ANALYSE. Une lettre rédigée par un lettré musulman à l’émir du Macina au XIXe siècle en dit long sur les racines de ce qui ronge aujourd’hui le Mali de la religion.
Par Patrick Forestier
Pendant que les groupes armés djihadistes brûlent les livres dans les écoles et tuent les enseignants au Sahel, des intellectuels africains continuent leur travail. Directeur général de l’Institut des hautes études et de recherches islamiques Ahmad-Baba de Tombouctou, l’universitaire malien Mohamed Diagayété a ainsi écrit la traduction d’une correspondance entre un grand lettré musulman de Tombouctou et l’émir du Macina à propos du séjour inopiné du célèbre voyageur allemand Heinrich Barth dans la ville aux 333 saints. Une longue épître datant de fin 1853-début 1854 que publie, avec les éditions Geuthner, l’Académie des sciences d’outre-mer.
Conscient de sa responsabilité en matière de protection du patrimoine face aux destructions et aux menaces des terroristes, son dynamique et passionné secrétaire perpétuel Pierre Gény soutient ceux qui participent à la sauvegarde de ces précieux manuscrits religieux et historiques. « Notre action et notre discours sont devenus des armes de combat pour la culture, l’histoire et l’identité des peuples. La publication de cette lettre de Tombouctou s’inscrit donc largement dans l’apport intellectuel à ce combat pour la vérité et la raison », dit Pierre Gény dans sa préface, où il cite la parution d’une autre étude, publiée par la même académie sur les « traditions historiques du sud-est de Madagascar » à travers un ancien manuscrit arabico-malgache qui relate l’arrivée au XVe siècle depuis les Comores des musulmans dans la Grande Île. « Ils perdent le contact avec leurs foyers d’origine et se malgachisent, constituant l’aristocratie d’un royaume dit antemoro », explique l’auteur, directeur de recherche émérite au CNRS.
« Un Robin des bois islamiste »
« Sans connaître le passé, difficile de comprendre le présent. » Une maxime qui s’applique à cette lettre adressée à l’émir du Macina : un manuscrit rédigé il y a 165 ans, mais qui s’inscrit aujourd’hui dans la guerre au centre du Mali, dont il permet de comprendre les origines et le dévoiement historique. Le principal groupe armé terroriste s’y fait en effet appeler « La katiba Macina », du nom de l’ancien « empire » peul dont l’émir de l’époque est l’un des deux protagonistes du livre. Alliée depuis 2017 au Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans, dirigé par le Touareg Iyad Ag Ghali qui a prêté allégeance à Al Qaïda, le « bataillon » Macina porte aujourd’hui les attaques les plus rudes contre l’armée malienne, pourtant soutenue par les militaires français du dispositif Barkhane, mis lui aussi à rude épreuve par cette katiba. Au fil des ans, et des succès, son chef, le prédicateur peul Amadou Koufa, est devenu populaire chez les jeunes de sa communauté en distribuant dans leur langue des enregistrements de ses prêches sur des cassettes. Pour une partie des éleveurs peuls, durement touchés par plusieurs sécheresses, Koufa est devenu une sorte de Robin des bois islamiste, qui bataille à coups de kalachnikov contre les injustices ressenties du gouvernement.
Aux plus naïfs, il fait miroiter la grandeur que pourrait retrouver une nation peule imaginaire, soit une trentaine de millions d’individus répartis dans les pays du Sahel, qui sont loin d’épouser ses diatribes exaltées. Des paroles de haine qui ont cependant provoqué des massacres entre les éleveurs peuls et les agriculteurs dogons et bambaras. Le credo du prêcheur Koufa agite en effet des réminiscences que chacune des communautés pensait estomper en utilisant à sa façon l’histoire d’un État peul, le Macina, qui s’étendait au milieu du XIXe siècle de Djenné à Tombouctou, soit environ 200 kilomètres le long du fleuve Niger, occupé à l’est par l’empire de Sokoto et du Bornou.
L’histoire du dernier émir du Macina
Dans son livre, dont les trois copies manuscrites originales sont publiées en arabe, Mohamed Diagayété, titulaire d’un doctorat en sciences islamiques de l’université de Tunis intitulé « Contribution des Peuls du Mali à la civilisation islamique pendant les XVIIIe-XIXe siècles », traduit la longue missive du lettré Ahmad al-Bakkay al-Kunti à l’émir du Macina Ahmad b. Ahmad. Grâce à des compléments historiques passionnants, l’auteur nous livre le débat houleux, sinon le réquisitoire du respecté lettré soufi adressé au troisième et dernier émir de l’empire peul du Macina, arrivé au pouvoir à 18 ans à la mort de son père, peu instruit et bientôt abandonné par les vieux érudits qui entouraient déjà son géniteur parce qu’il commençait à négliger les principes de l’État islamique. Le différend porte sur l’explorateur Barth hébergé par le lettré. Ce voyageur allemand racontera l’arrivée des treize cavaliers de l’émir, chargés de le ramener manu militari dans la capitale du Macina, Hamdallahi.
Considéré comme un espion, son sort était scellé. Bénéficiant de l’autorité morale, de la renommée pour la sainteté et le savoir de ses ancêtres Kunta, le lettré refuse de le livrer et développe ses arguments dans une lettre à l’émir, qu’il délégitime, « l’accusant de se livrer à des innovations et donc d’être coupable de déviance par rapport à l’orthodoxie islamiste », écrit le chercheur. Pour le lettré, le Macina est « étriqué », c’est-à-dire petit, et il « rappelle à l’émir la tradition musulmane de protection des chrétiens mais aussi des juifs ». La traduction de la lettre révèle un vocabulaire savoureux qui remet à sa place l’émir, qui apparaît comme un soudard plutôt qu’un chef éclairé, ce qui n’empêche pas le prêcheur-chef terroriste Amadou Koufa de se réclamer aujourd’hui de cette époque.
À propos des savants qui l’entourent, le lettré écrivit à l’émir il y a un siècle et demi : « Ils t’ont trompé et se sont couverts de honte, ils t’ont couvert de honte, car il est apparu à ce chrétien que vous n’avez aucune connaissance de votre Livre ni de la Sunna de votre Prophète… ». Le lettré donne en fait une leçon en religion à l’émir peul, à qui il rappelle les obligations. Celui-ci prône en fait un islam ouvert et tolérant qui ne correspond pas à la guerre sainte menée presque deux siècles plus tard par Amadou Koufa, qui souhaite ramener le Mali au temps du Macina.
Aux racines de la guerre civile
Pour mieux comprendre les raisons profondes de cette guerre civile qui couve au Mali, un autre ouvrage, Les Communs aujourd’hui, publié par l’Académie et les éditions Karthala sous la direction des professeurs Bruno Delmas et Étienne Le Roy, développe le principe du commun, ressource partagée et gérée collectivement dans le but de la pérenniser afin d’être utilisée par tous. Si l’amiral Desclèves nous rappelle que l’océan est le patrimoine commun de l’humanité à partager, le chercheur André Marty précise les règles des communs pastoraux au Sahel.
Pour lui, au Mali, un « nouvel État s’est construit en enlevant la réalité du pouvoir aux sociétés locales et en les divisant en deux catégories : les sédentaires perçus comme des agriculteurs et les nomades considérés comme des vagabonds, pratiquant un élevage jugé désuet, et en même temps, dans leur majorité, comme ennemis. Par ailleurs, ajoute-t-il, la priorité a toujours été accordée, de façon explicite, à l’agriculture ». Avec les sécheresses, les pasteurs ont perdu leurs animaux, et des hommes. Pour vivre, les jeunes se sont semi-sédentarisés sur des terres exploitées par les agriculteurs.
Le climat, de fait, est devenu l’allié du terrorisme, qui se nourrit de la pauvreté et de « la dissolution de « l’en commun », avec une quasi-disparition des anciennes complémentarités. Malgré les crises, la sécheresse et la guerre, ces populations éclatées et dispersées, soumises au lavage de cerveau des djihadistes, gardent encore une véritable nostalgie du temps où, souligne André Marty, « chaque sédentaire avait son allié nomade et chaque nomade son allié sédentaire ». Une époque qui semble aujourd’hui malheureusement révolue.
Source: lepoint.fr