Cette question qui brûle les lèvres d’une bonne partie de la population malienne mérite vraiment d’être étudiée et analysée minutieusement, dès lors qu’elle met en jeu l’avenir de notre nation. L’indépendance du peuple malien, le rôle futur de notre armée et la nature de nos prochaines relations en dépendent plus exactement. La question est bien délicate, c’est vrai. Ces intellectuels qui se sont activés ici et là à dénoncer cet accord n’ont-ils pas raison de se méfier d’un tel partenariat qui, par son caractère contextuellement historique, remet en cause la légitimité de notre souveraineté à laquelle nous tenons tant ? Pas pour rien que les mots nobles et patriotiques du premier président de la République, Modibo Keita, ont tout de suite résonné fort dans les esprits des gens avisés comme un avertissement de ce qui pourrait nous advenir avec un tel brusque revirement de la situation.
-Mais de quoi avons-nous peur, ou qu’est-ce que nous craignons dans cet accord ?
-Si c’est pour l’indépendance, nous devons tenter de surmonter nos fiertés pour nous demander si cette indépendance est vraiment palpable dans les faits. Si c’est le cas, ce qui est d’ailleurs peu défendable au regard des derniers événements, osons encore sonder notre conscience afin de savoir ce que nous en avons fait depuis son acquisition jusqu’à nos jours.
– Si c’est pour notre sécurité aussi que nous rejetons cet accord, alors il va falloir qu’on commence à donner notre propre définition du mot. Parce que s’il y a un pays qui a failli en la matière d’après les récents événements, c’est bien le nôtre.
Il faut qu’on commence à admettre que les réalités ont changé, et que nos armées africaines ne sont pas suffisamment formées et équipées pour faire face aux menaces actuelles. Notre expérience n’a fait que renforcer l’hypothèse selon laquelle l’issue d’une bataille ne dépend plus du nombre de soldats engagés sur le front. Elle est surtout due à l’efficacité des armes utilisées par les deux camps. Il est évident que celui possède l’arme susceptible de causer plus de dégâts sans enregistrer de perte humaine, imposera toujours ses conditions de capitulation à son adversaire.
Pour l’instant, malheureusement nombre d’Etats africains ne disposent de pareilles armes dans leur arsenal de défense. Sans évoquer la vétusté des stocks déjà existants dont la plupart datent de l’époque des indépendances. Leur utilité ne va pas au-delà de ces cérémonies de défilés majeurs où ils continuent de faire bizarrement notre fierté. Pourtant, plus nous allons avancer dans le temps, plus nous devenons vulnérables aux risques d’attaque. C’est un fait établi par les experts en stratégie militaire. Les guerres contemporaines demandent de plus en plus de moyens colossaux. Elles nécessitent non seulement des unités mobilisées au sol, mais aussi une énorme capacité de feu à partir du ciel. A ceux-ci s’ajoute un système de communication efficace (satellite, GPS, drone etc.) et des ressources matérielles et financières considérables (carburant, approvisionnement).
Malheureusement rares sont les Etats africains qui peuvent se targuer d’une telle puissance de frappe. La preuve en est que, à partir de notre mésaventure, beaucoup de gouvernements des pays limitrophes se sont vite lancés dans un processus de recyclage de leurs forces de l’ordre et de sécurité. Processus appuyé par des vastes opérations d’achats de matériels militaires. Heureusement pour eux, qu’ils n’ont pas dû traverser l’enfer que nous avons vécu pour se rendre à l’évidence. L’essentiel est qu’à terme, nos points de vue convergent sur un fait: c’est que dans ce nouvel ordre mondial qui est en train de se dessiner à nos dépens, les guerres et les menaces ne connaissent plus de frontières. Désormais tout conflit déclenché sur quelque part qu’il soit sur cette planète peut se transporter partout. Les conflits avec leurs conséquences s’internationalisent. Pire, c’est qu’ils frappent le plus souvent ceux qui se croient les moins concernés en raison de leur éloignement ou de leur appréciation des causes. Notre cas ne confirme-t-il pas davantage ce changement, quand on sait qu’aujourd’hui, beaucoup s’accordent à penser que si la Libye n’était pas secouée, le Mali serait encore intact, qu’il y aurait peut-être eu des élections en 2012 et le nouveau président aurait été investi bien avant pour s’occuper d’autres problèmes socioéconomiques pas moins cruciales que ce problème de Kidal terré dans l’impasse absolue.
Souvenons-nous un peu de la façon dont ces changements se sont opérés. La vague s’est d’abord emparée de la Tunisie, puis de l’Egypte, de la Lybie avant de nous tomber dessus comme une foudre infernale. Maintenant ce sont les syriens qui en ont fait les frais pendant que d’autres pays n’en sont toujours pas écartés.
-Pourquoi autant de rappels ? – Bien, parce que leur analyse nous permet de voir clair, d’étudier sur nos propres erreurs et celles des autres tout en regardant l’avenir, pas simplement avec fierté utopiste et rêveuse, mais avec vision et perspectives tenant compte des défis qui nous attendent demain dans chaque secteur de développement. Autant, il est nécessaire de commémorer nos héros et être digne de leurs actes embellissant chaque page de notre grande histoire, autant il urge aussi de reconsidérer les enjeux de notre siècle, peser les problèmes et leurs solutions afin de commencer à prendre des décisions permettant d’évoluer sur le chemin le plus droit et durable possible ; un chemin sur lequel nous savons ce qui nous attend et ce que nous devons entreprendre pour l’atteindre. C’est uniquement de cette manière, après s’être débarrassés de ce louvoiement quotidien dont on pâtit dur encore, que nous pourrons prétendre à un essor digne de nos souffrances passées.
Cet essor ne sera jamais possible qu’au bout d’un certain sacrifice, pour la simple raison qu’on n’obtient rien sans donner quelque chose en échange. Pour ce qui est de notre sécurité qui flotte en ces jours contre notre souveraineté sur la balance de cet accord. Deux choix s’imposent. Il s’agit de continuer à vivre sous des menaces permanentes et croissantes en préservant une certaine dignité, ou bien lâcher un peu de lest dans notre vase en tentant de gagner dans la stabilité. Les deux options mises bout-à-bout au nez d’un spécialiste géopolitique aguerri, il est fort probable qu’il préconise la dernière, car il dira que c’est le premier critère indispensable au développement d’un Etat.
Peut-être devons-nous étudier chez ces monarchies du golfe qui ont préféré l’épanouissement dans la stabilité à bien des vertus qui leur sont si chères. Grâce à ces bases américaines, maintenant ils peuvent construire, investir en Europe, en Asie et chez-nous en Afrique où ils font partie de toutes les fêtes. D’ailleurs, certains se sont tellement sentis en sécurité qu’ils ont commencé à s’immiscer dans les affaires intérieures de nos Etats. Notre crise actuelle n’était pas seulement due à l’effondrement de la Lybie. Le gros lot des aides reçues par nos ennemis provenait de cette partie du globe. Ceci aussi, nous le savons…
C’est dire que, si des personnes avec qui nous partageons beaucoup de choses en commun, ont osé s’en prendre à nous de la façon la plus interposée que cela puisse paraître ; nous devons nous demander à qui nous pouvons dorénavant faire confiance. Puisque dans ce nouveau monde où ni charte ni pacte ni loi et ni moins la raison ne fonctionnent plus, il n’y a plus d’amitié sans intérêts. Cela est valable pour la même France qui n’est intervenue que pour défendre ses intérêts lorsqu’elle a répondu à l’appel de notre précédent président, Dioncounda Traoré. Nous savons bien cela également. Personne n’est dupe pour croire à ces « Vous étiez chez nous lors de la deuxième guerre mondiale, et nous sommes venus vous porter notre secours aussi… »,surtout quand on sait les potentialités minières de notre pays en termes de pétrole, de manganèse, d’or, de phosphate, et j’en oublie volontiers. Ce vaste désert est bien riche, et nous ne nous serons pas battus entre nous si rien ne s’y trouvait. Ces rebelles qui, il faut le rappeler, n’agissant toujours pas seuls, sont bien au courant des données apportées par les experts ayant prospecté au nord de notre territoire. Et le malheur pour nous, c’est que ces criminels profiteurs de conflits sous les commandes desquels ces bandits tuent, violent et massacrent leur peuple ; sont prêts à tout, quitte à nous diviser, morceler notre République, juste afin de parvenir à leurs fins. Même si des millions de nos vies devront encore en souffrir, ils le feront, parce qu’ils savent convaincre le monde entier d’avoir agi au nom « du droit international et des droits de l’homme ». Si vous n’avez pas encore compris ce qui nous attend à défaut de cet accord, il suffit de regarder tout près de chez-nous – Kidal, n’est-il pas seul contre tous ?
Aurions-nous les moyens de notre volonté, négocierions-nous avec des bandits armés par l’intermédiaire de dirigeants qui, si ce n’est cette protection de la France que nous décrions, auraient dû être depuis longtemps poursuivis par la Cour Pénale Internationale ?
-Non, nous n’avons pas la force de cette dignité réclamée ! C’est la raison pour laquelle nous sommes obligés de tolérer cette bassesse en ménageant la France puisqu’elle nous a délivrés quand même des terroristes avant tout. Fait qu’on n’a de cesse de nous rappeler déjà à toute occasion fortuite. Cependant, le plus pénible à gérer pour nous reste à savoir l’attitude que nous devons adopter à l’égard de nos sauveurs qui disent être avec nous tout en nous obligeant à négocier avec des bandits armés. Si notre président et son staff ignorent pourquoi les discussions ont été suspendues dès l’instant qu’ils ont annoncé : « tout est négociable sauf l’intégrité du territoire et la souveraineté du Mali » ; n’est-il pas logique de se demander, si la France n’a pas déjà défini pour nous ce qu’on doit concrètement négocier dans la mesure où elle tient prestement à cette paix qui se trouve irréalisable sans son implication. Une fois encore, n’est-il pas la preuve que nous avons perdu notre autogestion du moment où nous ne sommes même pas capables d’agir librement sur notre propre territoire. La moindre décision susceptible de déterminer notre sort, doit impérativement traverser d’abord la méditerranée pour être approuvée et nous revenir comme argent comptant.
Ainsi, cette question nous revient toujours : faudra-t-il signer un accord qui semble déjà effectif de facto ? Combien de preuves avons-nous encore besoin pour comprendre que rien ne sera plus jamais pareil tant que ce sous sol va continuer à opposer les grandes puissances ? Celles-là mêmes qui se servent de ce qui était de tous les temps le socle parfait de notre unité ; c’est-à-dire notre diversité ethnique, linguistique, religieuse et culturelle ; pour atteindre les objectifs de leurs programmes longuement réfléchis, et dont l’exécution nous semble étrangement si normale et naturelle.
Il va nous falloir choisir. Et partant des changements géopolitiques perceptibles sur la scène internationale, au vu encore de l’instabilité grandissante favorisée par la course aux réserves vitales déclenchée entre les grandes puissances devenues depuis peu, conscientes des calamités apocalyptiques qui seront provoquées par la pénurie des ressources premières (eau, bois, bétail, gaz, pétrole etc.). Course au bout de laquelle, seul le plus fort survivra. En tenant donc compte de ces grandes mutations de notre époque, il s’avère inconcevable que nous continuons à nous faire nourrir de patriotisme et de nationalisme outrés au moment où nous sommes appelés à déterminer le type de monde dans lequel nous voulons que nos enfants naissent et grandissent. Le monde dans lequel l’image du Mali pourra bien correspondre à celle d’une nation bâtie sur les prouesses héritées de ces glorieux empires et ces royaumes qui ont marqué son histoire.
Il faut oser prendre des risques pour avancer. C’est bien de connaitre son histoire et la faire valoir avec fierté quand cela est indispensable. Mais c’est mieux de contribuer à son écriture en posant des actes qui la transforment, qui l’enjolivent en garantissant son rayonnement pérenne. Pour ce qui est de cet accord de coopération militaire, le Mali est appelé à le signer tôt ou tard, pas parce que la France le veut, mais parce qu’il est indispensable pour le bien-être des citoyens et pour la survie du pays. Ce que beaucoup de nous n’ont pas encore cerné, c’est qu’aucun pays isolé ne pourra longtemps survivre à cette ère des grandes alliances militaires et des pactes stratégiques (OTAN, OCS). Moins encore un pays aussi enclavé comme le nôtre où la menace peut venir de tous les côtés. Le poids de l’Union Afrique et de la CEDEAO restant encore faible dans la résolution des problèmes du continent, les Etats africains se voient dans l’obligation de se chercher des partenaires de défense ailleurs. Eu égard à l’histoire et aux coopérations issues de la colonisation, il est clair que chaque pays se dirigera vers la puissance qui lui est la plus proche et familière. L’appel de Dioncounda adressé à la France et non à la Chine ou aux Etats-Unis pourtant aussi imposants, en est une parfaite illustration. Le Mali et la France sont liés par le destin pour faire des choses ensemble. Ces choses peuvent être bonnes comme mauvaises. Cela dépend et va dépendre toujours du degré de réciprocité de leurs politiques étrangères et des marges de manœuvre qu’ils sont prêts à s’accorder dans des situations sensibles comme la question de Kidal ou de l’immigration.
C’est légitime de détester la France pour le rôle qu’elle a joué par le passé. Nous avons le droit de dénoncer sa politique quand elle nous excède, critiquer son envie insatiable de nous tenir à tout prix dans sa sphère d’influence. Toutefois, nous ne pouvons négliger ses réussites dans plusieurs domaines à travers lesquels sa voix est prise en compte dans le monde. Un de ces domaines se trouve être la défense. Son armée fait partie de l’une des plus redoutables de notre époque. Et n’oublions pas que si les autres sont venus nous manifester leur appui, c’est parce qu’il a fallu d’abord que la France réagisse. C’est vrai que nous avons connu des hauts et des bas dans notre coopération, n’empêche, nous sommes toujours ensemble. Et l’expérience récente a montré que nous sommes plus efficaces lorsque nous arrivons à enterrer nos divergences pour œuvrer ensemble dans le plus grand respect mutuel.
A travers cet accord, ce sont deux Etats souverains qui s’engagent par consentement mutuel à collaborer dans un domaine aussi crucial que les précédents qu’ils ont eu à dynamiser naguère (éducation, santé…). L’ère des colonisations est révolue. Il est temps d’arrêter de surfer sur un nationalisme inopportun et dénudé de sens, d’autant nous n’avons pas les moyens qu’il en faut, d’autant nous parlons trop et ne faisons rien, d’autant nous stagnons dans une vision moyenâgeuse du monde et de ses fléaux. Il faut que l’intelligentsia africaine commence à réfléchir grand et à voir loin, au lieu de s’éterniser dans ces diatribes quotidiennes à l’encontre des ex-puissances coloniales, sans les aides desquelles on ne peut même pas construire une école. Cet accord ne symbolise ni moins ni plus que l’ouverture d’une nouvelle phase dans les relations bilatérales de deux Républiques indépendantes conscientes des défis du moment et du futur.
Ces allégations peuvent paraître à bien des égards comme la description typique du complexe de colonisé ou de décolonisé faite par Albert Memmi dans ses ouvrages. Pourtant même si nous réexaminions mille fois les faits actuels d’un œil réaliste et visionnaire avec un minimum de bon sens et de lucidité, il serait moins probable de trouver une troisième option qui ne va pas nécessiter les mêmes sacrifices ou les mêmes concessions radicales. Cela dit, tout patriote malien a le droit de voir en cet accord un signe de retour en arrière. C’est un sentiment normal et légitime pour lequel on doit même être applaudi. Mais, avons-nous vraiment le choix enfin de compte ?
Au demeurant, ce qui importe, c’est le contenu de l’accord. De quel genre de partenariat de défense s’agit-il ? Les forces françaises auront-elles le champ libre d’intervenir sur l’ensemble de notre territoire à tout moment sans consultation ni considération ? Dans quel contexte intérieur la France peut agir et en faveur de qui et pourquoi, surtout en cas troubles intérieurs majeurs comme une révolution ou une rébellion? Et sur le plan international, en cas de conflit qui oppose deux pays bénéficiant de ce type d’accord, quelle sera la position de la France ? –Va-t-elle intervenir ? Si oui, dans quelle mesure ?
Autant de questions capitales à éclaircir d’abord. Sinon, cet accord est bien indispensable. Enfin ils pourront commencer à exploiter leur pétrole et leur fer. Espérons seulement que le Mali saura en tirer plus de profits qu’il n’a eus de son or.
Alors faut-il signer cet accord de défense ?
-pourquoi !