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N’Tji Jacques Dembelé, Géologue : “On risque d’autres saisons du genre”

Enseignant chercheur géologue, spécialiste des changements environnementaux et des risques et catastrophes, N’Tji Jacques Dembélé pense que le pire n’est pas derrière nous, si on ne prend pas les mesures idoines. Il travaille sur les questions d’inondations depuis 2018 et a conduit des projets dans ce domaine, à Bamako, Bla et Djenné. Entretien.

 Mali-Tribune : Quand peut-on parler d’inondation en zone urbaine et zone rurale ?

N’Tji dit Jacques Dembélé : L’inondation est un phénomène naturel ; c’est quand l’eau sort du chenal qu’elle a creusé et se répand dans les zones alentours. De façon naturelle, sur les cours d’eaux, tous les trois ans, il y a une inondation.

Nous avons aussi une définition acceptée par les sciences sociales : c’est quand les eaux provoquent des dégâts sur les infrastructures humaines ou sur les installations humaines. La cause est l’occupation des berges, des zones potentiellement inondables.

Un phénomène naturel peut devenir un problème économique, social quand les activités humaines et l’eau se rencontrent.

C’est ce qui se passe en zone urbaine ou rurale seulement, en zone urbaine, le problème est beaucoup plus accentué à cause de la densité des populations dans les zones à risque. En milieu rural, ce sont beaucoup plus les activités qui sont touchées comme les champs ou les routes coupées. Les conséquences sont un peu différentes, mais le processus est identique.

Mali-Tribune : Quelles en sont les principales causes ?

N’T. J. D. : Les causes naturelles des inondations sont essentiellement l’augmentation de la pluviométrie, quand la quantité d’eau augmente, les cours d’eau se remplissent et généralement les eaux débordent.

Mais les causes peuvent être dues à la modification, par exemple du bassin versant. Par exemple, si on a coupé des arbres en laissant les terrains nus, on peut provoquer des inondations, car la vitesse de ruissellement de l’eau va augmenter de même que la quantité d’eau qui arrive en même temps.

L’autre cause naturelle, ce sont les glissements de terrains qui peuvent bloquer un cours d’eau et le sortir de son lit.

Mali-Tribune : Quand vous parlez glissement de terrain, de quoi s’agit-il ?

N’T .J. D. : Dans certaines zones, les terrains ont une forte pente. Quand il pleut beaucoup, la terre peut glisser, descendre, venir boucher et bloquer les cours d’eaux. En ce moment, l’eau monte et provoque des inondations. Mais ça peut également se produire pendant les tremblements de terre.

Mali-Tribune : Quelles sont les influences des changements climatiques sur la fréquence et l’intensité des inondations ?

N’T. J. D. : Je ne parlerais pas de changement climatique, mais plutôt de la variabilité pluviométrique sur ces inondations. Parce que chez nous quand vous prenez les inondations, on constate qu’il y a des périodes où il pleut beaucoup et d’autres pas du tout. Prenez Bamako, où nous avons des données de 1901 à 2020. Dans les années 1910 à 1915, il ne pleuvait pas beaucoup. De 1930 à 1950, il pleuvait beaucoup. Après les années 70-80-90, il ne pleuvait pas, ainsi de suite.

Cela joue sur les risques d’inondations surtout que pendant les périodes sèches les cours d’eau se rétrécissent, les mares s’assèchent, les gens, sans le savoir, viennent s’installer dans les mares asséchées et au bord des cours d’eau. Après quand une période pluvieuse arrive directement les maisons qui sont là-bas sont inondées.

C’est ce que l’on observe aujourd’hui. Tous les quartiers de Bamako installés dans les années 1970 et 1980 (Bamako-Coura, Quinzambougou, etc.) sont pratiquement jusque dans le fleuve. On voit que la plupart de ces zones sont inondées. Donc ceci est lié à la variabilité. La variabilité joue aussi sur la quantité d’eau qui arrive. L’année dernière, on a constaté qu’on n’avait pas tous ces problèmes, car la quantité d’eau n’était pas assez élevée. Ce qui arrive n’est pas dû au changement climatique, mais provient de la variabilité pluviométrique.

Mali-Tribune : Est-ce la variabilité pluviométrique qui a provoqué les inondations cette année ?

N’T. J. D. : Oui, il faut le comprendre ainsi. La variabilité, c’est quand la quantité de pluie varie d’une année à l’autre.

Mali-Tribune : Quelles sont les incidences des changements climatiques sur la fréquence et l’intensité des inondations ?

N’T. J. D. : Les inondations ont des impacts positifs et négatifs. Les inondations sont source de fertilité pour les sols surtout dans les zones rurales. Chaque fois qu’il y a inondation, ça permet réellement de déposer les alluvions surtout des sédiments fins qui sont très riches et contiennent de la matière organique, favorable à l’agriculture.

Ensuite, les inondations permettent de disperser les espèces aquatiques, par exemple une espèce qui se trouve dans un cours d’eau est limitée à ce cours d’eau. C’est pendant les inondations que cette espèce peut migrer là où les eaux se rencontrent. Dans les zones désertiques par exemple, on est souvent surpris de trouver des poissons. Ils profitent des inondations. Donc les inondations permettent de disperser les espèces végétales et animales, et elles leur permettent de se multiplier facilement.

Maintenant sur le plan négatif, les inondations peuvent être un moyen de disperser les polluants. Par exemple s’il y a une zone polluée, dès qu’il y a inondation, cette pollution se disperse, et on le voit avec la ville de Bamako surtout avec les ordures que l’eau charrie.

Les inondations peuvent réduire aussi l’espace de vie de certaines espèces. Nous avons les espèces qui vivent au bord de l’eau. Chaque fois qu’il y a inondation, leurs habitats sont détruits.

Nous avons aussi de grands impacts négatifs sur les infrastructures humaines : des maisons écroulées, des pertes en vies humaines, des récoltes et des stocks de céréales détruits, des problèmes d’eau potable, des problèmes sanitaires liés à la propagation de maladies hydriques comme la diarrhée et le choléra…

A long terme, les inondations peuvent faire en sorte qu’il y ait une pollution de la nappe phréatique.

Mali-Tribune : Ya-t-il des espèces spécifiques particulièrement vulnérables à l’inondation ?

N’T. J. D. : Bien sûr, quand il y a inondation, tout ce qui est aquatique est vulnérable, surtout les poissons. En 2019, après l’inondation du 16 mai, il y a eu une grande quantité de poissons morts. Dans un quartier de Bamako, à cause de cela, le kilo a été cédé à 400 F CFA, tant il y en avait sur le marché. Cependant, les analyses nous avaient permis de savoir que les poissons avaient été tués par le cyanure. Ceux qui en avaient consommés sont tombés malades.

Les poissons d’eau douce sont affectés par la quantité de déchets qui arrivent quand l’eau augmente surtout quand il y a des polluants chimiques, le dégât devient énorme. Les crues détruisent aussi l’habitat des poissons et surtout les animaux qui sont sur les rives, c’est-à-dire qui sont à la lisière entre l’eau et la terre.

Mali-Tribune : Peut-on éviter les inondations ?

N’T. J. D. : Bien sûr ! Mais cela demande un travail au préalable. Avant les installations humaines, il faut des recherches et planifications pour éviter les zones inondables. Malheureusement, c’est ce qui n’est pas fait dans nos pays.

Parce qu’en Afrique l’habitat est généralement spontané. La ville s’agrandit, les gens s’installent dans tous les sens très souvent dans des habitats précaires. Cela augmente les zones inondées. Avec une planification, on éviterait les zones inondables.

Mali-Tribune : Quelles sont les stratégies et infrastructures les plus efficientes et efficaces pour éviter les inondations ?

N’T. J. D. : Pour prévenir les inondations, il faut des plans d’urbanisation et des plans de construction qui permettent de minimiser les risques. On ne doit pas octroyer des parcelles n’importe où et n’importe comment.

Au Mali, il existe des lois sur les cours d’eau. Il y a des distances règlementaires à respecter. Par exemple, pour un cours d’eau flottant c’est-à-dire sur lequel on peut mettre une pirogue, la loi oblige de respecter une distance de 20 m les habitations.

Pour les cours d’eau non flottants, la distance doit être de 10 m des habitations. Malheureusement, aucune de ces dispositions n’est respectée à Bamako. Les gens construisent jusque dans les cours d’eaux, ce qui augmente les risquent d’inondations. Donc on doit juste faire appliquer les lois.

Il y a aussi des systèmes de suivi des inondations mises en place : l’alerte précoce, qui est basée sur l’information de la population afin qu’elle puisse prendre les dispositions avant les inondations. Mais c’est un système qui n’est pas très efficace au Mali, car la diffusion de l’information est très limitée.

Nous avons aussi des structures pour gérer les inondations. Malheureusement, ces structures interviennent seulement après les inondations. Pas avant.

Mali-Tribune : Quels sont les obstacles à la mise en œuvre des mesures de prévention des inondations à grande échelle, tant au niveau local que national ?

N’T. J. D. : Le premier est le non-respect de la règlementation. On trouvera que les propriétaires des maisons dans le lit du fleuve disposent de toutes les autorisations de constructions délivrées par les autorités administratives. C’est un élément qui est très visible surtout à Bamako.

Deuxièmement, l’Etat n’arrive pas appliquer les lois qui existent par rapport aux inondations et à l’assainissement. Normalement, les maisons qui sont dans les cours d’eau doivent être cassées pour diminuer les risques d’inondations.

En 2029, nous avions compté 1300 maisons qui devaient être cassées. Jusqu’à ce jour, aucune ne l’a été, mais pire, de nouvelles constructions ont vu le jour dans ces zones à risque.

Mali-Tribune : Comment les communautés locales peuvent participer à la réduction des risques d’inondations ?

N’T. J. D. : Les communautés locales ont un grand rôle dans le partage de l’information. Normalement, il devait y avoir des structures qui collectent l’information et qui les mettent à la disposition de la population en temps réelle. Pour ça il faut que la communauté à la base soit organisée de telle sorte qu’elle puisse avoir des relais.

Il faut sensibiliser à travers les radios de proximité, les causeries débats dans les quartiers. Sensibiliser les communautés sur les changements de comportements par exemple dans la gestion des ordures. Au-delà, il faut aussi sanctionner sur certaines pratiques.

Mali-Tribune : Quelles sont les solutions durables de prévention des inondations ?

N’T. J. D. : Il faut réorganiser le système d’occupation du sol. Des maisons doivent être détruites pour que les eaux puissent circuler. Il faut que des systèmes de collecte des eaux soient aménagés. Bamako est dans une cuvette entourée de collines. Il faut empêcher les eaux de venir à Bamako depuis les collines. Enfin, il faut des digues pour dévier les eaux et les orienter.

 Mali-Tribune : Quels sont les principaux défis à venir dans la gestion des inondations ?

N’T. J. D. : On risque de connaître d’autres cas beaucoup plus graves. Si on se fie à la simulation de notre climat, il y a une certaine variabilité qui fait qu’on a des périodes humides et des périodes sèches.

Il y a eu des périodes humides : 191-1916 ; 1930-1950. Ensuite, un moment de sècheresse (1970-1990). Tout porte à croire qu’une période humide a commencé. La pluviométrie de Bamako a l’habitude d’atteindre 1260 mm, la même quantité qu’au nord de la Côte d’Ivoire.

Si cette tendance climatique continue, on va se retrouver dans une phase humide qui va apporter assez de pluies et causer beaucoup d’inondations. Donc, dès maintenant, il faudrait prendre des dispositions et ne pas ignorer le phénomène. La nature est imprévisible, mais on peut quand même prendre des dispositions en voyant ce qui a l’habitude de se passer.

Mali-Tribune : Quels conseils donneriez-vous aux gouvernements et aux citoyens pour éviter les inondations et les préparer efficacement aux risques ?

N’T. J. D. : Il faudrait que le gouvernement mette en place une équipe qui travaille sur les différents cas d’inondations. Car les aspects et les implications ne sont pas les mêmes. On ne peut pas lutter contre les inondations de manière générale. Il faut qu’il y ait des équipes au niveau national, et régional et niveau local pour pouvoir travailler sur ces questions d’inondations.

En ce qui concerne la population, il faut qu’elle change de comportement par rapport aux cours d’eaux. Que les gens sachent que les inondations constituent un risque important qui peut engendrer des pertes en vies humaines, des pertes économiques, et autres installations. Quand quelqu’un vous propose de vendre un terrain dans une zone inondable, il faut refuser. Il faut également que la population accepte de venir voir les chercheurs pour discuter des risques et des comportements à tenir face à une inondation.

Dossier réalisé par

Marie Dembélé

Source : Mali Tribune
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