe pour vous, mais l’emblème même de votre gouvernance. Le bâtisseur qui est unanimement célébré n’était jamais aussi content d’une réalisation que lorsqu’il lui était donné de voir son impact sur les personnes de condition modeste. J’avais suivi un jour un reportage sur l’éclairage public à San et vous ai rapporté le témoignage d’une vendeuse de beignets qui se réjouissait de pouvoir prolonger son activité jusqu’à 22H sous les lampadaires et un jeune photographe de la localité qui gardait son studio ouvert, tard dans la nuit, améliorant ainsi leurs revenus et, par voie de conséquence, leurs conditions de vie. Vous étiez rayonnant de bonheur d’entendre ça !Tout le monde connaît votre passion pour le sport et le football. La preuve, un des plus beaux messages de condoléances reçus de par le monde est venu de Gianni Infantino, le président de la Fifa. En août 2012, vous avez suivi de Dakar, en direct à la télé, le sacre de l’Union Sportive de Bougouni, la toute première équipe de deuxième division à remporter la coupe du Mali. Vous étiez heureux pour les jeunes et fier d’avoir choisi la ville de Bougouni pour abriter un stade de football aux normes internationales. On peut multiplier à l’infini les exemples. C’est cette pureté des sentiments pour les plus vulnérables qui n’a pas échappé aux enfants, aux lendemains du 26 mars 1991 quand ils ont commencé à scander : “ATT, nous mourrons pour toi” (ATT an bè sa i nofè)!
Cette déclaration d’amour de vos amis les Tout-petits va s’incarner dans un symbole de reconnaissance qui sera la Fondation pour l’Enfance que vous dirigerez de 1993 à 2002, avant de passer le flambeau à votre Distinguée Épouse Lobbo Traoré. Sous sa direction, la Fondation et l’hôpital Mère-Enfant ont continué de grandir à votre plus grande satisfaction. Fair-play, vous avez tenu à saluer l’action de Lobbo, en décembre 2018, quand elle vous retournait le témoin que vous lui aviez confié 17 ans plus tôt : “Je reconnais que ma cousine (vous appeliez ainsi votre épouse, par pudeur, à chaque fois que vous voulez lui faire un compliment) a fait du très bon travail. Je n’en suis pas surpris, en tant que professionnelle de la santé, elle était préparée à cette mission”.
Président Amadou Toumani Touré,
Je manquerais au devoir de gratitude si je termine ce témoignage sans dire quelques mots du lien personnel exceptionnel que nous avons, vous et moi, entretenu pendant près de 30 ans, depuis ce jour de décembre 1991, quand je vous ai rencontré pour la première fois à l’occasion d’un Sommet de l’Organisation de la Conférence islamique à Dakar, avant de revenir au Mali, servir, à vos côtés, à partir de 2002. Vous m’avez adopté pour les raisons que vous seul savez, en m’entourant de tous les nobles sentiments qu’une belle personne peut nourrir pour plus petit que soi-même : un mélange d’estime, de confiance, de fraternité, de tendresse et d’amitié.
En octobre 2012, à l’occasion de la fête de Tabaski, la première que vous avez célébrée en exil à Dakar, j’avais fait acheter un mouton pour le faire convoyer par un neveu jusqu’à Dakar. Péché d’orgueil, peut-être, de ma part, mais je n’acceptais pas que vous qui offriez tous les ans des dizaines de moutons maliens à des chefs d’Etat de la Sous-région à chaque fête, ne puissiez immoler une belle bête du pays, en étant au Sénégal. L’opération fut rondement menée avec votre Aide de camp de l’époque, commandant Aliou Bakayoko, colonel aujourd’hui.
En réponse à ce geste simple, je reçus le soir un appel téléphonique de vous, en plein dîner à Ouaga avec des amis sénégalais venus prendre part à une réunion que j’organisais sur l’enseignement supérieur dans l’espace Uemoa.
“Tu as osé faire ça ? Seydou, tu fais partie des plus belles choses qui me soient arrivées dans la vie et Qu’Allah te donne un petit frère qui puisse te reconnaître comme tu m’as reconnu !”. Je suis resté pétrifié quelques secondes, mais j’ai rassemblé mes forces pour terminer le dîner et aller pleurer toute la nuit chez moi.
Connaissant votre vaste culture cinématographique, combien de fois au détour d’une causerie nous vous avons entendu déclamer un dialogue bien ciselé d’un film western, je me suis rappelé de Kirk Douglas qui a trusté tous les honneurs du cinéma mondial. Au crépuscule de sa vie, kirk Douglas (le père de Michael Douglas) a publié ses mémoires sous ce titre évocateur : “Le fils du chiffonnier”, pour rappeler ses origines modestes et rendre gloire à Dieu pour son incroyable destin qui n’était pas forcément promis ; moi aussi lorsque vous avez eu pour moi ces mots d’une authentique fraternité et estime, je me suis interrogé : Seydou, c’est bien de toi, le fils du chauffeur et de la ménagère, qu’un Président de la République parle en des termes si forts, si stellaires ?
Oui, c’était bien moi, et je me suis souvenu qu’un an plus tôt, encore en fonction, le Président ATT m’avait fait l’immense privilège de me nommer Commissaire à la Commission de l’Uemoa et, suprême honneur, il s’était déplacé à l’aéroport pour m’accompagner le jour où je partais à Ouaga, pour prendre fonction. Vous comprendrez que, pour moi aussi, c’est un monde qui s’effondre ! Après une vie de commando parachutiste, de soldat de la démocratie et du développement, de combattant de la cause humanitaire, vous allez rejoindre, désormais, mon Général, la Grande Armée des Justes, ces Justes toujours aux côtés de la veuve et de l’orphelin, à l’écoute de l’indigent et constamment taraudé par le sentiment que ce qui est fait n’est jamais suffisant.
Vous laissez derrière vous une foule de collaborateurs appartenant à une multitude de corps (administratif, militaire ou technique), en activité ou à la retraite, qui se glorifient d’avoir servi à vos côtés. En ce jour si pénible, si cruel des adieux, toutes et tous vous disent, en chœur : DIARAMA Président Amadou Toumani TOURE !Seydou Sissouma