Le débat sur l’unité africaine aussi à ses modes. Le mouvement panafricaniste a mis surtout l’emphase, sur la dimension politique dans ses démarches intégratives. Depuis, au moins deux décennies maintenant, c’est l’intégration qui remplace l’unité africaine. Et l’intégration économique surtout. Qu’est-ce que cela recèle et révèle ?
Dans ce cadre, on comprend que la dimension culturelle en général, linguistique en particulier, ait été un thème marginal, voire marginalisé dans le débat sur la réalisation de l’unité ou de l’intégration africaine.
A présent, cette dimension culturelle et linguistique est exhumée. On semble, maintenant, vouloir lui conférer la place qui est la sienne dans les stratégies d’intégration en Afrique.
Les politiques vont vers les scientifiques (mouvement timide il est vrai !), pour explorer les voies et les atouts que la culture et la linguistique peuvent leur offrir pour les décisions les plus averties.
Dans la présente contribution, nous nous proposons de verser la colossale contribution linguistique du feu professeur Cheikh Anta DIOP (1923-1986). Nous traiterons particulièrement, notamment, de la passionnante question de la parenté linguistique (générique) chez Cheikh Anta DIOP et de tous les bénéfices qu’on peut en tirer pour faire, accélérer et consolider l’unité africaine.
Le texte est bâti sur la charpente
ci-après :
- le cadrage théorique, méthodologique et chronologique du débat sur la parenté linguistique génétique en Afrique.
- L’établissement de la parenté linguistique génétique chez le professeur Cheikh Anta DIOP.
III. Les critiques des travaux linguistiques du professeur Cheikh Anta DIOP
- Et la parenté linguistiques génétique chez Cheikh Anta DIOP et unité africaine.
- REPERES :
Le cadre méthodologique de cette étude peut être définie par deux repères : théorique (1.1) et chronologiques (1.2).
1.1 les repères théoriques
Ils sont au nombre de quatre.
1.1.1. Il existe en linguistique en général, quatre grandes orientations qui en constituent les domaines d’étude et /ou d’application. La linguistique synchronique ou descriptive décrit une ou plusieurs langues à une époque donnée. Elle décrit des états de langue. La linguistique diachronique ou historique étudie l’évolution des langues dans le temps, la manière dont elles changent, les causes et les effets de ces changements. Son objet est les états successifs des langues. La linguistique comparée ou comparative met en parallèle, tout en langues apparentées, le paraissant ou non. Elle peut établir leur parenté, leur typologie et aider à la reconstruction de leur ancêtre commun pré-dialectal hypothétique. Enfin, la linguistique appliquée se présente comme la somme des applications et implications directes ou indirectes des postulats dérivant des découvertes de la linguistique générale.
Toutefois, en dépit de leurs définitions, il existe entre ces orientations, domaines d’études et/ou applications des passerelles, comme celles entre linguistique synchronique et linguistique diachronique, entre linguistique diachronique et linguistique comparative etc. Ces linguistiques ont souvent, aussi, des usages spécifiques des mêmes méthodes d’analyse.
1.1.2. En particulier, les linguistiques historique et comparée s’imbriquent suffisamment. Gilbert NGOM (1993 :53) écrit dans ce sens que “l’objectif à atteindre en linguistique historique comparative est la reconstruction non seulement des unités communes (de première et seconde articulation) mais aussi la syntaxe communes des langues réputées apparentés.
Cette résurrection des morts, pour être scientifique, ne peut s’opérer qu’à partir des faits avérés, certains, typiques, vérifiables”. Entre autres méthodes, les reconstructions externe (ou méthode comparative) et interne sont ici très sollicitées.
1.1.3. Le professeur Théophile OBENGA (1978 :65-66) observe à la suite de Louis Hjelmslev : “qu’il faut se garder de confondre la parenté linguistique typologique et la parenté linguistique génétique. La parenté génétique typologique…se fonde sur la concordance structurale des mots et des catégories grammaticales. Elle n’indique pas si les langues comparées dérivent d’un ancêtre pré dialectal commun…la parenté linguistique génétique cherche à établir les lois phonétiques (Sound laws) c’est-à-dire des correspondances constantes, des similitudes régulières entre des formes complètes, des morphèmes, des phonèmes des langues comparées”.
La classification des langues, en ce qui la concerne, est toujours dans cette suite un des plus complexes problèmes auxquels se confrontent les linguistes. Pathé DIAGNE (1980 :261-262) a distingué trois types de classification. La classification génétique est fondée sur la parenté génétique. La classification typologique se fait par type de langues ayant des “ressemblances ou des affinités évidentes au plan de leurs structures et de leurs systèmes”. Enfin, la classification géographique traduit une inclination à comparer et à regrouper des langues coexistantes dans une même aire.
1.1.4. Traiter, dès lors de la parenté (génétique) entre les langues de l’Afrique, revient à appliquer à ces langues tout l’appareillage conceptuel, théorique et méthodologique de la linguistique diachronique comparative.
Le professeur Cheikh Anta DIOP, sans être le pionnier, a fondé la linguistique historique comparative africaine et introduit la dimension diachronique dans les études linguistiques africaines (OBENGA, 1987 :15).
1.2. Les repères chronologiques :
L’établissement de la parenté linguistique génétique entre les langues négro-africaines a été une longue quête. Il a mobilisé, de manière passionnante, voire passionnée, les recherches linguistiques africanistes et africaines. On peut identifier quelques repères chronologiques en la matière.
1.2.1. Au commencement étaient
les africanistes :
Mais, généralement leurs classifications ont tenté en vain d’exclure l’Egyptien ancien du champ des langues négro-africaines.
A partir de 1860, deux classifications s’installent durablement. La première est celle de R.LEPSIUS. On en connait deux versions celles de 1863 et de 1884. LEPSIUS intègre l’idée de W.BLEEK. Celle-ci discrimine les langues à classes nominales et les langues à distinction de genre selon le sexe et la classe. LEPSIUS classe dans quatre groupes les langues africaines : Bantou, Nègre mélangé, chamitique et sémitique.
Ces quatre groupes étaient distribués entre deux catégories fondamentales : les langues bantoues et nègres mélangés dans la catégorie langues à classe nominale et les langues sémitiques et chamitiques dans les langues à genre.
La deuxième classification est celle de Friedrich Müller. Elle, aussi, est connue sous les versions de 1867 et de 1884. Le critère distinctif de Müller est l’hypothèse selon laquelle, il existe une relation fondamentale entre le type physique du locuteur et la langue.
C’est ainsi qu’il distingue les langues des peuples à cheveux crépus et les langues des peuples à cheveux raides.
En 1887, Robert Needham Cust continua Müller. En rapport avec les caractéristiques physiques du locuteur, Needham a identifié trois races : les races à cheveux plats bouclés, les races à cheveux floconneux et les races à cheveux houppés. Il classe, ensuite en six groupes les langues africaines reparties entre trois types de races :
– Race à cheveux bouclés (les langues sémitiques, chamitiques et nouba-foulah) ;
– Race à cheveux floconneux (les langues nègres et bantu) ;
– Et les races à cheveux houppés (le Khoïssan).
Deux ouvrages publiés l’un en 1911 par Westermann et l’autre 1912 par Meinhof, focalisèrent cette fois sur la description des langues africaines. Westermann s’inspirant de Meinhof introduisit le terme “soudanais” en plus des groupes déjà définis : le sémitique, le chamitique, le bantu et le San. Meinhof continua à appeler les langues “langues nègres”, les langues soudanaises et élargit la famille chamitique, à ses yeux, “supérieure aux autres”
La classification recoupée de Westermann et de Meinhof donne cinq groupes : le sémitique, le chamitique, le soudanique, le bantu et le San.
Dans la même période, trois autres classifications se sont imposées. Elles n’utilisaient plus les termes “groupes sémitiques et chamitiques” en tant que tels. Maurice Delafosse a dégagé dans ce cadre quatre grandes familles : l’africain, l’afro-asiatique, le mélano-africain et l’afro-européen. Le professeur Grennberg a mis en place une classification en trois étapes.
- (1949-50) : Niger, Congo, sonrhaï, soudanique central, saharien central soudanique oriental, afro-asiatique (hamito-sémitique), click, Maba, Mini of Nachtigal, fur, Temainien, Kordofanien, Koman, Berta, Kunaa, Nyangiya.
- (1954) : Niger, Congo, sonrhaï, Macro-soudanique (soudanique oriental, soudanique central, beeta, kunana), saharien central, afro-asiatique, clik Maban (Maban Mimi of Nachtigal) fur, Femainien, Koman, Nyangiya.
III. (1963) : Nigéro-Kordofanien (Niger-Congo, Kordofanien), Afro-asiatique, Khoisan (clik) Nilo-saharien (Songhaï, saharien, saharien central), Maban, Fur, Koman, Chari-Nil inclus, Temainien, Nyangiya.
Il faut aussi, rappeler la classification du Professeur Maurice HOUIS (1955). Celui-ci a reparti les langues africaines en trois grands groupes : le sénégalo-guinéen, le mandé ou sénégalo-nigérien, et le voltaïque.
Cependant et formellement, c’est Mle Homburger, qui a entrevu pour la première fois en 1928 ” l’unité génétique des langues égyptiennes et négro-africaines ” (OBENGA 1973 : 270-271). Mais déjà en1913 et bien avant, Doke, Gutrie, et Bryan, elle parlait du Bantou commun (1913 : 343-391). Mlle Homburger a surtout commis les langues négro-africaines et les peuples qui les parlent (Paris-Payot, 1941, 1957, 343p).
1.2.2. Biens d’autres chercheurs africanistes ont comparé après, chacun de son côté, les langues africaines entre elles ou avec l’égyptien ancien, avec ou plus ou moins de fortune. Il faut noter, entre autres, Remy Cotteville-Giraudet (1933), G-Hulstaert (1950), Mlle Jane Tercafs (1939), P. Trilles (1935) etc.
Au nombre des enseignements à tirer de cette longue quête, il y a, lieu de noter :
- a) La comparaison des langues négro-africaines entre elles ;
- b) La comparaison des langues négro-africaines avec l’égyptien ancien ;
- c) Le triple statut de l’égyptien ancien dans ces études historiques comparatives :
– L’égyptien n’est pas une langue “nègre”, “négro-africaines” (l’égyptien comme une langue sémique, ou chamitique ou chamito-sémique) ;
– L’égyptien une langue mixte (Remy Cottevill-Giraudet, 1933 :150) ;
– L’égyptien est une langue négro-africaine ou que les langues négro-africaines sont d’origines égyptienne (Mlle Homburger, 1941 : 302-337).
1.2.3. La recherche linguistique comparative africaine a procédé, également, a des rapprochements entre les langues africaines et / ou avec l’égyptien ancien.
Avant le professeur DIOP, la thèse de doctorat en théologie présentée à l’Université de Durhanm par le Révérend J. Olumide Lucas du Nigéria en 1948 avait trouvé des “survivances égyptiennes” dans Yoruba. Cependant, le professeur OBENGA (1973 : 284) et Coovi Jean-Charles Gomez (1992 : 62-63) s’accordent à dire que la méthode comparative de Lucas est bien “discutable “.
Post hoc, Ergo propter hoc. Une école comparative en linguistique est née dans le sillage du Professeur Cheick Anta DIOP. Nous rappelons ici, entre autres, les travaux du Professeur OBENGA (1973, 1993), Gilbert Ngom (1993), Mukash Katel (1993), Marc Bruno Mayi (1996), Théodore Jupkwo (1996) etc.
Aussi, l’objet de la présente étude est – t – elle de répondre aux questions suivantes : le Professeur DIOP a-t-il établi la parenté (génétique) entre les langues négro-africaines d’une part, de l’autre entre les langues négro-africaines modernes et l’égyptien ancien Comment ? Et quelle est la portée heuristique et politique de l’établissement de cette parenté linguistique (génétique) ?
- L’ETABLISSEMENT DE LA PARENTE LINGUISTIQUE (GENETIQUE) CHEZ LE PROFESSEUR CHEICK ANTA DIOP.
Pour répondre aux questions ci-dessus posées, nous allons proposer, tout d’abord un protocole de lecture globale de l’œuvre du Professeur DIOP (2.1). Nous présenterons, ensuite, le long, contenu et complexe processus de démonstration de la parenté linguistique (génétique) entre l’égyptien ancien et les langues négro-africaines modernes (2.2).
2.1. Protocole de lecture de
l’œuvre de DIOP :
Nous avons suggéré, ailleurs, (BARRY1, 1999 a : 8) l’existence de quelque chose comme une double coupure épistémologique dans l’œuvre du Professeur DIOP. Ces coupures n’ont pas toutefois l’allure de la coupure doctrinale dont a parlé le philosophe français Louis Althusser (1974 : 7-8).
2.1.1. La première coupure
épistémologique :
Elle fonctionne à l’échelle de toute l’œuvre du savant africain. Elle se situe en 1967 (DIOP, 1967 : 9). Elle discrimine l’œuvre en deux étapes importantes : l’étape 1948-1967 ou celle de “la critique négative des thèses sur l’origine blanche ou extra-africaine de l’Egypte ancienne” et l’étape 1967-1986 ou celle de “preuves positives étayant la thèse de l’origine nègre de l’Egypte ancienne”.
2.1.2. La seconde coupure
épistémologique :
Elle ne fonctionne que par rapport au traitement de “l’argument linguistique” (DIOP, 1954 ; 1977 : VIII) par Monsieur le Professeur DIOP. Elle coupe l’œuvre, dès lors, restrictivement à la mise à jour et au traitement de cet “argument linguistique” en deux périodes.
La période 1948-1977 voit la langue et la linguistique traitées, soit comme sources auxiliaires de la recherche et de l’argument historiques en faveur du caractère négro-africain de l’Egypte et de sa civilisation, soit comme solution “des problèmes pratiques, ceux qu’il faudra résoudre pour qu’une culture nationale existe : multiplicité des langues, manque de vocabulaire technique scientifique et philosophique dans celles-ci, méconnaissance de leur grammaire, inexistence d’œuvres écrites en langues africaines… “ (Aram FALL Joop, 1996 : 11). ” L’argument linguistique “n’a pas été mis à jour tant qu’elle durait. Elle a, nonobstant, enregistré quelques études historiques comparatives.
La seconde période 1977-1986 s’ouvre avec la mise à jour, l’élaboration et la systématisation de “l’argument linguistique”. Celui-ci est, toujours, source auxiliaire de la recherche et de l’argument historiques. Mais, il servira, dorénavant, par lui-même au rétablissement de la vérité historique, à la restauration de la conscience historique et à la promotion de la renaissance africaine.
2.1.3. Le statut théorique de la double coupure épistémologique :
Il faut signaler, tout de même, que l’une et/ou l’autre coupure n’implique aucune réorientation doctrinale, aucun changement d’objectifs majeurs. Les deux ruptures ont, en revanche, provoqué des réaménagements méthodologiques de l’argumentation, de l’argumentaire et de “l’argument linguistique”.
2.2. L’élaboration de la parenté linguistique (génétique) par le Prof DIOP :
Spécifiquement à “l’argument linguistique”, quelques repères paraissent instructifs (2.2.1). Les travaux linguistiques du professeur DIOP ont reçu diverses critiques (2.2.2), bien que la moisson des preuves et des faits en faveur de la parenté linguistique génétique soit devenue de plus en plus et de mieux en mieux massive, incontournable et irréfragable (2.2.3).
2.2.1. Repères du traitement de l’argument linguistique :
Le Professeur OBENGA a présenté “la thèse de Cheick Anta DIOP” à travers trois dates (1988 : 7-8). En 1954, celui-ci aurait affirmé la légitimité de la comparaison de l’égyptien, du copte et des langues négro-africaines. En 1967, il soutint que “la Constitution et l’enseignement des” antiquités” classiques africaines à base d’égyptien pharaonique est une nécessité pour un véritable renouveau culturel africain”. Enfin, 1977, DIOP aurait apparenté génétiquement l’égyptien ancien, le copte et les autres langues négro-africaines.
Nous risquons, en ce qui nous concerne, quatre repères pour la mise à jour, l’élaboration et la systématisation de “l’argument linguistique”.
En 1954, le professeur DIOP inaugure son traitement de la question linguistique. Cependant, en 1948 déjà, ses premières publications d’étudiant en donnaient un avant-goût. Ce qui deviendra plus tard “l’argument linguistique” est ébauché. (1954 : 177 et sv.). Il le fait avec l’humilité du savant. En effet, traitant de la “parenté grammaticale de l’égyptien ancien et des langues nègres” (1967 : 43-53), le Professeur DIOP (1967 : 43) écrit : “dans Nations Nègres et culture, nous avions rapporté exprès, un ensemble de faits grammaticaux, les uns quasi certains, les autres probables ou simplement possibles. Nous étions, en effet, conscient du fait que la recherche était à peine commencée et qu’il fallait reconnaitre le terrain et signaler à l’attention des futurs chercheurs africains tout ce qui méritait de l’être. Certains critiques feignent de méconnaitre cette attitude”. En 1967, DIOP reprend “les éléments les plus contestables en les approfondissant” (DIOP : 43).
En 1977, le Professeur DIOP publie Parenté génétique de l’égyptien pharaonique et des langues négro-africaines (1977, 420p). Dans l’avant-propos, il nous révèle que : ” Ce livre est une retombée du colloque du Caire sur l’origine des anciens égyptiens, organisé par l’UNESCO en 1974. Il fallait alors mettre à jour l’argument linguistique” (1977 : IV).
On infère de cela deux observations. La première est que si Parenté linguistique… a été publié en 1977 ; “l’argument linguistique”, lui semble avoir été élaboré avant. La seconde est qu’après le Colloque international du Caire, la mise à jour de cet argument s’imposait. Cela était d’autant plus nécessaire que les deux plus proches collaborateurs de DIOP d’alors ne comprenaient pas le Walaf, sa langue maternelle, qui lui a ” servi d’exemple principal d’étude comparative ” (1977 : IV). Il s’agissait de Théophile OBENGA et de Sossou N’Sougan.
Commentant la publication de Parenté génétique, le Professeur DIOP a écrit le 13/02/1978 : “Les linguistes africains ne tarderont pas à s’apercevoir que notre ouvrage intitulé Parenté génétique de l’égyptien pharaonique et des langues négro-africaines inaugure l’ère de la révolution linguistique africaine”(1996 : 22).
Il faut rappeler que Parenté génétique… est une retombée du Colloque du Caire du 28 Janvier au 23 Février 1974. Or, l’égyptologie acculée sur le terrain de la science, a reconnu, lors de ce colloque que l’égyptien ne pouvait être isolé de son contexte africain et qu’il était ” donc légitime de lui trouver des parents ou des cousins en Afrique (rapport général du colloque du Caire) (1978 : 100).
S’agissant plus précisément de la question linguistique, on lit dans le rapport du Colloque à la même page que : “plus largement, le Professeur Sauneron a souligné l’intérêt de la méthode proposée par le Professeur OBENGA après le Professeur DIOP”.A la page 103, la recommandation suivante tombe : “La coopération des spécialistes de linguistique comparée devrait être mise à contribution sur le plan international pour établir toutes les corrélations possibles entre les langues africaines et l’égyptien ancien”.
Le Professeur Cheick Anta DIOP, lui-même a noté à propos du Colloque du Caire2 : “Je n’hésiterai pas à dire que le grand débat du siècle a eu lieu dans le cadre du Colloque du Caire du 28 Janvier au 03 Février 1974, sous l’égide de l’UNESCO et sur notre demande. On a dit que l’on peut répéter la réunion du Caire mais que l’on ne pourra pas réunir un aéropage de savants plus compétents que ceux qui ont représenté les différents pays : la France, les Etats-Unis, l’Allemagne Fédérale, l’Egypte, le Canada, la Suède, la Finlande etc.” (1996 : 24).
Or donc, avec Parenté génétique…, commence “l’ère de la révolution linguistique africaine” selon le Professeur DIOP. Ce point de vue est largement partagé par d’autres linguistes africanistes et africains.
Le Professeur Maurice Houis, au titre des africanistes, a parlé dans un compte rendu de Parenté génétique … de : “Egypte pharaonique et langues africaines : un dossier ouvert ” (1980 :73). Le Professeur OBENGA affirme que l’établissement de la Parenté génétique de l’égyptien ancien, du copte et des autres langues négro-africaines est fait en 1977 par le professeur DIOP (1988 : 7). Cheikh Tidiane N’DIAYE pense que Parenté génétique… est la publication de Cheikh Anta ” linguistique expérimenté” (1987 :76). Aram faal Joob, partant de ce constat, pense que les observations critiques de T. ONENGA (1973 : 264-268) se rapportent plutôt aux ouvrages antérieurs à Parenté génétique …(1996 :12).
Le Professeur DIOP a continué, toutefois, à apporter “des faits nouveaux et originaux”à sa thèse linguistique. Il est mort, au moment, où il avait pratiquement achevé un ouvrage qu’il avait intitulé Complément à Parenté génétique de l’égyptien pharaonique des langues négro-africaines. Le livre préfacé par le Professeur OBENGA a été publié sous le titre de Nouvelles recherches sur l’égyptien ancien et les langues négro-africaines modernes. (Paris, Ed. Présence Africaine, 1988,221 p). Comme quoi, à partir de 1974, mais surtout de 1977 avec la publication de Parenté génétique…Cheikh Anta n’en avait,surtout, que pour la parenté génétique érigée au rang d’ “argument linguistique” intrinsèque.
Au total, nous proposons comme repères dans /du traitement de “l’argument l’linguistique” deux périodes : 1948- 1977 et 1977-1986.
La première œuvre avec l’article “quand pourra-t-on parler d’une renaissance africaine ?” (in le musée vivant, n° spécial 36-37, novembre 1948, Paris, pp.57-65). Elle ferme avec la publication de Parenté génétique…en 1977. Elle aura enregistré entre son ouverture et sa fermeture deux évènements comme solution de continuité : la publication de Antériorité des civilisations nègres et la tenue du Colloque international du Caire en 1974.
La deuxième période est celle de “l’ère de la révolution linguistique africaine”.Elle commence en 1977 avec la publication de Parenté génétique…et se termine avec la sortie de l’ouvrage posthume Nouvelles recherches sur l’égyptien pharaonique et les langues négro-africaines en 1988.
2.2.2. Brève présentation des Tavaux linguistiques du Professeur DIOP :
Ces travaux sont d’inégales valeurs selon certaines données : leur statut théorique et leur fonction, mais aussi l’espace paginal de traitement. Ces données, elles-mêmes, sont fonction de la période de l’établissement de la parenté génétique entre l’égyptien ancien et les langues négro-africaines.
En outre, les travaux linguistiques du professeur Diop sont localisés dans les genres suivants : interviews, conférences, conférences de presse, communications scientifiques, articles, travaux insérés dans les ouvrages et ouvrages consacrés à la question de la parenté linguistique. (Voir bibliographie des travaux linguistiques du professeur Cheikh Anta DIOP en annexe).
2.2.3. Les preuves du professeur Cheikh Anta DIOP :
Il faudra nécessairement consacrer une étude à la typologie des preuves de Cheikh Anta DIOP et faveur de la parente linguistique génétique des langues négro-africaines et de l’égyptien ancien.
Qu’il nous soit permis, tout simplement, d’esquisser ici, la présentation de cette typologie.
Cheikh Anta DIOP a pris sa langue maternelle le wolof (walaf dans sa variante dialectale) comme exemple. Cependant, il a utilisé, plus d’une dizaine d’autres langues négro-africaines dans sa démonstration : le Sérère, le Diola, le peul, le sara, le barguimien, le bamanan, le soninké le Kinyarwanda, le Shilouk, le Swahili, le Copte etc.
Il a, par ailleurs, usée de plusieurs méthodes : l’onomastique comparée (l’anthroponymie, la patronymie, la toponymie, etc.) et l’histoire comparée des écritures (hiéroglyphes-ancien égyptien, égyptien classique, néo-égyptien, démotique, copte, méroïtique, idéogrammes, pictogrammes, alphabets).
Il a, aussi, fait recours à :
– La grammaire comparée.
– Le lexique comparé ;
– La systématique comparée ;
– L’établissement des lois de correspondances phonétiques et phonologiques de passage d’une langue à une autre négro-africaine ;
– Les études de phonologie, de morphologie et de syntaxe ;
– La description du processus de rédialectalisation des grandes langues africaines d’Administration du passé etc.
– L’histoire de l’épigraphie et l’épigraphie comparée etc.
Cheikh Anta s’est, aussi, intéressé à la genèse des classes nominales dans les langues africaines et à leur disparition dans certaines langues négro-africaines.
– La restitution vocalique et la question des géminées ont, également, fournit des preuves à Diop pour établir, la parenté linguistique génétique entre les langues négro-africaines modernes et l’égyptien pharaonique.
Le développement systématique de l’argumentation du professeur Diop sur la question est, toutefois, fait dans ses deux ouvrages consacrés à la parenté linguistique génétique entre l’égyptien ancien et les langues négro-africaines modernes (1977,1987).
III-LES CRITIQUES DES TRAVAUX LINGUISTIQUES DE DIOP :
Les critiques n’ont, toutefois, pas manqué. Elles se sont, même souvent muées en polémiques. Cependant, certaines de ces critiques sont si justes qu’elles ont conduit DIOP à corriger par endroit et surtout à mettre à jour “l’argument linguistique”. Il faut néanmoins distinguer critique africaniste et critique africaine.
3.1. La critique africaniste :
Sa question focale est la question de la parenté linguistique, surtout entre l’égyptien et les langues négro-africaines modernes. Là, réside son point d’irritation naturellement.
Elle a été, autant, permanente que l’a été la question de la parenté génétique dans l’œuvre du Professeur Cheikh Anta. Elle peut être périodisée en trois temps.
Le premier est celui de la vaine tentative de la bonne vielle Sorbonne de garder un silence assourdissant sur l’œuvre de DIOP et donc de l’étouffer dans l’œuf. Aussi paradoxal, que cela puisse être en effet, la bonne vielle Sorbonne n’a pas pu (peut-être pas voulu) constituer un jury devant lequel DIOP aurait pu soutenir sa thèse.
Celui-ci a été obligé de publier ce premier travail3 pour briser la conspiration du silence qui l’entourait. DIOP s’est ensuite remis au travail pour préparer une nouvelle thèse.
Cette nouvelle thèse a été soutenue le samedi 09 janvier 1960 dans la salle Louis Liard de la Sorbonne. La thèse principale a été publiée sous le titre l’Afrique Noire précoloniale (Paris, Présence Africaine, 1960, 213 p et annexes). La thèse complémentaire aussi fut publié sous le titre de l’Unité culturelle de l’Afrique Noire, (Paris, Présence Africaine, 1960, 203 p).
La soutenance a révélé la prétendue <<indiscipline>> de Cheikh Anta (Leroi-Gourhan), sa jeunesse pour traiter des <<questions aussi étendues>> (Bastide), le scepticisme de Deschamps, quant à la présence des Traoré à Madagascar. (DIOUF, 1960 : 6-7).
Le deuxième temps de la critique africaniste débute avec la publication des thèses principale et complémentaire de Cheikh Anta. Sous le mode de compte-rendu de lecture dans les revues, les africanistes se sont livrées à la démolition sournoise des thèses de Cheikh Anta.
A la vérité, il y a eu quelques exceptions qui ont confirmé la règle. C’est le cas par exemple de Jan Czarnecki. Il se réfère à Nations nègres et culture. Il en fait un compte rendu dans le monde non chrétien ( n°37, janvier-mars 1956 :96-100). Il traite de la question linguistique dans le compte rendu en question aux pages 99 et 100.
Il écrit en conclusion : “j’attends avec curiosité les réactions des historiens, des ethnologues, et des linguistes. Je serais surpris qu’ils puissent réfuter toutes les assertions de ce livre.”
En revanche, beaucoup d’autres africanistes ont usé de leur ” droit à la critique ” et de leur ” devoir de mise en garde “.R. Mauny a, dans son compte rendu de Nations nègres et culture, pense devoir dire à Cheikh Anta ” tout haut ce que d’autres taisent par politesse ou tout autre motif ” (DIOP, 1967 : 232). Dans sa critique, il a estimé illégitime la comparaison des hiéroglyphes et les signes gravés sur les baobabs à Diourbel (Sénégal) et trouvé que ceux-ci sont simplement des grafiti.
En ce qui concerne la question de la parenté linguistique génétique, Mauny estimait que c’est aux spécialistes des langues de se prononcer sur la validité du rapprochement linguistique entre l’égyptien ancien et le ouolof. (ibid).
Mauny a assimilé l’anthroponymie et la toponymie comparatives d’une part, de l’autre le vocabulaire comparé de Cheick Anta à des “calembours linguistiques” (DIOP, 1967 : 255).
La critique du Professeur Maurice Houis est particulièrement instructive. (1980 : 69-79). Houis a identifié des lacunes dans la démonstration de DIOP que partage Aram FALL (1996 : 13).
Il a eu, cependant, le mérite de reconnaître que : ” Il (Cheick Anta DIOP) apporte des faits qui justifient des rapprochements qui sont incontestablement interrogateurs. La preuve est-elle donnée ? La preuve est donnée qu’il n’y a pas un faux problème mais une orientation de recherche qui est fondée. Les critiques générales que nous venons de développer nous empêchent de prononcer un oui franc sur la valeur de la démonstration, mais il n’en reste pas moins que le silence perpétré autour de cette position serait aujourd’hui malhonnête. DIOP a ouvert un dossier qui comporte des pièces positives. Il reste à fonder le champ de travail sur une perspective théorique qui tienne compte de l’acquis de la linguistique contemporaine ” (1980 : 79).
Le troisième et le dernier temps des critiques africanistes contre les travaux linguistiques de Cheick Anta est tardif et par ce fait post mortem. Alain Fromen (1991 : 18-49) affirme que le vocabulaire comparé que pratique Dika Akwa à la suite de DIOP est une belle et fragile théorie. Il soutient que les développements de Cheick Anta sur les migrations et les considérations sur la parenté entre le walaf et l’égyptien “sont truffés d’approximations, qui font la joie des spécialistes”. Enfin, François – Xavier Fauvelle qualifie les travaux sur “la langue-mère : l’égyptien” de “nationalisme linguistique dans un contexte d’oppression” (1996 : 164-165).
Luc BOUSQIAUX a fait une communication le 11 Février 1995 à la Sorbonne, devant la société de linguistique de Paris, intitulée : “L’Afrique en quête de ses ancêtres : Quid d’une origine commune de l’égyptien et des langues négro-africaines ? Réflexions d’un linguiste sur l’idéologie afro-centriste de Cheick Anta DIOP et Théophile OBENGA” (1995-1996 : 340-346).
Sous la direction de François Xavier Fauvelle-Aymar, Jean Pierre Chrétien et Claude Helène Perrot, un livre a été publié. Cheikh Anta y est accusé d’avoir développé certaines prémices de l’afrocentrisme dans Nations nègres et culture (2000 : 400p).
Ces critiques surtout tardives (les dernières ?) mettent l’accent sur l’ccusation d’idéologie nationaliste “à rebours” ou de combat “dépassé” (c’est selon) et les prétendus vices méthodologiques fondant les thèses de DIOP et de ses disciples.
3.2. La critique africaine :
Les critiques africaines des travaux linguistiques de Cheick Anta ne font pas légion. Ils se classent clairement en trois types.
- a) L’opposition d’école : Mamadou N’DIAYE, Souleymane FAYE et Cheikh Tidiane N’DIAYE ont plutôt comparé les langues négro-africaines (respectivement le Pulaar, le serère et le Wolof) à différentes langues dravidiennes. A titre indicatif, on pourra lire avec profit, Mamadou N’DIAYE : (1988 : 29-39) et surtout sa thèse : Comparative studies in dravidian and pulaar languages, a relationship, (thèse de doctorat Ph. D, Université d’Annalai, 1980).
Cheikh Tidiane N’DIAYE est l’auteur d’un article qui fait une défense critique de Cheikh Anta, y compris contre Théophile OBENGA (1987 : 69-87), tout en étant l’auteur d’une thèse de doctorat Ph. D sur the relationship betwen dravidian languages and Wolof, Université d’Annalai, 1977.
- b) L’opposition politique : l’histoire ne retiendra que sa nature politique. En effet, le Président Senghor s’est retrouvé opposer à la majorité des linguistes sénégalais à propos des géminées, principalement au Professeur Cheikh Anta DIOP. Mais la thèse de Senghor sur la question semble avoir disparu avec son départ de la présidence du Sénégal.
- c) La critique scientifique : elle est fondée sur le motif de la rigueur scientifique. Elle a été animée par des chercheurs et universitaires pour qui Cheikh Anta avait un profond et sincère respect. Cette critique cherche, plutôt, à mieux asseoir sur le plan methodologique la thèse de Cheikh Anta.
Elle a deux orientations principales :
– La linguistique historique comparative : (T. OBENGA, 1973 : 264-268). Il faut signaler que depuis, les critiques d’OBENGA ont cessé. Il est vrai, qu’après il y a eu de Colloque du Caire en 1974. Cheikh Anta, lui-même, a consacré deux ouvrages à la question de la parenté linguistique génétique (1997 et 1988).
– La linguistique appliquée : Certains problèmes de transcription ont été relevés dans les travaux de Cheikh Anta par Aram FALL ; (1996 :11-18).
3.3. Correction et approfondissement face aux critiques :
Comme à son habitude, le Prof. Cheikh Anta a engagé une vive polémique contre ” les africanistes de mauvaise foi ” (Raymond Mauny, Jean Suret – Canale, Louis Vincent Thomas, Jean Devisse4, Jean Duvignaud, DIOP, 1967 : 231-279).
Par contre, il a intégré toutes les critiques pertinentes, tout en reconnaissant ses faiblesses : “Si l’on veut critiquer Nations nègres et culture qui est un ouvrage très imparfait, il ne faut pas s’attaquer à son ossature ; on n’en tirera rien ; elle est solide ; ses perspectives sont justes. Il faut s’en prendre aux menus détails, alors, on pourra relever des multiples imperfections comme cela a déjà été dit dans la préface” (DIOP, 1967 : 253-254).
En effet, dans la préface à la deuxième édition de Nations nègres et culture édition de 1964, DIOP a parlé de “tant d’imperfections, de détail surtout, qui y sont contenues” tout en précisant qu’il “ne renie aucun des grands thèmes touchant à… la parenté culturelle des peuples africains etc.” (DIOP, T.II, 1979 : 24).
DIOP a développé une autre attitude face aux critiques contre sa thèse sur la parenté linguistique génétique entre l’égyptien ancien et les langues négro-africaines modernes : apporter des faits et les vérifier constamment. Le Colloque du Caire rentre dans ce cadre. La publication de deux ouvrages consacrés uniquement à la question de la parenté linguistique, aussi.
Pour ce qui est des critiques tardives, les réponses sont venues des disciples. Esso Gome s’est chargé d’Alain Fromen dans “critique de la critique, Alain Fromen sa critique de la pensée du savant africain Cheikh Anta DIOP : science ou idéologie ? “ (1991 : 50-74). On comprendra mieux les critiques de François Xavier Fauvelle et Ali en lisant OBENGA, le sens de la lutte contre l’africanisme eurocentriste (2001). Une réponse circonstanciée est faite à Luc Bousquiaux par le même OBENGA (1996 : 317-339).
Le débat sur la parenté linguistique génétique semble aujourd’hui clos. Les travaux des professeurs DIOP et OBENGA ont conduit la communauté scientifique internationale à remettre l’égyptien ancien dans sa famille négro-africaine et à recommander que lui soit cherché des “cousins” et des “parents” en Afrique.
Désormais, les résistances sans conviction se formulent sous le mode de contestation, de critique et proposition d’instruments d’analyse. C’est une évolution notoire de la contradiction et des contradicteurs. Cependant, là aussi Cheikh Anta, lui-même avant, OBENGA et tous les chercheurs africanistes de bonne foi et africains après, ont travaillé à améliorer volontiers les méthodes, la méthodologie et l’appareillage conceptuel nécessaires à la consolidation et à l’approfondissement de la parenté linguistique génétique (DIOP, 1967, 1977 ; OBENGA : 1973, 1993 ; LAM : 1989, 1992 etc.).
Harouna Barry
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Source: Aujourd’hui-Mali