Le Président Macky Sall devrait profiter de son second mandat pour protéger les enfants talibés
Des enfants connus sous le nom de « talibés » continuent d’être victimes d’abus graves et d’actes d’exploitation et de négligence d’une ampleur alarmante dans un grand nombre d’écoles coraniques du Sénégal, signalent Human Rights Watch et la Plateforme pour la promotion et la protection des droits humains (PPDH), une coalition sénégalaise d’organisations de défense des droits humains, dans un rapport conjointement publié aujourd’hui.
Ce rapport de 81 pages, intitulé « “Il y a une souffrance énorme” : Graves abus contre des enfants talibés au Sénégal, 2017-2018 », documente les décès de 16 enfants talibés sur cette période des suites de passages à tabac, d’actes de négligence ou d’une mise en danger par certains maîtres coraniques dans leurs écoles, appelées « daaras ». Le rapport documente également des abus perpétrés à l’encontre de talibés dans huit des 14 régions administratives du Sénégal, dont 61 cas de passages à tabac ou d’abus physiques ; 15 cas de viols, tentatives de viols ou abus sexuels ; 14 cas d’enfants séquestrés, attachés ou enchaînés dans des daaras ; et un recours généralisé à la mendicité forcée et à des actes de négligence.
Le Président Macky Sall, réélu en février 2019, devrait profiter de son second mandat pour prendre des mesures concrètes et de grande ampleur afin de protéger les dizaines de milliers d’enfants talibés qui vivent dans des daaras au Sénégal ne faisant toujours pas l’objet d’une réglementation, ont déclaré Human Rights Watch et la PPDH.
« Des enfants talibés traînent dans les rues, sont victimes d’exactions choquantes, et certains meurent des suites d’abus et d’actes de négligence », a affirmé Corinne Dufka, directrice adjointe de la division Afrique à Human Rights Watch. « Les autorités sénégalaises se disent engagées à protéger les enfants et à éliminer la mendicité forcée des enfants, alors pourquoi un si grand nombre de daaras dangereux ou caractérisés par l’exploitation ou d’autres abus continuent-ils d’opérer ? »
Human Rights Watch et la PPDH se sont rendus dans quatre régions du Sénégal en 2018 et 2019 et ont interrogé plus de 150 individus, en personne ou par téléphone, dont 88 talibés ou anciens talibés, 23 maîtres coraniques, et de nombreux travailleurs sociaux, experts de la protection de l’enfance et agents du gouvernement, entre autres. Les groupes ont observé et parlé avec des dizaines d’enfants talibés – dont un grand nombre n’avaient que cinq ans – qui mendiaient dans les rues de Dakar, Saint-Louis, Diourbel, Touba et Louga. Les chercheurs se sont rendus dans 22 daaras internats (pensions coraniques) et dans 13 centres d’accueil et refuges pour enfants, où ils ont trouvé de nombreux enfants talibés fugueurs qui leur ont fait part des abus et de la mendicité forcée dont ils étaient victimes.
Ces abus se sont poursuivis en 2019. En février, un talibé de huit ans qui s’attardait une nuit à la gare routière de Saint-Louis – il aurait eu peur de rentrer à son daara car il n’avait pas réussi à atteindre le quota de mendicité requis par son maître coranique – a été agressé sexuellement par un adolescent. En avril, un maître coranique a été arrêté à Mbour après le décès d’un enfant talibé qui aurait été le résultat d’un passage à tabac.
Bien que de nombreux maitres coraniques au Sénégal n’obligent pas les enfants à mendier et respectent leurs droits, d’autres continuent de les soumettre à des abus ou à la négligence.
Human Rights Watch estime à plus de 100 000 le nombre d’enfants talibés au Sénégal qui sont forcés par leurs maîtres coraniques – ou « marabouts » – à mendier chaque jour pour ramener de l’argent, de la nourriture, du riz ou du sucre. Un grand nombre de ces maîtres coraniques fixent un quota de mendicité, qu’ils font respecter en recourant à des passages à tabac souvent sévères.
En tout, 63 des 88 talibés interrogés pour les besoins de ce rapport ont déclaré que leur maître coranique les forçait à mendier jusqu’à ce qu’ils aient réuni une somme allant de 100 à 1 250 francs CFA (0,20-2,20 dollars US) par jour. Human Rights Watch et la PPDH ont observé des cicatrices ou des blessures sur les corps de plusieurs enfants qui avaient signalé des abus.
« Je n’aimais pas le daara parce qu’on nous frappait tout le temps – si on ne mémorisait pas les versets du Coran ou si on ne rapportait pas d’argent », a déclaré un talibé de neuf ans qui s’était enfui de son daara à Dakar en 2018 pour échapper à la violence. « Au daara, on se fait battre jusqu’à ce qu’on croie mourir. »
Des enfants ont signalé avoir été attachés, enchaînés ou séquestrés dans des daaras, dans des salles comparables à des cellules, parfois pendant des semaines voire des mois, en guise de punition. « Si on essayait de s’enfuir, le marabout nous entravait les jambes avec une chaîne pour qu’on ne puisse plus bouger », a expliqué un talibé de 13 ans qui s’était enfui d’un daara dans la région de Diourbel. Des travailleurs sociaux et des agents du gouvernement ont raconté avoir aidé des enfants qui avaient fugué d’un daara alors qu’ils avaient encore des chaînes aux pieds. La majorité de ces cas se sont déroulés dans les régions de Diourbel et de Saint-Louis.
Des cas d’abus sexuels et de viols de garçons et de filles talibés par leurs maîtres coraniques ou leurs assistants – les « grands talibés » – ont été documentés dans les régions de Dakar, Saint-Louis, Diourbel, Kaolack et Fatick. Un garçon d’une quinzaine d’années qui s’était enfui de son daara dans la région de Diourbel a expliqué qu’il avait assisté à des abus sexuels perpétrés par des grands talibés à l’encontre d’enfants plus jeunes. « S’ils refusaient, les grands talibés les tapaient. Les victimes avaient environ 11 ans », a-t-il déclaré.
Un grand nombre des enfants observés dans les rues et dans les 22 daaras visités souffraient visiblement d’infections ou de maladies mais n’avaient pas reçu de soins médicaux. Parmi les daaras visités, 13 ne donnaient que peu voire pas de nourriture aux enfants ; beaucoup hébergeaient les enfants dans des bâtiments délabrés, sordides ou à l’abandon – souvent sans latrines en bon état de fonctionnement, sans savon ou sans moustiquaires pour protéger les enfants du paludisme.
Certains daaras sont si mal construits et contrôlés que les enfants y courent un risque plus élevé d’être blessés ou de périr dans un incendie. Le rapport documente ainsi des incendies qui se sont déclarés dans quatre daaras en 2017 et 2018 ; lors de trois d’entre eux, des enfants ont été blessés ou sont morts après avoir été pris au piège à l’intérieur du bâtiment, leur maître coranique étant absent des lieux.
Les groupes ont également constaté l’existence d’une traite des personnes et de dangers liés à la migration des talibés, notamment le transport illicite de groupes d’enfants talibés d’une région à une autre ou d’un pays à un autre, l’abandon de talibés dans des villes éloignées, et le cas d’enfants qui finissent dans la rue après avoir fui une situation violente. Certains parents perpétuent ces pratiques en renvoyant plusieurs fois leur enfant dans un daara caractérisé par des abus.
Le Sénégal dispose de législations nationales solides interdisant les abus à l’encontre des enfants, la mise en danger et la traite des personnes, mais les mesures prises pour protéger les talibés et poursuivre en justice les auteurs d’abus ont été limitées. Un prochain rapport de Human Rights Watch permettra d’évaluer les mesures prises par le Sénégal en matière politique, judiciaire et de programmation en 2017 et 2018 pour venir à bout de la mendicité forcée des enfants, des conditions de vie dangereuses et d’autres abus perpétrés dans les daaras – en proposant au gouvernement une « feuille de route » pour protéger les enfants talibés et engendrer un changement durable.
À l’approche de la Journée internationale de l’enfant africain, qui sera célébrée le 16 juin, le gouvernement sénégalais devrait de toute urgence prendre des mesures pour protéger les enfants talibés des abus et de la mendicité forcée, traduire en justice les auteurs de ces actes, et inspecter et réglementer les daaras, ont déclaré Human Rights Watch et la PPDH. Le gouvernement devrait également renforcer les capacités des services régionaux de protection de l’enfance et tenir un financement à la disposition des daaras qui accordent la priorité à l’éducation des enfants et respectent leurs droits.
« Avec son nouveau mandat, le Président Sall a la possibilité d’engendrer un impact durable sur la vie de milliers d’enfants en protégeant les talibés contre l’exploitation et en mettant un terme aux abus perpétrés danscertains soi-disant daaras », a précisé Mamadou Wane, coordinateur de la PPDH. « Les énormes souffrances subies par les enfants dans ces pseudo-daaras doivent cesser. »