On ne peut comprendre la situation actuelle du continent africain sans l’analyser à la lumière des héritages complexes du continent. Celui-ci n’est « né » ni avec les indépendances il y a une cinquantaine d’années, ni avec la colonisation près d’un siècle auparavant, ni avec la « découverte » par les Portugais à la fin du XVè siècle : les Européens n’ont découvert et construit que « leur » Afrique, alors qu’ils étaient, sans le savoir, les derniers arrivés dans une histoire longue de mondialisation. Car les Africains n’ont jamais vécu dans l’isolement, ne serait-ce que parce que l’humanité y est née.
Une construction négative du continent a été conçue au moment où se développait du côté européen la traite atlantique des esclaves noirs. Certes, celle-ci s’ajouta à des traites antérieures plus anciennes, aussi bien vers le monde méditerranéen que vers l’Océan Indien, animées par les Arabo-musulmans depuis le IXe siècle de notre ère. Mais l’originalité de la traite atlantique fut de déterminer une fois pour toutes la couleur des esclaves : au XVIIIe siècle, le mot nègre devint synonyme d’esclave. S’y ajouta le legs racialiste du XIXe siècle qui « scientifisa » la distinction entre race supérieure – blanche bien entendu – et races inférieures. À la fin du XIXe siècle, la traite atlantique a quasi disparu, mais lui a fait place la conviction occidentale – États-Unis inclus – de l’inégalité raciale. Bref l’essor du racisme va caractériser la première moitié du XXe siècle.
Ce mépris envers les noirs, qui a une longue histoire[1], va être repris par la colonisation. Celle-ci a établi une différence légale entre le citoyen (quelques centaines d’ « assimilés ») et la masse des « indigènes » (natives en anglais), « sujets » assujettis à un système juridique spécial, celui des codes dits de l’indigénat, régime inégalitaire qui ne fut aboli en Afrique subsaharienne française qu’en 1946. Les recherches ont été biaisées par des siècles de préjugés véhiculés par marchands, missionnaires, explorateurs, voyageurs et trafiquants d’esclaves. Leur idée d’Afrique a influencé une majorité d’historiens, d’ethnologues, d’anthropologues et d’économistes de l’époque coloniale et au-delà. Le savant congolais Valentin Mudimbe (professeur à Duke University, USA) en a inventorié et déconstruit la fabrication[2].
Ce que le monde doit à l’Afrique
L’Afrique se situait au carrefour de trois mondes, dont le premier fut évoqué depuis l’Antiquité et le deuxième décrit depuis le Xe siècle par les voyageurs et géographes arabes :
– le monde méditerranéo-afro-asiatique, le plus ancien, qui fut durablement approvisionné en or en provenance du soudan occidental via les caravanes transsahariennes. Hérodote en parlait déjà au Ve siècle avant JC, évoquant les Phéniciens qui pratiquaient cette « troque muette » au-delà des « colonnes d’Hercule ».
– le monde de l’Océan Indien, qui s’épanouit entre le Ve et le XVe siècle, et fut nourri de l ‘or en provenance du Zimbabwe via le port majeur de Sofala, qui en était sur l’Océan Indien le principal débouché. Un archéologue s’est même exclamé que les côtes orientales d’Afrique étaient « pavées de porcelaine de Chine ».
– enfin le monde atlantique, le dernier arrivé, seulement dans la deuxième moitié du XVe siècle. Les Européens n’ont pas « découvert » l’Afrique, ils n’ont découvert que « leur » Afrique. Et comme ils ont dans le même temps découvert l’or des Caraïbes et l’argent du Mexique, ce sont les hommes dont ils vont faire trafic en Afrique. Qui plus est : c’est l’or africain qui a financé les constructions navales portugaises et les premières plantations.
Il importe d’enseigner que les rencontres africaines avec le reste du monde ont chaque fois joué dans les deux sens : les visiteurs – Chinois (jusqu’au XVe siècle inclus, quand l’empereur de Chine interdit les expéditions hors de son Empire), Indiens, Arabes, Portugais puis autres Européens, Américains et Brésiliens sont tour à tour intervenus. Ils en ont tiré grand profit et l’avenir de leurs pays respectifs en a été chaque fois modifié. Mais il en va de même pour l’Afrique : ces chocs successifs ont constamment suscité – comme dans les autres cultures – des métissages culturels et politiques de toutes sortes. Certes, les marchés décideurs étaient le plus souvent situés hors Afrique. Mais cela ne signifie pas que les Africains ont subi passivement l’intervention extérieure. Au contraire, chaque fois, il s’est trouvé des courants et des acteurs novateurs issus de ces nouveaux contacts : sultans de l’or, chefs trafiquants d’esclaves, producteurs et entrepreneurs de commerce ont joué un rôle actif parfois déterminant, en Afrique comme au dehors. Les configurations internes du continent, politiques, économiques, agronomiques, culturelles, répondent comme ailleurs aux faits mondiaux, dont les Africains ont souffert, mais auxquels ils ont aussi apporté : de l’or, de la force de travail, des matières premières, aujourd’hui de l’uranium, du pétrole et, à nouveau, de la main d’œuvre.
Il est donc anormal de ne faire de l’Afrique qu’un épiphénomène de ce qui se serait passé autre part sous le prétexte que l’évolution technologique y démarra plus tardivement qu’ailleurs. Cela n’a nullement empêché que toute une histoire interne s’y déroulât. C’est l’histoire eurocentrée, focalisée sur sa propre histoire, celle de la genèse du capitalisme, qui a fait de l’Afrique une « périphérie ».
L’une des premières illustrations de ce propos est le rôle de l’or au Moyen Âge, métal précieux rare et qui, pour cette raison, s’est trouvé à l’origine de la prospérité financière aussi bien de l’Europe que du monde de l’Océan Indien. D’où provenait cet or, avant que ne soit découvert, à la fin du XVe siècle, celui des Antilles puis au XVIe siècle du Mexique, et au XVIIIe siècle du Brésil ? Il était produit essentiellement, outre les gisements lointains de l’Oural, par le « Soudan occidental », en amont du fleuve Sénégal et aussi dans l’arrière-pays de ce que les Portugais devaient surnommer, pour cette raison, la côte de l’or, devenue plusieurs siècles plus tard la colonie britannique de Gold Coast.
On connaît bien, en histoire africaine, la grandeur successive des empires africains médiévaux (Ghana, Mali, Songhaï) qui établirent leur puissance sur ce commerce international. Al Bakri au XIe siècle, et Idrisi au XIIe siècle décrivent l’or du Ghana « renommée à cause de la quantité et de la qualité du métal produit[3] », Ibn Khaldun a conté le périple du sultan du Mali Kankan Mousa qui, au milieu du XIVe siècle, fit le pèlerinage de La Mecque, avec 12 000 esclaves « revêtus de tuniques de brocart et de soie du Yemen », et de nombreux chameaux apportant « quatre-vingts charges de poudre d’or pesant chacune trois quintaux[4] ». Cet échange, très ancien, était déjà rapporté par Hérodote au Ve siècle avant notre ère. Leptis Magna, grande métropole punique puis romaine (non loin de Tripoli) et patrie de l’empereur Septime Sévère fut le débouché privilégié des pistes centrales du Sahara. Les Arabes de Méditerranée qui préféraient la monnaie d’argent servirent de truchement avec le monde européen : c’est, en somme, grâce à l’or du Soudan (qui approvisionnait Byzance) que Marco Polo put au XIIIe siècle établir des contacts directs avec la Chine.
De façon analogue, si les Portugais s’établirent dès la fin du XVe siècle sur les côtes du golfe de Bénin, ce ne fut pas encore pour le commerce des esclaves ; l’essentiel fut d’abord la collecte de l’or à partir des forts côtiers pourvoyeurs, dont Saint Georges de la Mine (futur Elmina), au nom révélateur.
L’Afrique a donc fourni au reste du monde un instrument monétaire majeur : l’or.
Le deuxième exemple est celui de la traite des esclaves. Les flux d’esclaves furent majeurs dans tous les sens entre le XVIIe et le XIXe siècle : vers le monde méditerranéen (en particulier mais pas seulement par l’Égypte), vers l’Océan Indien et le sultanat d’Oman et de Zanzibar, et, last but not least, par l’Océan Atlantique. À l’intérieur du continent, le « mode de production esclavagiste » connut au XIXe siècle une expansion encore jamais atteinte jusqu’alors. Bref, à l’époque mercantiliste des grandes plantations tropicales d’exportation à travers le monde (canne à sucre, clou de girofle, coton, sisal, etc.), la main d’œuvre africaine noire se retrouve partout : dans les Amériques, mais aussi en Arabie, en Inde et Indonésie, et même en Chine. L’Afrique est devenue le pourvoyeur majeur du travail de plantations, et va le rester pour la première révolution industrielle fondée sur le coton.
L’Afrique a donc fourni au reste du monde un instrument productif majeur : le système de plantation esclavagiste.
Troisième temps : le XIXe siècle précolonial. La révolution industrielle réclame des oléagineux tropicaux pour huiler les machines, éclairer les ateliers (avant l’invention de l’électricité à la fin du siècle), fabriquer le savon dont on vient de découvrir la formule. L’huile de palme provient de façon privilégiée de l’Afrique de l’ouest, l’huile d’arachide également (et aussi de l’Inde), l’huile de coco et la noix de coprah d’Afrique orientale. Zanzibar fournit au monde le clou de girofle dont elle est le producteur exclusif. Les bois de teinture tropicaux sont nécessaires à l’industrie textile tant que l’industrie chimique n’y supplée pas. À la fin du XIXe siècle c’est le caoutchouc de la forêt équatoriale qui approvisionnera (aux côtés du Brésil) l’industrie des pneus automobiles, et l‘or d’Afrique du Sud qui remplacera celui du soudan occidental. Bref le continent africain, à nouveau, joue un rôle essentiel dans la production capitaliste occidentale. La configuration politique et sociale interne de l’Afrique de la deuxième moitié du XIXe siècle, bien avant l’achèvement de la conquête coloniale, n’a plus grand chose de commun avec celle du siècle précédent.
L’Afrique a donc été un fournisseur majeur de matières premières indispensables à l’industrie européenne, comme depuis le XXè siècle elle l’est devenue pour le pétrole.
Ainsi, depuis les débuts de l’histoire, les Africains ont été, comme les autres, nécessaires à la mondialisation du moment. L’Afrique a joué un rôle essentiel de centre de production (de matières premières), et de centre de main d’œuvre (hier d’esclaves, aujourd’hui de travailleurs migrants). En revanche, le continent dans son ensemble n’est guère encore centre d’industrialisation, ni marché valorisé de consommation. C’est ce qui permet aux autres d’en faire la « périphérie » de leur monde. C’est vrai en termes de PIB, mais c’est faux pour de multiples raisons : économiques, mais aussi stratégiques, démographiques, culturelles et humaines.