En raison de l’insécurité qui sévit en Afrique de l’Ouest, les populations ont de plus en plus de difficultés à accéder à la nourriture.
En cette fin d’année 2019, le Sahel, et plus largement l’Afrique de l’Ouest, fait face à deux grandes nouvelles. D’un côté, on a produit dans la région jusqu’à 15 % de plus de nourriture que les années précédentes. De l’autre, 9,4 millions de personnes ont besoin d’une aide alimentaire dans 16 pays au moins. C’est l’une des données qu’ont révélées des experts réunis depuis le 9 décembre au siège de l’OCDE à Paris. Alors, si la nourriture est là, comment expliquer que les personnes n’y ont pas accès ? C’est pour mieux comprendre cette situation, ce véritable paradoxe, que le Réseau de prévention des crises alimentaires (RCPA) s’est plongé dans les chiffres et les cartes. Ce qu’il faut savoir, c’est que, pour toute une série de raisons, les populations n’accèdent pas à la nourriture qui a été produite. Au premier rang de ces motifs figurent, sans surprise, l’insécurité et les violences intercommunautaires qui continuent de faire des victimes et des déplacés dans cette région.
Où et comment situer l’urgence ?
Mahalmoudou Hamadoun, coordonnateur du programme régional à la sécurité alimentaire (Comité inter-État de lutte contre la sécheresse au Sahel, CILSS), est formel : le nombre de personnes nécessitant une aide immédiate est le « double » de celui de l’an passé à la même époque, soit 4,5 millions (bien 4,5 millions), les conflits qui se multiplient dans la région constituent « un facteur aggravant de l’insécurité alimentaire » dans la zone.
Les trois pays les plus touchés par la faim (en phase de « crise », au stade 3 sur une échelle de 5) sont le Nigeria (4 millions de personnes), le Niger (1,5 million) et le Burkina Faso (1,2 million), a indiqué le Réseau de prévention des crises alimentaires (RPCA), aussi présent à la réunion de Paris. Il faut savoir que, sur ce total, 619 000 personnes sont en « situation d’urgence », c’est-à-dire en phase 4 sur une échelle de 5, la 5e phase étant celle d’une famine déclarée. L’insécurité a provoqué une « forte augmentation » du nombre de personnes déplacées hors de leur foyer, « accentuant la pression sur les ressources alimentaires » et la désorganisation des « moyens d’existence locaux » comme les marchés, observe le RPCA. Selon les projections du réseau, de juin à août 2020, le nombre de personnes en besoin d’aide alimentaire sera encore plus élevé, à 14,4 millions.
L’insécurité et les violences intercommunautaires accentuent les difficultés
Le RPCA se réunit chaque année en décembre à Paris ou dans un pays africain pour prévoir les besoins alimentaires de la région au printemps lors de la délicate période, dite de « soudure », où les récoltes de l’année précédente sont consommées alors que celles de l’année en cours ne sont pas encore engrangées. « L’insécurité civile s’est exacerbée cette année au Mali, au Burkina Faso et au Nigeria. Du coup, les populations essentiellement rurales sont empêchées d’accéder à leurs moyens d’existence, l’agriculture ou l’élevage, alors qu’elles continuent de subir l’insécurité climatique », a ajouté Mahalmoudou Hamadoun auprès de l’Agence France-Presse.
Et pourtant, du côté de la production, les résultats sont plutôt positifs. Selon les chiffres officiels, les récoltes de céréales ont été en légère hausse par rapport à l’an passé (+ 1,7 %) et par rapport à la moyenne des cinq dernières années (+ 14 %), à 75,1 millions de tonnes. Celle de tubercules et de racines, estimée à 191 millions de tonnes, a progressé de 17,1 % dans les 16 pays en comparaison avec la moyenne quinquennale.
L’élevage au cœur des violences locales
C’est du côté de l’élevage que la crise s’illustre le plus par « d’importants déficits fourragers dans certaines localités de la bande sahélienne » (Burkina Faso, Mali, Mauritanie, Niger, Sénégal et Tchad), la Mauritanie et le Sénégal étant les plus touchés, indique le réseau. « Ces déficits fourragers, ajoutés aux difficultés d’accès à certains pâturages en raison de la crise sécuritaire », entraînent dans ces zones marquées par la transhumance traditionnelle des troupeaux « une forte concentration du bétail dans quelques zones sécurisées inhabituelles ainsi qu’un départ précoce à la transhumance », ajoute le communiqué final de cette 35e réunion annuelle du réseau.
Un « cocktail explosif », pour Jean Zoundi : cette situation porte un « risque majeur » d’« aggravation des conflits » traditionnels dans la région entre agriculteurs et éleveurs pour l’accès aux ressources, avertissent les experts, qui recommandent « d’anticiper » des distributions d’aliments pour le bétail dans les zones d’accueil des troupeaux.
Les experts ont aussi déploré le mauvais fonctionnement des marchés alimentaires locaux ou de bétail, « fortement perturbés » par « l’insécurité civile », « la recrudescence du grand banditisme », mais aussi « la fermeture de frontières entre le Nigeria et ses voisins béninois et nigériens » qui bloque les échanges commerciaux, notamment de bétail. Les éleveurs transhumants, souvent peuls, touaregs ou maures, sont « preneurs de solutions permettant de réduire l’amplitude des transhumances, et leur permettant d’accéder aux services de base », a pour sa part indiqué à l’AFP Blamah Jalloh, coordonnateur du réseau RBM des « éleveurs mobiles » ,qui réunit 75 organisations d’éleveurs dans 9 pays de la région, soit quelque 2 millions d’éleveurs au total.
Les projections
Pour sa part, Sibiri Jean Zoundi, directeur adjoint du Club Sahel de l’OCDE, a indiqué que « des villages entiers ont été déplacés au Burkina Faso, les infrastructures sont fermées, écoles, centres de santé, les gens n’ont plus la possibilité de rester chez eux ».
Pour les mois à venir, trois principaux foyers d’aggravation sont pointés du doigt par les experts :
– la région autour du lac Tchad, où sévit le groupe Boko Haram ;
– la région du Liptako Gourma, où se rejoignent les trois frontières du Niger, Mali et Burkina Faso et où se développent rapidement des attaques djihadistes bouleversant la vie quotidienne de millions de personnes, et multipliant le nombre de déplacés et de réfugiés, en particulier au Burkina Faso (480 000 personnes déplacées) ;
– une vaste région chevauchant le nord du Sénégal et la Mauritanie, où la sécheresse a créé un déficit fourrager important, et qui nécessitera une aide importante pour la nutrition du bétail.
Quel rôle pour l’action publique ?
Du côté des politiques, le ministre de l’Agriculture du Niger, Albadé Abouba, présent à la réunion, a plaidé pour que les pays concernés prennent le problème à bras-le-corps. « Autour du lac Tchad, on a imputé la montée de la violence à la paupérisation de la population due à la baisse des ressources naturelles, et en particulier à l’assèchement du lac. L’aspect religieux, je n’y crois pas beaucoup, il faut donc mettre l’accent sur les projets structurants pour pouvoir régler la situation », a-t-il dit alors qu’il a plu au moins six mois cette année dans son pays. Une météo quasi inespérée. Mais les besoins de financement sont criants. Pour faire avancer l’agriculture dans une région aussi aride, il faut améliorer la gestion de l’eau, construire des retenues, développer des systèmes de lutte contre le gaspillage par le stockage alimentaire. La réunion s’est terminée sur un appel aux bailleurs de fonds pour financer des projets structurants et non la seule aide alimentaire d’urgence. Des projets qui devront s’inspirer de ce qui fonctionne déjà, par exemple la bourse de sécurité familiale mise en place au Sénégal ou l’initiative 3N pour les Nigériens, tous des programmes structurels pour améliorer la sécurité alimentaire et la nutrition.
Par Le Point Afrique