Afin de normaliser les relations entre Kigali et Paris, Emmanuel Macron a offert au Rwanda de Paul Kagame les clefs de la Francophonie. Une décision reçue avec perplexité, tant le ressentiment de Kagame vis-à-vis de la France est explosif et tant le Rwanda apparaît en opposition aux valeurs démocratiques défendues par les membres de l’OIF.
Louise Mushikiwabo, ministre rwandaise des Affaires étrangères, a été portée le 12 octobre à la tête de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) pour un mandat de quatre ans. Un choix, couronnant le 17e sommet de la francophonie dans la capitale arménienne, qui n’est pas passé inaperçu, notamment parce que celui-ci a été encouragé par la France.
Une décision d’Emmanuel Macron qui, dès son annonce fin mai à la suite d’une rencontre avec son homologue Rwandais à Paris, avait suscité des interrogations chez certains spécialistes de l’Afrique. Un soutien de l’Élysée qui, poussé à son terme, a provoqué de vives critiques tant au sein-même de l’OIF que de la classe politique française.
«Une organisation qui ruse avec les valeurs et les principes est déjà une organisation moribonde»,
déclarait, le 11 octobre à Erevan, la secrétaire générale sortante de l’OIF, la canadienne Michaëlle Jean, en conclusion de son discours. Elle qui, deux jours plus tôt, avait perdu le soutien d’Ottawa et de Montréal, au profit de sa concurrente rwandaise. Une critique vertement dirigée contre le choix de Louise Mushikiwabo, le Rwanda n’étant pas présenté comme un modèle de démocratie et de respect des droits de l’Homme. Parmi ses détracteurs, l’ONG Reporters sans frontières (RSF) qui y dénonce la «censure, menaces, arrestations, violences, assassinats,» contre les journalistes.
«Il faut sortir de toute aigreur», estime quant à lui Emmanuel Macron, qui lors d’une interview accordée à RFI et France24 s’est réjoui de cette nomination qui «correspond au visage de la francophonie d’aujourd’hui». Une interview durant laquelle le chef de l’exécutif a souligné le «consensus dans la famille francophone» que la ministre rwandaise aurait construit autour d’elle. Le chef de l’État met notamment en avant la «parité» homme-femme que cette femme — anciennement ministre de son pays — incarne, un sujet sur lequel il estime que le Rwanda aurait ainsi des «leçons à donner à d’autres».
Face à l’insistance de nos confrères de rappeler que le comportement des autorités rwandaises est en «complète contradiction» avec la charte des valeurs de l’OIF («aider à l’instauration et au développement de la démocratie, à la prévention, à la gestion et au règlement des conflits, et au soutien à l’État de droit et aux droits de l’Homme»), Emmanuel Macron répond qu’il «fait le pari que ce sera le contraire.» Pour lui, «donner une responsabilité, faire confiance, oblige à changer soit même».
Auprès de plusieurs parlementaires français, ce soutient élyséen à Louise Mushikiwabo ne passe pas. Il faut dire que l’actuel Président Rwandais, Paul Kagame, au pouvoir depuis 18 ans (il fut avant cela vice-Président du pays de 1994 à 2000), ne tient ni la France ni la langue française dans son cœur. Il a même remplacé le français comme langue d’apprentissage dans les écoles au profit de l’anglais, qui en 2008 est ainsi devenu une langue officielle de cette ex-colonie belge, un an avant que le pays n’adhère au Commonwealth, le pendant anglophone de l’OIF.
Louise Mushikiwabo, une candidate à la tête de la francophonie «grossièrement anglophile» juge ainsi le député FI Jean-Luc Mélenchon, accusant au passage Emmanuel Macron d’être «l’ennemi de la Francophonie.» Il faut dire qu’avant de rentrer à Kigali pour y endosser les responsabilités ministérielles, Louise Mushikiwabo a étudié, travaillé et s’est mariée à un Américain au cours de son séjour de 22 ans aux États-Unis.
De l’autre côté de l’échiquier politique français, Marine le Pen n’en pense pas moins et lui reproche d’avoir tenue des propos «presque insultants» à l’encontre de la France. Un choix «incompréhensible et injustifiable»dénonce pour sa part le député Nicolas Dupont-Aignan, ainsi que les sénateurs Jean-Louis Masson, Christine Herzog et Claudine Kauffmann dans une lettre ouverteadressée à Emmanuel Macron. Ils y rappellent que «Paul Kagame a désigné notre pays comme bouc émissaire de l’abominable génocide qui a frappé son pays» et «accable l’armée française de responsabilités imaginaires».
Ces élus évoquent notamment une tribune où quatre anciens ministres français, chargés de la francophonie, fustigeaient le choix d’Emmanuel Macron. Un choix non concerté, qui selon eux, mettrait en péril le projet même de l’OIF qu’ils estiment «ne pas être la propriété de la France». Pour eux, s’il est naturel de laisser le fauteuil de secrétaire général retourner à l’Afrique, il faut laisser «les Africains eux-mêmes en décider et ne choisissons pas à leur place», pointant du doigt ainsi l’attitude «paternaliste» du Président Français.
«La Francophonie à des qualités, mais également des défauts, notamment d’être devenue un organisme politique, bien plus qu’un organisme de promotion de la langue française,»
regrette à notre micro Michel Raimbaud, ex-ambassadeur de France en Mauritanie, au Soudan et au Zimbabwe. Bien qu’il souligne l’aura que Paul Kagame a développée auprès de ses pairs en Afrique, l’ancien diplomate déplore que la France prenne le parti de celui qui «a fait d’un génocide son fonds de commerce […] ad vitam æternam»accusant notamment la France de l’avoir soutenu.
«Le Rwanda n’a jamais été une colonie française, la France — je pense — n’a jamais rien fait de spécial à monsieur Kagame, mais il a décrété une hargne […], le récompenser pour cette hargne, je trouve cela tout à fait incompréhensible.»
Un choix tout aussi «incompréhensible» aux yeux de Leslie Varenne, co-fondatrice et directrice de l’Institut de veille et d’étude des relations internationales et stratégiques (IVERIS), spécialiste de l’Afrique. Elle tient aussi à souligner que les accusations portées par les autorités rwandaises à l’encontre de l’armée française sont «absolument fallacieuses». Rappelons que les soldats français étaient intervenus dans le cadre de l’Onu (résolution 929 du 22 juin 1994) pour mettre un terme aux massacres dans le pays.
«Cela reste incompréhensible pour tous les observateurs. Il est certain que cette candidature a été plus que poussée par Emmanuel Macron, personne ne peut comprendre», déclare-t-elle à Sputnik.
Pour cette ancienne journaliste d’investigation, ce choix ne «se justifie pas», notamment à l’égard des 21 pays africains francophones de l’OIF. En tête de liste de ces pays, Leslie Varenne évoque tout particulièrement le cas de la République démocratique du Congo (RDC), dont la paix et la stabilité politique ont été mises à rude épreuve par le Rwanda depuis 1994.
«Personne n’ignore ou ne peut ignorer — il suffit de lire les rapports de l’Onu — le rôle central qu’a joué et que joue encore le Rwanda dans la déstabilisation et les crimes perpétrés en RDC», s’indigne-t-elle.
Dans une note d’analyse publiée sur le site de l’IVERIS, notre intervenante déplore ainsi «une gifle infligée à tous les Congolais». Il faut dire qu’en plus de 20 ans — de la première guerre du Congo qui opposa la RDC (alors Zaïre) aux milices soutenues par le Rwanda et l’Ouganda, à la guerre du Kivu — les Nations unies estiment qu’entre quatre et six millions de Congolais ont ainsi été tués dans ces multiples conflits déchirant l’Est du Congo.
Aujourd’hui encore, la mosaïque de milices, œuvrant toujours dans l’est du pays, s’adonne aux pires exactions sur la population congolaise: recours aux enfants soldats, kidnappings, viols, mutilations et même des actes d’esclavagismes et d’anthropophagie.
«Les Congolais auraient volontiers fournis le nouveau secrétaire général de la francophonie. […] c’est un grand pays qui n’a jamais renié sa francophonie»,
déclare à ce sujet Michel Raimbaud. Au-delà de sa taille — le Congo et ses 87 millions d’âmes (4e pays le plus peuplé d’Afrique) est près de 90 fois plus grand que le Rwanda voisin — l’ex diplomate met en avant le «parcours» de cette autre ancienne colonie belge. Le Congo qui, contrairement au Rwanda et sa «rupture brutale» avec la langue français, avait choisi de la conserver lors de la décolonisation.
Pour qualifier ce soutien de la France à la ministre Rwandaise, des journalistes iront jusqu’à évoquer le «calcul», le «coup de poker», d’un Emmanuel Macron cherchant à apaiser les relations calamiteuses entre Paris et Kigali. Une initiative du Président français que, pour sa part, juge vaine Leslie Varenne,
«Si le Président Français a pensé une seconde à cela c’est qu’il connaît mal les affaires internationales, qu’il connaît mal Paul Kagame et qu’il connaît très mal la nouvelle secrétaire générale de la Francophonie.»
Les Présidents français et rwandais ont tous deux éludé les questions des journalistes portant sur le génocide et le rôle supposé de la France. Depuis Erevan, alors que Paul Kagame insiste sur une «nouvelle aire», ouverte par Macron, dans les relations franco-rwandaises, Louise Mushikiwabo, elle, n’y est pas allée par quatre chemins sur le plateau de TV5Monde.
«Un génocide c’est quand même une salle histoire […] de l’avis de plusieurs Rwandais, le moment est venu pour que la France puisse accepter […] son implication pour qu’on puisse aller de l’avant,» a-t-elle déclaré.
Une sortie peu surprenante estime Michel Raimbaud. Pour l’ex-diplomate, le fameux «calcul» d’Emmanuel Macron est non seulement un «mauvais choix» mais il également périlleux pour la francophonie en Afrique. Notre intervenant tient à rappeler que les gestes d’ouverture de la France à l’égard de pays ayant une autre langue rapportée dominante se sont jusqu’ici «toujours, toujours, toujours révélés improductifs».
«Faire des concessions ne règle pas un problème, cela l’accroît. Plus les concessions sont lourdes plus ont en demande d’importantes, jamais cela ne se terminera», ajoute Michel Raimbaud.
L’ancien diplomate évoque le «soutien des Américains» qui aurait été acquis à la candidate rwandaise et regrette ainsi le «suivisme vis-à-vis des États-Unis» du Président Français sur ce dossier. Michel Rimbaud revient aussi sur le rôle que certaines dirigeants est-africains ont joué en faveur de Washington, notamment sous l’ère Clinton.
«C’était ce que les Américains appelaient dans les années 90 les Young Africain Leaders, c’est-à-dire les gens sur lesquels ils misaient pour assoir leur influence. Kagame est l’un de ces hommes-là. Lorsqu’il est arrivé au pouvoir il a été bichonné.»
La France s’achemine-t-elle vers la reconnaissance d’une responsabilité dans le génocide rwandais pour sied à l’élite rwandaise? Le colonel Jacques Hogard, ancien légionnaire ayant justement participé à l’opération Turquoise, nous avait confié s’y attendre, notamment avec le 25e anniversaire de la tragédie qui se profile à l’horizon 2019.
Début 2010, Nicolas Sarkozy — qui était d’ailleurs en visite à Kigali avec des investisseurs français en janvier 2018 — avait assuré lors d’une visite de Paul Kagame que «des erreurs d’appréciation […] politique» de la France, aux conséquences «absolument dramatiques» avaient été commises au Rwanda.
u’en est-il du côté d’Emmanuel Macron, lui qui défend une «Francophonie conquérante» et entend revoir les relations entre le pays qu’il représente et l’Afrique?
Difficile pour l’heure de se prononcer. Mais on remarquera que, par un heureux hasard de calendrier, deux jours avant la nomination de Louise Mushikiwabo à la tête de l’OIF — soit le mercredi 10 octobre — le Parquet de Paris requérait un non-lieu dans l’enquête sur la mort de Juvénal Habyarimana.
Une instruction, source de tensions entre Paris et Kigali, qui dure depuis près de 25ans. En effet, cette enquête porte sur la responsabilité de proches de Paul Kagame — lui qui était alors chef de la rébellion du Front patriotique rwandais (FPR) armée par l’Ouganda — dans l’attentat ayant coûté la vie au Président Rwandais.
Juvénal Habyarimana, ainsi que Cyprien Ntaryamira, Président du Burundi, sont tués le 6 avril 1994 dans la destruction de leur Falcon 50. L’appareil, à l’approche de l’aéroport de Kigali, est abattu par un commando armé de missiles sol-air. Un événement qui déclenchera le génocide des Tutsis ainsi que des Hutus modérés.
«Sans l’ombre d’un doute, on sait que ce commando est FPR, c’est sûr et certain, on en a toutes les preuves matérielles aujourd’hui, les numéros des missiles, le circuit d’acheminement des missiles et c’est conforté, corroboré par les généraux rwandais eux-mêmes, qui sont maintenant en dissidence»,
accusait, devant notre caméra, le colonel Jacques Hogard. Une opinion confortée en 2006 par l’enquête du juge français Jean-Louis Bruguière, mais infirmée en 2014 par une deuxième enquête du juge Marc Trévidic.
Depuis quelques années, le Rwanda est présenté comme le «Singapour africain», la «Suisse de l’Afrique», avec des indices de développements humains rivalisant avec ceux de certaines capitales européennes. Parallèlement, à la tête de l’Union africaine (UA), Paul Kagame
est en passe de parachever l’établissement de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLEC), une zone économique sans commune mesure. Un projet d’union des États africains dont le développement était jusqu’ici freiné par l’antagonisme est-ouest hérité des empires coloniaux britanniques et français. Nul doute que la langue anglaise y aura toute sa place.
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