Dans une tribune de Jean-Dominique Merchet, publiée le 12 février 2021, apparait toute la vérité sur les prétendues colonnes jihadistes qui fondaient sur Bamako et le reste du pays et l’opération Serval qui était bien en préparation avant l’appel au secours du président de la Transition, Pr Dioncounda TRAORE, et du président en exercice de la CEDEAO, Alassane Dramane OUATTARA.
Lisez les révélations de Jean-Dominique qui s’occupe des questions militaires et stratégiques depuis un quart de siècle.
Le récit des conditions dans lesquelles l’armée française est intervenue au Mali en janvier 2013 est une construction politique assez éloignée de la réalité des faits, notamment sur l’urgence de la menace
Un sommet entre la France et les pays du Sahel doit se tenir lundi 15 et mardi 16 février à N’Djamena, la capitale du Tchad, avec la participation d’Emmanuel Macron et des chefs d’Etat de Mauritanie, Mali, Niger, Tchad et Burkina Faso. Ce sommet, qui fait suite à celui de Pau en janvier 2020, pourrait être l’occasion d’annonces sur l’évolution de l’opération française Barkhane, alors que la France est engagée militairement au Mali depuis plus de huit ans.
Les experts en communication parlent de storytelling, une histoire que l’on raconte pour convaincre le public, quitte parfois à prendre quelques libertés avec les faits. C’est le cas du récit fondateur de l’intervention militaire française au Mali : en janvier 2013, des « colonnes de jihadistes » se ruaient vers la capitale Bamako et l’armée française les a stoppées dans l’urgence. La réalité s’avère beaucoup plus nuancée, d’autant que l’opération française était en préparation depuis plusieurs années…
Loin de nous l’idée de crier au complot ou aux fake news, mais simplement de ne pas se contenter de reproduire la version officielle des débuts d’une affaire dans laquelle, huit ans plus tard, la France est toujours engluée.
Dans un livre paru en 2014, La guerre de la France au Mali (Tallandier), Jean-Christophe Notin a été le premier à mettre en doute la thèse officielle, en s’appuyant notamment sur ses sources au sein de la DGSE. Depuis lors, aucun élément nouveau n’est venu le contredire et prouver l’existence de « colonnes de jihadistes ». « Pas plus que les avions de reconnaissance, aucun satellite français comme américain, n’a jamais pris de mouvements massifs en flagrant délit. Jamais un conseiller n’a déposé sur la table du président de la République les clichés fatidiques », affirme Jean-Christophe Notin.
« Ce n’est pas sur la foi de preuves concrètes, mais d’un faisceau de présomptions que la France a déclenché son opération la plus importante depuis la guerre d’Algérie », assure l’historien-documentariste Jean-Christophe Notin
Faisceau de présomptions
Si ces photos ou vidéos existent, il suffirait de les rendre publiques aujourd’hui, l’argument du « secret-défense » n’étant plus recevable depuis que l’on voit le patron de la DGSE diffuser des images provenant de sources humaines. A l’exception des « rapports affolés de l’armée malienne, les autorités françaises n’ont jamais disposé d’aucun élément tangible » montrant ces colonnes de pick-up. « Ce n’est pas sur la foi de preuves concrètes, mais d’un faisceau de présomptions que la France a déclenché son opération la plus importante depuis la guerre d’Algérie », assure l’historien-documentariste.
Cela ne signifie pas qu’il n’y avait alors aucune menace. Fin décembre 2012, le renseignement français constatait en effet que « les jihadistes commencent à bouger ». Depuis le début de l’année, ils tenaient toute la partie du Nord du Mali, où se mêlent mouvements islamistes et séparatistes touaregs. Au Sud, un coup d’Etat militaire, conduit par le capitaine Sanogo, a renversé, en mars, le président ATT (Amadou Toumani Touré).
Dans les jours qui précèdent l’entrée en action de l’armée française, les services de renseignements observent que « plusieurs centaines de jihadistes se sont massées à Konna avec une posture agressive, sans certitude sur leurs intentions exactes » mais les services n’expriment « aucun constat d’urgence », rapporte Jean-Christophe Notin. Beaucoup de spécialistes de la région estiment alors que les jihadistes cherchent avant tout à « se stabiliser » après avoir pris le contrôle de la moitié du Mali en quelques mois. Ils pourraient toutefois profiter du vide laissé par l’armée malienne pour « prendre quelques localités supplémentaires vers le Sud », en direction de Bamako.
Cette analyse de la situation ne fait pas que des heureux à Paris, tant elle contredit l’impatience de tous ceux, à l’Hôtel de Brienne, à l’Elysée, voire au Quai d’Orsay qui souhaitent engager une action militaire au plus vite.
Les jihadistes qui se concentrent dans le centre du Mali ne se déplacent pas en colonnes, bien au contraire. S’ils le faisaient, ils seraient aussitôt repérés par les avions français (un C-130 des opérations spéciales, un petit avion loué par la DGSE et un Atlantique 2 de la Marine nationale) qui scrutent la région depuis plusieurs jours. Les jihadistes profitent de la végétation arborée pour se cacher et se déplacent prudemment, en se camouflant. Plus que de « colonnes » – l’image renvoie aux opérations militaires classiques en Europe et frappe les esprits –, il s’agissait d’un « essaim » ou d’un « nuage » de véhicules.
Regroupements
Le général Christophe Gomart, alors à la tête du Commandement des opérations spéciales (COS), maintient la version officielle. « Dès le 10 janvier [2013], tout le monde a bien compris ce qui se prépare : des colonnes rebelles s’apprêtent à fondre sur Bamako », écrit-il dans son récent livre Soldat de l’ombre (Tallandier). Le chef d’état-major des armées de l’époque, l’amiral Edouard Guillaud confirme à l’Opinion que « nous avons vu des gros regroupements sur chaque rive du fleuve Niger ».
Quel était leur objectif ? On l’ignore. Les services auraient par exemple « écouté » le chef jihadiste Iyad ag Ghali dire au téléphone qu’il voulait prier le lendemain à la mosquée de Mopti, à soixante kilomètres de la ligne de front, mais là encore il n’existe aucune preuve tangible.
« Le plus probable, c’est que les groupes armés auraient été aspirés par le vide à Bamako, comme par une dépression. Ils auraient mené un rezzou sur la capitale, détruisant des symboles, tuant leurs ennemis et trouvant sur place des alliés. Mais je ne suis pas sûr qu’ils auraient pu tenir la capitale, faute d’être assez nombreux », concède l’amiral. « Quelques centaines » pour une ville de 2,5 millions d’habitants, qui plus est appartenant à des groupes ethniques différents et opposés.
Selon le général Gomart, le Commandement des opérations spéciales « estimait » le nombre de « combattants entre 1 500 et 2 000 » à bord de « dizaines de pick-up, sachant que chaque pick-up peut emporter de dix à quinze combattants. » Un chiffre sans doute dans le haut de la fourchette, la plupart des proches du dossier parlant en « centaines ».
Le 11 janvier, à l’issue d’un conseil de défense en fin de matinée, l’ordre d’engagement de l’armée française est donné par François Hollande : « Stoppez l’ennemi, aidez les Maliens à reconquérir le pays et détruisez les terroristes ! » C’est la guerre, mais ce qui va se dérouler dans les heures qui suivent tend à prouver que les « colonnes » n’en étaient pas vraiment.
Le général Gomart confirme que « l’avion de la DGSE n’a pas pu observer les détails d’une zone densément investie par les jihadistes débarqués de leurs véhicules dissimulés sous le couvert de nombreux arbustes ». Deux hélicoptères légers Gazelle sont dépêchés sur place, vers la ville de Konna. « Ils ouvrent le feu sur les pick-up et en détruisent au moins deux. Mission accomplie », raconte l’ancien chef des opérations spéciales. Deux pick-up détruits par deux hélicoptères et une colonne jihadistes (à l’arrêt) stoppée ?
Le récit des « colonnes » s’avère être un « habillage » de la réalité, selon le mot d’un officier général, à destination notamment de l’opinion publique française. Il va permettre le déclenchement de l’opération Serval et la reconquête au pas de charge de tout le nord du Mali par l’armée française
Guerre fraîche
Ce serait la guerre fraîche et joyeuse si l’ennemi ne répliquait pas. Or, il le fait en ouvrant le feu sur les deux appareils. L’un est touché et ira se poser « brutalement » une dizaine de kilomètres plus loin. A bord de l’autre, l’un des deux membres d’équipage, Damien Boiteux, reçoit une balle dans la jambe et décède des suites d’une hémorragie. Il est le premier mort de la guerre du Mali.
Trois jours plus tard, le 14 janvier, une autre « colonne » est arrêtée dans la ville de Diabaly, de l’autre côté du fleuve Niger. Là encore, la modestie des forces françaises engagées laisse interrogatif, alors que « les soldats maliens prennent la poudre d’escampette », selon Christophe Gomart : une « vingtaine d’hommes » du COS et un seul hélicoptère de combat Tigre qui « détruit une petite dizaine de pick-up. »
Le récit des « colonnes » s’avère être un « habillage » de la réalité, selon le mot d’un officier général, à destination notamment de l’opinion publique française. Il va permettre le déclenchement de l’opération Serval et la reconquête au pas de charge de tout le nord du Mali par l’armée française. Une opération spectaculaire et menée de main de maître.
Le storytelling est né dans l’entourage du ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian, avec son directeur de cabinet, le tout-puissant Cédric Lewandowsky et Sacha Mandel, un communicant hors pair. Il est validé par le Président François Hollande qui, trois semaines plus tard, parlera à Tombouctou du « plus beau jour de [sa] vie politique » !
Dans le livre Un président ne devrait pas dire ça… de Gérard Davet et Fabrice Lhomme (Stock 2016), écrit sur la base d’entretiens avec François Hollande, l’affaire est racontée avec une certaine prudence : « La décision d’intervenir a été prise à la suite d’une offensive coordonnée d’islamistes armés, alliés à AQMI, qui visait la ville de Konna, verrou entre le Nord et le Sud. » « Il s’agissait de stopper l’inexorable progression vers le Sud et notamment Bamako » afin d’éviter « l’effondrement du Mali ». Une inexorable progression n’est pas une offensive… Et l’objectif des islamistes était Konna, à 670 kilomètres de Bamako.
Le récit est alors très largement accepté car il correspond aussi à ce que l’opinion veut entendre, au moment où la menace jihadiste s’accentue avec les otages au Sahel ou les attentats de Mohamed Merah l’année précédente. Les récits des sévices et les destructions commis par les islamistes radicaux dans le Nord du Mali ont horrifié le grand public. Enfin, il permet d’écrire une page de gloire des forces spéciales, avant que le gros des troupes françaises ne déboule sur le théâtre.
L’intervention militaire française était préparée de longue date. A chaud, les journalistes Isabelle Lasserre et Thierry Oberlé en parlaient dans Notre guerre secrète au Mali (Fayard, 2013). L’amiral Guillaud raconte aujourd’hui que « dès la fin 2008, alors que j’étais chef d’état-major particulier du Président [Sarkozy], j’ai compris qu’on allait être obligé d’aller au Sahel. Il y avait les affaires d’otages et la montée en puissance des groupes touaregs et islamistes dans le nord du Mali ».
Un « plan Sahel » est mis en œuvre dès 2009, donc quatre ans avant le début de la guerre du Mali. Le général Frédéric Beth (1) alors à la tête des opérations spéciales témoigne : « Le président de la République [Nicolas Sarkozy] ne souhaitait pas intervenir dans cette région. Nous avons proposé que les forces spéciales, plus discrètes, soutiennent chacune des armées de la Mauritanie, du Mali et du Niger ». Ce sera le « plan Sabre ».
Plan Sabre
Sabre 1 débute en Mauritanie dès novembre 2009, sur la base d’Atar. Ce sera un succès du fait de l’implication des autorités et de l’armée mauritaniennes. « Si le Mali avait fait de même, nous n’aurions peut-être pas été obligés d’intervenir en 2013 », reconnaît le général Beth. Sabre 2 et Sabre 3 sont montés dans la foulée, au Mali et au Niger, mais dès 2012, le Mali demande à récupérer les installations de Mopti-Sévaré. « Je réponds que si nous gênons, nous partons… », raconte le général Gomart, successeur de Frédéric Beth au COS. Ils partent.
En 2010, Sabre 3 s’installe également au Niger, d’abord à Niamey, puis à Arlit, dans la zone des mines d’uranium. Mais c’est surtout avec Sabre Whisky que les choses sérieuses commencent à partir d’octobre 2010. Whisky pour W – en référence à Ouagadougou, la capitale du Burkina Faso. En 2021, la task force Sabre du COS est toujours présente sur cette base, à partir de laquelle elle opère dans toute la région aux côtés de la Force Barkhane.
Dès l’arrivée de François Hollande à l’Elysée et de Jean-Yves Le Drian à l’Hôtel de Brienne, les choses s’accélèrent : « A la fin du printemps 2012 », donc quelques semaines après la présidentielle, « un plan d’opération, dérivé du plan Requin, planifié d’assez longue date » (Christophe Gomart) est présenté au ministre de la Défense, mais aucune décision n’est prise. L’Etat-major des armées souhaite aller vite en intervenant dès « novembre-décembre » 2012 pour profiter de la saison sèche qui se termine vers la mi-avril. Tout est prêt, y compris le choix de l’unité qui sautera sur Tombouctou – le 2e REP cher au général Puga, chef d’état-major particulier du président de la République. Il ne restait plus qu’à attendre les « colonnes jihadistes fondant sur Bamako » pour donner le feu vert.
(1) Les Guerriers sans nom, par Jean-Christophe Notin, Tallandier 2021
Source : Info-Matin