Aller là où les autres ne vont pas, témoigner des atteintes aux droits et à la dignité humaine, en travaillant bénévolement. C’est le combat de Médecins du monde qui célèbre ce 1er février son quarantième anniversaire. Quel bilan pour l’action humanitaire de l’ONG qui intervient dans une cinquantaine de pays dont la France ? Aujourd’hui, explique le docteur Philippe de Botton, président de Médecins du monde, les minorités stigmatisées et discriminées ne sont plus les seules populations en souffrance.
Médecins du monde intervient à l’échelle de la planète, mais quelle est l’action de l’ONG en France ?
Au niveau notoriété grand public, c’est vrai que nous sommes relativement méconnus sur le secteur France, alors qu’on a ouvert notre première mission en France, rue du Jura dans le XIIIe arrondissement [en 1986, Ndlr] avec un centre destiné à ceux qui n’avaient pas accès aux soins. Ce centre devait fermer au bout de six mois, mais cela a duré. On a maintenant une cinquantaine de projets dans 32 villes, qui s’adressent aux minorités discriminées et stigmatisées, c’est-à-dire les usagers de drogue, les travailleurs du sexe, migrants, sans-papiers, etc. On intervient aussi dans les bidonvilles, dans les squats, souvent par le biais de cliniques mobiles. On va sur place, vers les gens. Notre plaidoyer, c’est de faire en sorte que toutes les personnes sur le territoire français puissent accéder aux soins, parce qu’on considère que l’accès aux soins est un droit fondamental, et c’est aussi un droit qui est vecteur de justice sociale. Ces projets en France, principalement faits avec des bénévoles, sont une très grosse activité de Médecins du monde. Il y a une centaine de salariés en appui pour à peu près 2000 bénévoles.
En quoi consiste par exemple l’accompagnement des toxicomanes sur le territoire français ?
Sur l’analyse des drogues, nous sommes en pointe avec le projet XBT [Xénobiotropie, l’analyse des drogues]. À la fin des années 1980, avec l’émergence de l’épidémie de sida, on s’est aperçu que les usagers de drogue étaient particulièrement touchés. On a donc mis en place beaucoup de programmes visant à réduire les risques de contamination, en particulier les programmes d’échange de seringue, ou ceux de substitution avec la méthadone et le subutex. Bien sûr, nous n’encourageons absolument pas la consommation, mais dans la mesure où les gens consomment, on fait en sorte qu’ils consomment le moins risqué possible, et l’analyse de drogue fait partie de cela. Cette analyse, que ce soit en milieu festif ou urbain, permet de faire le lien avec l’usager, de lui dire les effets nocifs de la drogue qu’il va probablement prendre, de quel type de produit il s’agit, de parler un peu de sa posture psychologique, etc. C’est un outil de réduction des risques qui permet aussi de faire le lien. Au début des années 2000, on avait fait en milieu festif le « testing », qui permettait en moins d’une minute de savoir ce que contient une drogue, et ensuite on a développé l’analyse de drogue par chromatographie sur couche mince [une technique d’analyse qui renseigne sur la composition qualitative en produits pharmacologiquement actifs contenus dans un échantillon de drogue, Ndlr]. Et maintenant c’est quelque chose qui est fait dans beaucoup de structures qui prennent en charge les usagers de drogue comme dans les CAARUD (Centre d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues).
La législation française sur les drogues, plus répressive que dans le reste de l’Europe, est-elle un frein à votre action ?
En tant qu’ONG de santé, on prend en charge un usager de drogue comme n’importe quel citoyen. De l’autre côté, il y a les injonctions paradoxales de la loi de 1970 réprimant l’usage de drogue. Il y a une sorte de faux-semblant et d’hypocrisie. La politique de réduction des risques est dans la loi depuis 2004, de nombreuses choses ont été faites. Les gens peuvent être pris en charge dans les centres de soin, avoir la méthadone, et accéder à beaucoup d’outils de prévention. Mais dès qu’ils sortent de la structure de soins, ils peuvent se faire embarquer pour usage de drogue ou petit trafic.
En France, les populations en situation de détresse concernent-elles essentiellement les minorités discriminées ?
Depuis une dizaine d’années, petit à petit, l’accès aux soins devient problématique pour un nombre de plus en plus important de personnes, non seulement pour les minorités discriminées, mais aussi pour la population dite normale. Les prises en charge à l’hôpital public sont de plus en plus compliquées, il y a eu des attaques récurrentes sur l’AME (Aide médicale d’État), la mise en cause de la protection maladie pour les demandeurs d’asile, différentes choses qui font que la situation sanitaire, médicale de beaucoup de gens est de plus en plus compliquée. Le système de soins reste sur pied avec une grosse énergie des professionnels de santé, mais ce qui est nouveau comme élément, c’est bien que cela déborde les minorités. Ce ne sont plus seulement les migrants ou les exilés qui ont un gros problème, même le Français moyen lambda a de plus en plus de mal. Il y a les déserts médicaux, les inégalités sociales en santé, les questions de logement avec une population de sans-abri relativement importante…
Vous avez développé en France une prise en charge psychique des personnes migrantes…
En France, nous avons trois programmes spécifiquement pour les migrants, sachant que par ailleurs tous les centres de soins accueillent des populations migrantes : un à Calais et Grande-Synthe, un à Paris pour la Porte de la Chapelle et celle d’Aubervilliers (cette dernière vient d’être évacuée sans que le problème disparaisse), et un projet à la frontière avec l’Italie, au Sud à Menton et Vintimille, et plus au Nord à Briançon. Le parcours migratoire est extrêmement long et compliqué, il laisse des séquelles psychologiques majeures, donc il y a une prise en charge psychique par des gens qualifiés, psychologues ou partenaires locaux avec d’autres associations. La difficulté de la consultation psychologique c’est que les gens sont très volatiles, on les voit une fois, deux fois… Ce ne sont pas des psychothérapies qui sont engagées, mais c’est le rétablissement d’un lien, d’un dialogue en libérant la parole. On fait un accompagnement psycho-social. Quand ces personnes ont une situation plus stable en France, on les oriente vers des associations qui prennent en charge leur psycho trauma, comme le centre Primo Levi à Paris ou le Centre de soins et de ressources Frantz Fanon à Montpellier. Les exilés ou les migrants sont des gens en général jeunes, car pour faire le parcours qu’ils ont fait, il ne faut pas avoir 60 ans. Donc en général ils partent en bonne santé, mais le parcours fait que non seulement ils ont des traumatismes physiques divers et variés, mais le problème majeur reste la souffrance psychique.
En 2019, Médecins du monde avec d’autres ONG, a exigé la mise en place d’une commission parlementaire sur la violation des droits humains aux frontières. Verra-t-elle le jour ?
L’objectif en 2019 était d’arriver à la création d’une commission d’enquête parlementaire sur la violation des droits humains aux frontières. Il semblerait que LFI (La France insoumise) ait proposé une résolution pour la création de cette commission. Ces violences sont vraiment extrêmement fréquentes, on a pu en constater de visu. Vers Menton à la frontière avec l’Italie, il y en a moins actuellement, car il y a moins de migrants. Mais quand il y avait beaucoup de passage entre 2016 et 2017, ils étaient cantonnés dans des Algeco sans eau, on falsifiait leur date de naissance pour qu’ils ne soient pas mineurs… Tout cela a été consigné, nous avons plusieurs fois fait des observations à la frontière. Du côté de Briançon, nous avons constaté les chasses à l’homme et les violences produites contre les gens descendant de Montgenèvre à Briançon, parfois dans la neige avec des tongs. Les préfets ont été condamnés plusieurs fois en référé, mais n’ont jamais respecté ce qu’on leur disait de faire. Je doute de l’impartialité de l’actuel groupe d’études à l’Assemblée des conditions d’accueil des migrants, qui est une fois de plus un cache-misère dont ce gouvernement fait fréquemment l’usage, quel que soit le sujet. Par contre, je pense que le rapport – que je n’ai pas encore lu – remis par Pascal Brice (l’ancien patron de l’Ofpra) et d’autres experts des migrations au président Macron, propose des pistes plus intéressantes. Leurs conclusions seront-elles prises en compte ? J’en doute un peu, mais sait-on jamais.
Soigner les populations les plus vulnérables ne suffit plus, aujourd’hui une ONG médico-sociale se doit aussi d’être militante ?
Médecins du monde revendique d’être une ONG médicale, de santé, sociale, et très militante. Au début de l’ONG, il y a 40 ans, il s’agissait de soigner, puis de témoigner, ensuite nous avons eu le plaidoyer pour tenter de faire bouger les lignes. Depuis 4 ou 5 ans, on a ajouté au plaidoyer l’accompagnement sur le plan social. Nous revendiquons d’être une ONG politique, mais au sens noble du terme, pas au sens partisan.
Réduire l’impact de l’environnement sur la santé est un aspect de plus en plus important pour Médecins du monde…
On considère que la santé est très liée aux déterminants de santé, comme l’environnement. Si vous vivez dans la rue, votre espérance de vie est inférieure de 25 ou 30 ans par rapport à une personne qui vit dans des conditions normales. Le logement est un déterminant de santé majeur. Quelqu’un qui vit en bidonville, que ce soit à Bondy ou à Mayotte, n’a pas toutes les chances de son côté, comme les gens qui dans certains pays travaillent dans des sites extrêmement pollués, par exemple à Manille où nous avons un programme sur les recycleurs électroniques, ou au Népal avec les travailleurs informels sur les collines de déchets. Les associations environnementales veulent la suppression des déchets électroniques, ce que je comprends tout à fait. Nous, on prend en compte le fait que l’individu a besoin de vivre. Et en attendant de trouver une solution, on essaye de réduire les risques au maximum sur leur santé. Et bien sûr, le réchauffement climatique vient nous bousculer. Une des raisons principales du conflit dans le nord-est du Nigeria entre Boko Haram et les autorités tient au fait que cette région sahélienne du Lac Tchad était très riche auparavant, alors qu’aujourd’hui le Lac Tchad est complètement desséché. Les éleveurs sont obligés de partir, il y a des conflits fonciers.
Quelles sont aujourd’hui les nouvelles problématiques de l’action humanitaire ?
L’humanitaire a beaucoup changé en l’espace de dix ou quinze ans. Avant, vous aviez un conflit qui commençait puis qui finissait par se terminer. On intervenait sur un temps donné, je pense à la Bosnie ou même au Rwanda, mais maintenant on a des espèces de conflits qui sont sans fin, par exemple au Yémen, en Syrie, au Nigeria, en RDC… Le cas des Rohyngia en Birmanie prend le même chemin. Ce sont les limites de l’humanitaire. Vous êtes là à vous substituer à un État qui est pourtant, paradoxalement en Afrique, un État relativement riche, mais très corrompu, et qu’allez-vous faire ? Vous êtes là pendant trois ans, éventuellement vous continuez encore trois ou quatre ans, mais comme ces conflits ne se résolvent pas, se pose la question de votre action sur le long terme. À un moment donné, quels sont vos leviers ? Allez-vous rester éternellement en tant qu’ONG et servir de cache-misère et d’alibi à une communauté internationale et des autorités qui ne font absolument rien pour que ce conflit se résolve… Un conflit comme au Nigeria demanderait une résolution politique et on n’en prend pas du tout le chemin. Que ce soit en RCA ou ailleurs en Afrique, le viol et tout type d’agression sexuelle deviennent des armes de guerre, et là-dessus plusieurs ONG dont Médecins du monde ont fait un gros travail de prise en charge médicale, sociale, psychologique et juridique de ces personnes. Mais si politiquement parlant rien ne se fait, c’est sans fin. Ce qui pose de vraies questions pour les acteurs humanitaires.
Rien n’a vraiment évolué en Afrique ?
L’élément très positif à mon sens, c’est qu’en dix ou quinze ans a émergé une vraie société civile en Afrique. Il y a des associations locales qui travaillent pour le droit des femmes, des minorités, il y a vraiment des gens qui prennent en charge leur destin, c’est à mon avis quelque chose de marquant. Mais on n’utilise pas à sa juste valeur le potentiel de ces sociétés civiles instruites, culturelles, formées, en un mot intelligentes. Parce que justement l’Afrique est l’enjeu comme ailleurs de prédations à la fois des gouvernements locaux et des multinationales. Mais l’élément plus négatif, c’est que les conditions de sécurité sont devenues de plus en plus compliquées pour un acteur humanitaire. Je suis allé plusieurs fois au Burkina Faso vers 2005, et au Mali, où l’on pouvait se déplacer sans problème. Maintenant c’est extrêmement compliqué. Il y a des zones complètement interdites, par exemple dans le nord du Burkina ou du Mali.
Les sociétés civiles sont-elles devenues un véritable partenaire de l’action humanitaire ?
On peut nouer des partenariats avec les sociétés civiles. Par exemple, tous les programmes que nous avons faits en Syrie l’ont été en « cross border », c’est-à-dire à travers la frontière. On apportait tout ce qui est intrant médical et aide technique pour des personnels soignants syriens. Aucun personnel Médecins du monde stricto sensu n’y était physiquement. Mais cela dépend du pays où vous êtes, encore faut-il que le pays en question ait les ressources nécessaires. La Syrie a du personnel soignant de qualité, mais il y a des pays en Afrique où il est plus compliqué d’avoir les gens adéquats. Directement ou en « cross border », on travaille désormais systématiquement en partenariat.
40 ans après la création de Médecins du monde, quel bilan tirez-vous de l’action humanitaire?
La présence dans des zones pauvres et/ou de conflit de personnes avec qui nous pouvons nouer des partenariats est un vrai succès. À l’inverse, vu l’évolution du monde sur les quarante dernières années, on peut s’interroger non pas sur l’inefficacité ou l’inutilité de l’acteur humanitaire ou société civile, mais de son impuissance malgré les efforts et les succès. En Afrique, les indices macro se sont améliorés, que ce soit pour l’accès aux soins ou l’éducation des filles, ou le droit des femmes avec le protocole de Maputo sur l’IVG ratifié par un nombre important de pays africains. Même si tout ça n’est pas facile, il y a des choses qui avancent. Mais l’évolution globale empêche de dire que cela va aller bien. C’est peut-être mon tempérament personnel, j’ai le sentiment que malgré tout les choses ne vont pas en s’arrangeant. Mais il y a des sociétés civiles qui veulent autre chose, et c’est peut-être de là que viendra l’espoir. Tant que l’on aura des politiques qui ne mettent pas vraiment au centre l’humain, le social, le lien, c’est compliqué d’être optimiste.
RFI