Le 19 novembre 1968 le peuple malien a appris sur radio Mali que le régime de Modibo Kéïta a chuté. L’homme qui lisait ce communiqué n’a pas été du tout tendre avec l’ancien régime en qualifiant les tenants de valets. Regroupés au sein du Comité Militaire de Libération Nationale (Cmln), les quatorze (14) officiers ont donné un délai de six mois pour redresser l’économie nationale, organiser des élections libres et démocratiques pour ensuite rentrer dans les casernes. Hélas ! Ils resteront vingt-trois ans. Mais avant, des jeunes officiers et sous-officiers semblaient avoir compris très tôt que les propos de leurs camarades n’étaient que de vaines promesses. Malheureusement, dans leur tentative de renversement du pouvoir ils seront arrêtés, jugés, condamnés et déportés à Taoudénit, où un certain Lieutenant Almamy Nientao appliquera sur eux les notions du livre de torture intitulé “La Gestapo Allemande”. Sur les dix bagnards, seuls deux retourneront en famille après dix ans de travaux forcés. Ils seront rejoints dans le bagne, dix ans après, en 1978, par certains de leurs tombeurs désignés sous le nom de la “Bande des trois” amenée par le charismatique Tiécoro Bagayoko. La rubrique “Que sont-ils devenus ?”, dans le souci de faire revivre l’histoire du Mali, à travers des anciennes gloires, est allée à Ouélessebougou, à la découverte de Guédiouma Samaké, seul rescapé vivant de la bande des dix (son compagnon, le sergent-chef Samba Sangaré, est décédé il y a quelques années). Le coup d’Etat contre le président Modibo Kéïta était-il opportun ? N’était-il pas tôt de porter un jugement sur le Cmln pour tenter de le déstabiliser ? Comment leur projet de coup d’Etat a-t-il échoué ? Quelle était l’atmosphère entre bourreaux et victimes à Taoudénit ? Est-il prêt à pardonner aujourd’hui au Cmln et à tous ceux-ci qui lui ont causé du tort ? Guédiouma Samaké donne des réponses à couper le souffle.
Tel qu’écrit dans son livre “le chemin de l’honneur“, “Guédiouma Samaké est né en 1937 à Ouélessebougou. Après ses études fondamentales, il entre à l’Ecole militaire préparatoire technique africaine de Bingerville, puis à l’Ecole militaire préparatoire africaine de Kati d’où il sort sous-officier. A l’indépendance du Mali, Guédiouma Samaké, comme beaucoup de ses camarades, regagne la mère patrie pour la formation de la nouvelle armée. Il sera affecté à la première compagnie du Génie à Ségou, le 1er octobre 1960. En 1963, éclate la première rébellion Tamachèque. La jeune armée malienne aura la lourde tâche d’éteindre le feu “.
Acteur de la rébellion de 1963
Cette mission, c’est-à-dire éteindre le feu, à laquelle Guédiouma Samaké a pris part avait une autre signification. Elle ne consistait pas à mater la rébellion, mais surtout à l’inviter à rendre les armes. Pour cela, le président Modibo Kéïta avait dit d’observer un mois de trêve. Pour clarifier les choses et cadrer les militaires, le général Abdoulaye Soumaré leur avait demandé de ne pas attaquer, mais de se défendre en cas d’assaut. Au bout de la trêve, il changea de stratégie, parce que les rebelles n’avaient pas obtempéré. Il demandera aux soldats maliens d’occuper les puits pour les asphyxier. Face à cette nouvelle mesure, les rebelles ont décampé en tirant des rafales en l’air pour exprimer leur exacerbation, tout en se réfugiant en Algérie et en Mauritanie.
C’est là où le président Modibo Kéïta a entrepris une tournée dans ces deux pays voisins pour marquer sa désapprobation par rapport à leur attitude, proche de la complicité. Il a rappelé à son homologue algérien, Ben Bella, la dette morale qu’il doit payer au Mali. Parce que notre pays a cédé une partie de son territoire, pour l’entrainement des militaires algériens lors de la guerre d’Algérie. Avec cette leçon de morale du président Modibo, Ben Bella a ordonné la traque des rebelles sur toute l’étendue de son territoire. Cette décision du président algérien sema une panique générale chez les rebelles. Ils ont rendu les armes et la rébellion était finie.
Une fois le feu éteint, Guédiouma Samaké reste dans l’Adrar des Iforas durant trois ans. En 1966, il est affecté à l’état-major des armées avec le grade d’adjudant.
Des rumeurs de coup d’Etat enflaient. Au cours d’une réunion à Kati, des officiers ont dénoncé les agissements de la milice. Certains, surtout Tiécoro Bagayoko (d’après Guédiouma) ont tenu des propos virulents et finalement le chef d’Etat-major des Armées, le colonel Sékou Traoré, s’est retiré et a dit que s’ils veulent faire un coup d’Etat, ils n’ont qu’à s’exécuter. Mais lui, Sékou, n’est pas partant.
L’erreur fatale et le traître
Le pouvoir n’a pris aucune disposition, il continue de dispenser les cours idéologiques dans les différentes garnisons. Finalement, l’irréparable s’est produit, le 19 novembre 1968 : Modibo Kéïta, de retour d’un voyage à l’intérieur du pays, est arrêté, au nom du Comité Militaire de Libération Nationale (Cmln), dirigé par le lieutenant Moussa Traoré. Pour convaincre l’opinion et justifier leur acte, les militaires putschistes formulent des griefs contre le régime : comportement désastreux de la milice, situation économique catastrophique, etc. Ils promettent de redresser le pays, d’organiser des élections transparentes et démocratiques pour ensuite retourner dans les casernes, au bout de six mois.
Au même moment, d’autres militaires en coulisses n’ont pas apprécié l’acte de leurs camarades. Entre eux, ils se sont dit qu’une démarche auprès des autorités pouvait éviter le coup d’Etat. Surtout que des représentants de l’armée siégeaient dans le Comité National pour la Défense de la Révolution.
Mais le coup de force a été tellement facile que les délices du pouvoir sont montés par la tête des militaires du Cmln. Ils sont restés pour de bon.
Le groupe composé des capitaines Diby Silas Diarra, Alassane Diarra, Bakary Camara, Tiécoura Sogodogo, des lieutenants Mamy Ouattara, Jean Bolon Samaké, de l’adjudant Guédiouma Samaké, des sergents-chefs Samba Sangaré et Boubacar Traoré et du sergent Abdoulaye Traoré finira par conclure que leurs camarades n’avaient pas d’orientation et ils se sont emparés du pouvoir, uniquement pour s’amuser. Surtout quand des officiers, lors de leurs missions à l’intérieur, demandaient au gouverneur des voitures sans chauffeur. Uniquement pour vaquer la nuit à leurs affaires privées en clandestinité. Le groupe de Diby Silas s’est dit que cela n’honorait pas l’armée et qu’il fallait trouver un moyen pour leur rappeler le serment d’officier.
C’est ainsi que le groupe a demandé d’élargir le Cmln aux commandants d’arme de Gao, de Ségou et de Tombouctou. Cela avait pour but d’inculquer ou cultiver leur idéologie pour un retour de l’armée dans les casernes. A cette demande, le lieutenant Amadou Baba Diarra n’a pas hésité de déclarer que les quatorze héros du Cmln ont risqué leur vie pour faire le coup d’Etat. Donc, ils n’accepteront aucune intrusion de dernière minute. Avec de tels propos, la rupture est consommée entre les frères d’armes. Diby Silas et ses camarades décidèrent de rentrer en dissidence : perpétrer un coup d’Etat pour remettre le pouvoir aux civils.
N’était-il pas très tôt de douter de la sincérité du Cmln ?
D’un revers de la main, Guédiouma rejette l’aspect prématuré de leur action et soutient mordicus que Moussa Traoré et ses acolytes ont avancé des argumentions fallacieuses pour justifier le putsch. Les premières heures ont suffi pour comprendre que ceux-ci s’éterniseront au pouvoir.
Les futurs putschistes ont-ils mesuré la portée de leur décision ?
Notre interlocuteur est encore plus surpris de cette question, se demandant comment un militaire peut oser préparer un coup d’Etat sans en mesurer la portée. Leur groupe était composé d’officiers valables et convaincus de leur idéologie. Donc, en aucune manière, ils ne pouvaient douter de l’issue de leur action. La phase de préparation du coup d’Etat consistait à contacter des jeunes officiers qu’ils ont formés au Prytanée Militaire, qui avaient aussi la même conviction et surtout faire un lavage de cerveau des jeunes soldats. C’est dans cette phase que Diby Silas et ses compagnons seront dénoncés et arrêtés.
Comment la tentative de coup d’Etat a-t-elle échoué ?
Guédiouma Samaké se souvient : “Le capitaine Alassane Diarra a eu le malheur de contacter un officier, qui est de surcroît son parent. Ce dernier devait à Alassane une grosse somme d’argent. Il s’est dit qu’en dénonçant cette action, Alassane sera arrêté et jugé, donc il n’aura plus à lui payer son argent. Accompagné d’un autre officier, ledit parent du capitaine Alassane Diarra est allé informer Joseph Mara de ce qui se tramait. Avec une telle information, le pouvoir ne pouvait pas rester inactif. Nous fûmes arrêtés un à un. Nous étions toujours à la phase de préparation et nous n’avions aucune possibilité de répliquer. Personnellement, j’ai été arrêté le 13 août 1969.
Le matin, j’étais à la maison quand le commandant de Brigade de la gendarmerie et ses éléments sont venus me dire que je suis convoqué à l’état-major. Je savais de quoi il s’agissait parce que, la veille, des camarades dont Samba Sangaré avaient déjà été mis aux arrêts. En partant, j’ai dit à ma femme que je suis convoqué à l’état-major. Si par hasard je retournais, cela est une chance pour la famille, et dans le cas contraire, qu’elle sache que je suis parti pour de bon. De l’état-major, les gendarmes m’ont conduit à la Sûreté nationale, chez Tiécoro Bagayoko, qui me notifia mon arrestation au nom du Cmln. Pourquoi ? Vous le saurez plus tard, a-t-il répondu. “
Cette vague de mise aux arrêts ne s’arrêtera pas aux présumés cerveaux de la tentative de coup d’Etat. Le Cmln profita pour régler ses comptes avec tous ceux qu’on sentait capables de le contredire ou qui avaient une coloration rouge. Il ne s’agissait pas seulement de neutraliser le groupe de Diby Silas, mais un étouffement s’imposait, parce que le Cmln ne maitrisait pas toutes les garnisons. Très rapidement, au bout d’une semaine, les dossiers ont été remis à un juge d’instruction. Celui-ci ne pouvait pas trainer avec cette patate chaude entre ses mains.
Accusés d’attentat contre la sûreté intérieure de l’Etat, de tentative d’attentat contre la sûreté intérieure de l’Etat et de tentative d’attentat avec complicité passive, le sort de Diby Silas et de ses compagnons sera confié à une juridiction d’exception, la Cour Spéciale de Sûreté de l’Etat. Les plaidoiries de Me Demba Diallo et du Belge, Me Chevrier, ne suffiront pas. Le ministère public, après un réquisitoire corsé, conclut en ces termes : dossiers propres, jamais condamnés, délinquants primaires, sanction sévère avec circonstances aggravantes.
Le chef du groupe, Diby Silas et Alassane Diarra sont condamnés à perpétuité ; Bakary Camara prend 20 ans de travaux forcés, même peine de 15 ans pour Mamy Ouattara. Guédiouma et Samba Sangaré écopent de 10 ans de travaux forcés.
Quelques jours après la sentence, ils sont transférés à Taoudénit pour purger leur peine. En réalité, ce transfert dans le désert profond du nord avait pour but de les liquider. Parce qu’il fallait faire de ces premiers dissidents un exemple pour tous ceux qui pouvaient avoir la même intention.
Bienvenue aux
bourreaux !
A Taoudénit, le lieutenant Almamy Nientao appliquera à la lettre les consignes du Cmln. Les autres ne survivront pas, seuls Guédiouma et Samba ont eu la chance de retourner à Bamako après 10 ans de traitements inhumains et dégradants.
Cependant, avant la fin de leur peine, ils seront rejoints par ceux-là même qui ont contribué à les envoyer dans cet enfer de Taoudénit. Il s’agit, entre autres, du capitaine Yoro Diakité, de Tiécoro Bagayoko, Kissima Doukara, Karim Dembélé, Charles Samba Sissoko, Joseph Mara. Pour divers motifs, ils goûteront également à l’eau salée du bagne de Taoudénit.
Quelle était l’atmosphère entre bourreaux et victimes à Taoudénit ?
Guédiouma Samaké explique : “Quand notre groupe partait à Taoudénit, Yoro Diakité nous a dit que nous ne dépasserons pas deux ans pour mourir. Tiécoro Bagayoko a retourné à ma femme le survêtement qui était dans mes colis. Il a soutenu que je n’aurai pas besoin de ça. Or, à Taoudénit, il fait chaud et froid à l’extrême, selon la période. Mais le jour où j’ai vu d’abord le capitaine Yoro Diakité, et plus tard, Tiécoro enchainés des mains aux pieds, j’ai demandé au Bon Dieu de me dispenser de tout sentiment de vengeance vis-à-vis de ces gens. Parce que l’histoire a tranché. Yoro, à sa venue, nous a dit que notre groupe avait raison. Un jour, il a eu le mauvais sens de dire qu’il n’y a pas d’humanisme à Taoudénit. Ces propos ont été rapportés par un soldat. Et c’est à cause de ça qu’il a été tué. Parce que c’est lui qui a signé le décret d’ouverture du centre de détention de Taoudénit, où nulle part on ne parle d’humanisme. Et son livre “une main amie” ne comporte pas non plus de mot relatif à l’humanisme. Donc, les soldats lui ont demandé de montrer dans ces deux documents, en sa qualité d’écrivain, le mot humanisme. A défaut, il sera exécuté. Comme Yoro n’a pas pu répondre à leurs questions, ils n’ont pas hésité à l’envoyer dans l’autre monde. Pour répondre à votre question, j’ai œuvré à rendre l’atmosphère détendue entre nous. Je n’ai jamais cherché à me venger, bien vrai que j’en avais les moyens. Je dirigeais un groupe de travail où figurait Tiécoro. Il me suffisait seulement de mentir sur lui pour que les soldats le battent à mort. Joseph Mara ne me quittait point, il craignait les représailles de Tiécoro et consorts qui en voulaient beaucoup pour ses agissements à leur égard quand il était le président de la Commission de lutte contre l’enrichissement illicite. Donc, je le protégeais. Le jour de ma libération, Tiécoro, en sanglots, m’a chargé de dire à sa femme de lui envoyer un poste radio. J’ai fait la commission, malgré le fait que sa femme ne croyait pas qu’il vivait encore. Je l’ai rassurée en disant qu’un bambara ne ment pas. Bref, je n’ai plus à chercher à terrasser des hommes qui sont déjà à terre”.
8 août : Jour de liberté !
Le 8 août 1979, Guédiouma Samaké et Samba Sangaré ont recouvré leur liberté, après dix ans dans l’enfer de Taoudénit. Après cette difficile épreuve, Guédiouma, par le canal de ses amis, sillonne le Sénégal et la Mauritanie, une façon d’oublier le désastre.
En 1980, il est recruté à la Société des Ciments du Mali (Socima), jusqu’en 1991, date à laquelle la structure a été liquidée. Par la suite, il retourne dans son village natal, Ouélessebougou, où des jeunes le solliciteront pour diriger la mairie. Au bout de deux mandats, Guédiouma décide de se retirer pour laisser la place aux jeunes.
Qu’est ce qui l’a poussé à écrire un livre sur sa détention ?
Guédiouma soutient que son bouquin est une réplique aux propos du lieutenant Nientao, selon lesquels, les détenus n’auront pas l’occasion de raconter leur vie de Taoudénit. Selon l’ancien bagnard, son bourreau Nientao a sûrement oublié qu’au-dessus de la détresse humaine, il y a des anges qui surveillent. Quinze ans après sa libération, il se rendra sur les lieux de sa détention, pour expliquer à l’opinion nationale ce qui s’est réellement passé et comment des officiers valables de l’armée malienne ont péri, à cause de la rancune et la haine humaines. C’est le président Alpha Oumar Konaré qui, après avoir lu son livre, le convoqua à Koulouba pour lui demander, si toutefois, il pouvait reconstituer les faits sur le terrain. Guédiouma donna son accord. Immédiatement, une équipe de l’Ortm, dirigée par Sory Ibrahim Keïta, effectua sur Taoudénit un reportage en compagnie de Guédiouma. Ce qui a permis à beaucoup de veuves, d’orphelins, de savoir comment leurs époux et pères ont été maltraités ou même exécutés. Dans le bagne de Taoudénit, le nom d’un homme revient toujours, lieutenant Almamy Nientao. L’homme a marqué l’histoire par ses techniques de torture.
Guédiouma l’a-t-il rencontré après sa libération ?
Oui, répond-il. C’était au cours d’un baptême à Sévaré où Nientao s’est levé pour le serrer dans ses bras. Les compagnons et amis de Guédiouma qui étaient là n’ont pas apprécié cette attitude du lieutenant qu’ils ont qualifiée de démagogie. Finalement, il a quitté les lieux. Dès lors, il l’évite. Parce qu’après la diffusion du reportage sur Taoudénit, des enfants d’anciens militaires et civils assassinés dans le bagne ont promis de régler le compte au lieutenant Nientao.
Guédiouma est-il prêt à pardonner aujourd’hui ses bourreaux ?
C’est la même réponse qu’il dit avoir donné à notre confrère Sory Ibrahim Keïta. C’est-à-dire pour qu’il pardonne, faudrait-il que ceux qui lui ont causé du tort se repentissent et demandent pardon.
Qu’en est-il de ses relations avec Moussa Traoré ?
Guédiouma répond : “Je n’ai jamais cherché à voir Moussa, parce que je n’ai pas besoin de lui. Et je ne comprends pas comment et pourquoi IBK peut traiter Moussa de républicain. En acceptant cette qualification, la question est de savoir si Moussa Traoré connait le sens du mot républicain.
Aujourd’hui, mon seul combat est relatif à nos droits. Dans le décret d’ouverture du centre de détention de Taoudénit, il est clairement dit que 20% du sel extrait reviennent aux détenus, et les 80% serviront à rembourser les sous détournés. Notre groupe n’a pas commis de crimes économiques. L’Etat nous doit aujourd’hui 102 millions de Fcfa. “
Agé de 81 ans, Guédiouma vit à Ouélessebougou, avec des séjours à Bamako pour voir sa famille et ses parents.
O. Roger Sissoko
Source: Aujourd’hui-Mali