DÉCRYPTAGE. Alors que 220 soldats supplémentaires vont rejoindre le terrain, le général Lecointre a levé un coin du voile de la stratégie française.
Le président burkinabè Kaboré l’avait dit le 13 janvier à la rencontre de Pau avec ses homologues du Sahel et Emmanuel Macron : après les sanglants revers enregistrés dans la région des trois frontières, il y va « de notre crédibilité, incluant par là même la présence militaire française qui, de la même manière que ses partenaires africains, n’a pas réussi jusqu’ici à enrayer les offensives des groupes armés terroristes ». Aujourd’hui, le chef d’état-major de l’armée française, le général Lecointre, précise l’articulation du nouveau dispositif censé casser cette dynamique mortifère. C’est peu de dire que les bilans sont désastreux et inédits. Et c’est au-delà de ce qui s’est vu en Afghanistan ou en Irak, où les djihadistes ont rarement réussi à éliminer une centaine de soldats à chacune de leurs attaques contre des positions des armées régulières de ces pays. « Difficile d’être partout avec 4 500 hommes, dont tous ne sont pas combattants, dans un territoire aussi vaste », souligne le patron de l’armée française. Aussi, la nouvelle tactique est de concentrer les forces dans cette fameuse région des trois frontières, devenue un sanctuaire de l’État islamique du Grand Sahara (EIGS), la cible à abattre depuis qu’Emmanuel Macron a désigné ce groupe terroriste à Pau. « Un ennemi qui revendique son affiliation à Daech avec des composantes ethniques », précise l’officier supérieur. L’objectif est d’obtenir, selon lui, « une bascule » où l’initiative changerait de camp.
Concrétiser « la bascule » en prenant l’initiative…
Du coup, les grandes manœuvres vont commencer. Les troupes françaises, déjà présentes dans la zone, vont y opérer encore davantage grâce à l’envoi de 220 légionnaires parachutistes qui étaient déjà en mission en Côte d’Ivoire. D’autres soldats devraient suivre venant de la Légion et de l’infanterie de marine : des hommes rustiques rompus à nomadiser dans les zones désertiques. Il s’agit là cependant d’un renfort modeste au regard de la mission et de l’obligation de résultat souhaitée par les opinions africaine et française, qui se lassent de jour en jour de cette guerre qui dure.
Pour concentrer des forces dans le fuseau centre, le dispositif Barkhane risque d’être allégé ailleurs. Les bataillons maliens, nigériens et burkinabè du G5 Sahel, dont une partie a subi des pertes très importantes, devraient être placés sous un commandement conjoint avec celui de Barkhane. Ce qui devrait fluidifier la chaîne de commandement, donc la réactivité en cas d’attaque. Les troupes africaines sur le terrain devaient suivre la voie hiérarchique pour joindre leur état-major, qui prévenait à son tour Barkhane et ses aéronefs en alerte 24 heures sur 24. Le récent limogeage par le président nigérien Issoufou Katambé de plusieurs de ses généraux traduit le malaise au sein de son armée après les bilans sanglants qu’elle a subis ces dernières semaines. Une perte de temps et d’efficacité, incriminée par le gouvernement nigérien, qui peut apparaître comme la conséquence d’une certaine forme de routine qui s’est installée au bout de sept ans de guerre, avant qu’Emmanuel Macron et ses homologues africains aient pris conscience du niveau de gravité de la situation.
… et en s’appuyant sur des contingents nationaux
Reste la force mauritanienne du G5 Sahel, qui continuera à stationner sur la frontière malienne pour empêcher les infiltrations des GAT, les groupes armés terroristes. Formée par des instructeurs français, elle est aujourd’hui autonome. La garde nationale a même déployé des unités méharistes aussi à l’aise dans le Sahara que les djihadistes, lesquels ne se risquent plus à franchir la frontière. Seul hic : les forces mauritaniennes n’aiment pas beaucoup être projetées en dehors de chez elles.
Le Tchad, lui, devrait dépêcher le bataillon, soit environ 480 hommes, qui est sur le fuseau est, vers les trois frontières, au centre. À N’Djamena, la ministre française des Armées Florence Parly a évoqué avec son homologue « des modalités de déploiement ». En clair, le financement et l’aide destinés à l’armée tchadienne, efficace mais très sollicitée. La ministre était accompagnée de son homologue suédois et, ensuite à Bamako, de ceux du Portugal et d’Estonie, qui devraient envoyer 40 hommes pour participer à la force Katuba, des forces spéciales européennes qui seront intégrées aux unités du G5 avec des commandos français, à l’image de ce qui se faisait avec l’armée afghane, sans toutefois la pléthorique couverture aérienne américaine qui soutenait avec un appui-feu air-sol en cinq minutes tout allié en difficulté partout sur le territoire.
Trouver le moyen de profiter du gain tactique obtenu
Les éléments de la force Sabre du COS, le commandement des forces spéciales basé à Ouagadougou, n’ont pas cependant vocation à intégrer Katuba, selon les précisions du général Lecointre. « Nous devons faire comprendre à nos alliés européens que la France ne peut pas porter seule ce combat. On cherche le cloisonnement de la menace », ajoute-t-il. « Aux pouvoirs politiques de nos partenaires de redéployer l’État en mettant à profit le gain tactique que nous avons réalisé. Peut-être n’avons-nous pas été assez efficaces depuis deux ans et demi que je suis en place ? » s’interroge le général. « Mais on fait en sorte que le pire n’arrive pas. Que les choses ne dégénèrent pas est déjà un succès », dit-il en s’insurgeant contre « le french bashing alors que ce sont les chefs d’État de ces pays qui ont demandé l’aide de la France ». « Je vis personnellement chaque décès de nos soldats avec beaucoup de douleur », lâche-t-il avec émotion. « On n’est jamais assuré du succès », ajoute le chef d’état-major, conscient des difficultés qui s’accumulent « dans cette guerre civile qui s’appuie sur la disparition de l’État. Un combat, selon lui, « qui nécessite de la durée ». « Il n’y aura pas de bataille définitive où on pourrait retirer nos troupes et défiler sur les Champs-Élysées. Nous n’avons qu’une partie de la solution. Les armées partenaires ont l’autre partie. »
Par Patrick Forestier
Le Point