Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’intervention de Nathalie Yamb au sommet Russie-Afrique qui s’est tenu les 23 et 24 octobre à Sotchi aura fait sensation. Sputnik s’est entretenu avec la conseillère exécutive de Mamadou Koulibaly, candidat à la présidentielle ivoirienne de 2020, qui rêve d’une Afrique véritablement libre et prospère.
«Force est de constater qu’après l’esclavage, la colonisation, les pseudo-indépendances, on ne nous a reconnu que le droit d’être libres, mais seulement au sein de l’enclos français. L’Afrique francophone est encore, en octobre 2019, sous le contrôle de la France.»
C’est ce que n’a pas hésité à marteler, entre autres, Nathalie Yamb lors d’un discours prononcé lors du sommet Russie-Afrique où étaient réunis, les 23 et 24 octobre derniers, une quarantaine de chefs d’État africains.
Très vite, des centaines d’internautes de par le monde ont salué le «courage» d’une Africaine en qui ils voient désormais un porte-étendard d’un continent en quête d’affirmation de soi et de liberté.
Un triomphe auquel Nathalie Yamb, conseillère exécutive de Mamadou Koulibaly, candidat investi par le parti Liberté et démocratie pour la République (LIDER) pour la présidentielle ivoirienne de 2020, était loin de s’attendre.
En exclusivité pour Sputnik, la femme politique de 50 ans a accepté de revenir sur des points clés de sa prise de parole à Sotchi – comme le franc CFA et les accords de défense entre la France et certains pays africains, mais aussi sur la vie politique en Côte d’Ivoire.
Sputnik: Comment se fait-il que vous ayez été conviée à prendre la parole au sommet Russie-Afrique?
Nathalie Yamb: «L’année dernière, l’Association pour la recherche libre et la coopération internationale (AFRIC) avait invité le professeur Mamadou Koulibaly à une conférence à Madagascar. L’association m’a par la suite conviée à participer à un séminaire de prospective sur l’Afrique à Berlin. Ce que je leur ai présenté à Berlin leur a plu, ils m’ont alors proposé de prendre part au sommet. Je trouve les autorités russes totalement décomplexées: elles n’ont pas hésité à inviter des opposants, en l’occurrence le professeur et moi, et elles m’ont même offert une tribune.
Il y aura le sommet France-Afrique en juin 2020. Je ne sais pas si le Président Emmanuel Macron, qui s’est pourtant dit ouvert à une réforme du franc CFA, pourrait m’inviter ou le professeur Mamadou Koulibaly pour discuter du sujet.
Au passage, nous avons constaté que la page Facebook d’AFRIC a été désactivée le 29 octobre dernier par le réseau social, sans aucune explication.»
Sputnik: Vous attendiez-vous à ce que votre discours ait un tel retentissement en Afrique?
Nathalie Yamb: «Absolument pas! Je suis d’ailleurs encore époustouflée par la résonnance de ma prise de parole. C’est un discours habituel – le mien et celui de mon parti – que je tiens depuis de longues années, depuis que je suis étudiante, et donc pour moi, ce n’était pas quelque chose de particulier. Je ne m’attendais pas à une telle déferlante qui traverse qui les couches sociales, les frontières et même les continents. En même temps, je me dis que c’est peut-être symptomatique du ras-le-bol des peuples africains qui se reconnaissent dans ses mots simples mais qui parlent à leur cœur.
Je me dis aussi que peut-être que le cadre dans lequel je me suis exprimée y est pour quelque chose. Le fait que j’aie tenu ce discours à Sotchi, où étaient réunis tous les chefs d’État africains, a peut-être marqué les esprits.»
Sputnik: Bien des Africains connaissent Mamadou Koulibaly, mais depuis Sotchi, ils sont nombreux à découvrir sa conseillère exécutive, en qui ils voient désormais une porte-étendard d’une Afrique qui a soif de s’affirmer et de liberté. Comment vivez-vous cela? Et y a-t-il un bénéfice à en tirer tant pour vous que pour LIDER, votre parti?
Nathalie Yamb: «Je prends cela avec beaucoup d’humilité. C’est un honneur et une grosse responsabilité quand on voit toutes ces attentes et qu’on se rend compte qu’on incarne subitement l’espoir de peuples africains. Je n’ai pas envie que mon discours reste seulement un discours. J’entends bien œuvrer à sa concrétisation. Je rêve notamment d’une Afrique dans laquelle les jeunes vont pouvoir étudier dans des universités de renommée sur le continent, avoir des carrières, monter des business, devenir des agriculteurs prospères… plutôt que d’aller périr dans le désert ou la Méditerranée.
Je m’intéresse davantage au bénéfice que je peux tirer pour le parti et la campagne présidentielle du professeur Mamadou Koulibaly. Les combats que je mène, les changements auxquels j’aspire et auxquels tous ceux qui se reconnaissent dans mon discours aspirent, ne peuvent être concrétisés que par un chef d’État en exercice. J’ai mis en lumière non seulement les aspirations profondes des populations, mais aussi un parti politique, un homme d’État qui est candidat à la présidentielle de 2020 en Côte d’Ivoire. Un homme qui, s’il dispose de moyens suffisants pour faire campagne et être élu, va pouvoir en finir avec les discours et passer à l’action en nous extirpant de ce carcan françafrique où nous sommes emprisonnés depuis trop longtemps.»
Sputnik: Dans la foulée de la publication, sur Twitter, d’un extrait de votre intervention à Sotchi, la France n’a pas manqué de réagir via son ministère des Affaires étrangères. Qu’en avez-vous pensé?
Nathalie Yamb: «Déjà, j’ai été ravie de cette réaction car cela prouve qu’ils ont été touchés. Certains médias français tentaient de faire croire que ce n’était pas grand-chose ce qui se passait à Sotchi. Pourtant, le soir de mon intervention, c’est Le Monde qui a lancé la première salve en reprenant les parties de mon discours qui abordaient les bases militaires françaises et le franc CFA. Il y a ensuite eu la réaction très maladroite du Quai d’Orsay à mon tweet.
Je souris quand je vois le Quai d’Orsay dire notamment que les accords militaires en vigueur entre la France et les pays africains n’établissent aucun lien de dépendance ou n’ont aucun lien avec les questions économiques.
L’annexe 2 de l’accord de défense signé le 24 avril 1961 avec la Côte d’Ivoire, le Dahomey (actuel Bénin) et le Niger démontre pourtant tout le contraire. Cette annexe et d’autres accords, jusque-là secrets, ont été rendus publics en 2005 dans un livre intitulé “Les servitudes du pacte colonial”, publié par Mamadou Koulibaly, alors président de l’Assemblée nationale. C’est un livre très important qui permet de clouer le bec très facilement au Quai d’Orsay.»
Sputnik: Quand vous dites : «Les choses bougent, rien ne pourra freiner l’irrépressible besoin de liberté de la jeunesse africaine», que faut-il concrètement comprendre?
Nathalie Yamb: «Je pense que l’ère de la désinformation est terminée. Vu les réactions (de la France notamment), on se rend compte qu’on a touché un point sensible. J’ai publié récemment sur les réseaux sociaux des extraits de la conférence des ambassadeurs où le Président Emmanuel Macron, de façon très lucide et pertinente, s’est adressé aux ambassadeurs pour leur expliquer que la position hégémonique de la France était en train de s’effriter et que de nouveaux États civilisationnels comme la Chine, la Russie ou l’Inde gagnaient en puissance.
Cela rejoint le discours que j’ai tenu à Sotchi. Aujourd’hui, le monde bouge. Tout se redéfinit. Il y a un déplacement des plaques tectoniques. On a aux États-Unis un Président qui casse tout le multilatéralisme qu’on croyait inamovible. Il y a le Brexit qui est en train de faire exploser la construction européenne. La Russie a certainement très peu apprécié que les Occidentaux s’immiscent dans son pré carré quand il y a eu les problèmes en Ukraine, en Crimée et même en Syrie. Et au milieu de tout ça, il y a une population africaine, majoritairement jeune, qui en a ras-le-bol de devoir prendre des routes de la mort pour débarquer en Europe et finir dans des centres de rétention et de torture financés par l’Union européenne, alors que les sous-sols de nos pays sont riches.»
Sputnik: Voyez-vous en cette redéfinition des cartes une opportunité à saisir pour l’Afrique?
Nathalie Yamb: «Absolument. C’est l’occasion pour l’Afrique – alors que les Américains sont occupés à faire leur MAGA (Make America Great Again, ndlr), que les Européens sont occupés avec le Brexit – de prendre son indépendance. Et cette occasion, il ne faut pas qu’on la rate.»
Sputnik: De nombreux internautes craignent que votre prise de position aussi ouverte à Sotchi ne vous mette, non seulement vous, mais aussi le professeur Mamadou Koulibaly dans une posture aussi délicate que celle dans laquelle a pu se retrouver Thomas Sankara ou encore Patrice Lumumba. Redoutez-vous un certain prix à payer pour votre engagement politique?
Nathalie Yamb: «Pour qu’une révolution réussisse, il est bien que les révolutionnaires restent en vie. Ceci étant, il y a longtemps que j’ai surmonté ma peur. J’ai davantage peur pour ma famille et mes proches que pour moi-même. On ne peut pas s’engager dans un combat de libération en pensant qu’il n’y aura pas un prix à payer. Les assassinats comme ceux de Thomas Sankara, les empoisonnements… c’est vrai que ça existe encore, mais on est au XXIe siècle, les méthodes ont évolué. Même si ça peut arriver, cela ne se passera pas aussi facilement d’éliminer un Mamadou Koulibaly ou une Nathalie Yamb.
Quand on a peur, l’oppresseur n’a plus besoin de tricher, il peut faire ce qu’il veut. Mais lorsqu’on surmonte sa peur, on est libéré, on fait ce qu’on peut faire, puis d’autres viendront prendre le relais. À ce propos, je n’ai pas la prétention de dire que si nous remportons la présidentielle ivoirienne de 2020, nous allons terminer tous les combats engagés. On va faire avancer les choses jusqu’à un niveau où quelqu’un d’autre viendra prendre le relais.
Le changement auquel on aspire, ce n’est pas un mandat ou deux de Mamadou Koulibaly qui va le réussir. Cela nécessite un changement de mentalité et de paradigme qui va s’inscrire dans la durée et qui implique qu’on reconstruise les fondations de l’Afrique sur des bases solides. Il faudra insuffler à l’Afrique, francophone surtout, ce que j’appelle les valeurs républicaines de base. Au Ghana par exemple, il serait difficile aujourd’hui de trouver quelqu’un qu’on va financer pour monter une rébellion. Ils ont passé ce cap. C’est ce à quoi nous aspirons avec Mamadou Koulibaly en Côte d’Ivoire.»
Sputnik: La question du franc CFA a une place de choix dans votre engagement politique. Que reprochez-vous à cette monnaie?Nathalie Yamb: «Le franc CFA ne permet aucune industrialisation véritable. En termes très simples, le franc CFA, c’est l’euro. Cette monnaie est arrimée à l’euro et a une parité fixe avec cette devise. En Europe, le seul pays qui tire véritablement son épingle du jeu avec l’euro, c’est l’Allemagne. Des pays comme le Portugal, l’Espagne et l’Italie, qui ont un tissu industriel assez développé, ont du mal à s’en sortir avec cette devise. Comment alors nos pays africains peu compétitifs pourraient-ils s’en sortir? On ne pourra pas se développer tant qu’on aura le franc CFA. Le Ghana voisin, qui a sa propre monnaie, est plus compétitif que la Côte d’Ivoire car sa banque centrale peut décider de baisser ou de monter la valeur du Cedi (la monnaie nationale) dans un souci de compétitivité.
Par ailleurs, le franc CFA a un taux d’inflation artificiel qui ne dépasse pas les 2% alors que les populations de la zone franc se plaignent constamment de l’explosion du coût de la vie. Et cette monnaie entretient la mauvaise gouvernance en ce que les populations n’ont pas la capacité de sanctionner ceux qui gèrent mal la monnaie et l’économie.»
Sputnik: Votre patron, le professeur Mamadou Koulibaly, qui est depuis toujours un fervent pourfendeur du franc CFA, est également candidat à la présidentielle ivoirienne d’octobre 2020. Comment évaluez-vous ses chances de réussite ?
Nathalie Yamb: «Plus le temps avance plus je pense que ses chances augmentent. J’ai toujours pensé qu’il peut être élu Président, je ne serais pas en train de m’impliquer dans sa campagne sinon. J’ai quand même quitté un poste très haut placé dans une grosse multinationale pour consacrer cinq ans à son élection.
Mamadou Koulibaly est quelqu’un de très crédible. Il a les idées, le projet, la vision, la méthode, la connaissance de l’État. La seule chose qu’il n’a pas, ce sont les moyens financiers. La Tunisie nous a montré que même sans moyens financiers, quand les populations sont décidées, ça peut marcher. Aussi, l’année dernière, à cette même époque, lorsqu’on a brigué la mairie d’Azaguié (ville du sud de la Côte d’Ivoire, à 40 km d’Abidjan, ndlr), ce fut aussi un test. Et un test réussi. Mamadou Koulibaly est un musulman originaire du nord de la Côte d’Ivoire. Il a été élu dans une ville du sud qui elle n’est pas en majorité musulmane et qui n’avait jusque-là connu que des maires originaires de la localité. Cette évolution de la pensée à Azaguié, on la remarque dans d’autres zones du pays. Il nous faut des moyens pour étendre notamment notre voix car on est sujet à un black-out médiatique en Côte d’Ivoire où, depuis huit ans que LIDER existe, les médias d’État nous ignorent. Et nous comptons sur un élan populaire. Les populations vont réaliser progressivement que nous sommes ceux qui représentent le meilleur espoir pour la Côte d’Ivoire de renouer avec des valeurs vraies et la prospérité. À mon avis, il est le seul qui peut actuellement stabiliser la Côte d’Ivoire. Il est aimé et respecté tant au nord qu’au sud. Son point faible, c’est le manque de moyens financiers.
Nous avons un autre réel handicap, en dehors de l’argent: c’est la décision ou la volonté du Président Alassane Ouattara d’empêcher les jeunes de s’inscrire sur les listes électorales. Aujourd’hui, on a 5 à 6 millions de nouveaux votants qui sont exclus des listes électorales. Et nombre de ces nouveaux votants sont des jeunes qui voient leur espoir en Mamadou Koulibaly. Alassane Ouattara sait pertinemment que s’il met à jour les listes électorales, il sera perdant car ces jeunes-là souffrent depuis des années de sa politique économique et de sa mauvaise gouvernance.»
Sputnik: À un an de la présidentielle, quel regard portez-vous sur le contexte sociopolitique qui prévaut?
Nathalie Yamb: «Je trouve assez pitoyable le contexte sociopolitique actuel. À un an de la présidentielle, je ne vois pas d’autre parti que LIDER pour présenter un projet de société, un programme auquel les Ivoiriens pourraient s’identifier. Je vois des alliances qui se font et se défont contre des individus. Des candidatures qui s’annoncent sans qu’on sache pour qui ou pour quoi. Je vois des palabres de bas étages… Ce ne sont pas nos petits soucis personnels qui doivent motiver notre action politique, mais plutôt la vision qu’on a pour le pays. Je trouve que l’offre politique et les débats politiques actuels sont très pauvres et passent à côté de l’essentiel. En même temps, ça permet à LIDER de se distinguer. Pour tous ceux qui prétendent être candidats, l’essentiel est de se battre pour que les conditions de cette présidentielle soient les meilleures. Il faut qu’on se batte pour que le code électoral, où les liens d’assujettissement de la commission électorale au pouvoir sont inscrits, soit changé. Pour que l’enrôlement électoral soit ouvert et gratuit et pour que les Ivoiriens puissent avoir leur carte d’identité.
Une chose est sûre, quand j’observe les choses, je me rends compte que la majorité silencieuse a vraiment envie de changement.»