De ces problèmes épineux, il est clair de nos jours que le Mali est un pays à risque en termes de perspectives économiques. L’investissement, variable macroéconomique qui dynamise et stimule la création de richesse, de l’emploi et donc de la croissance, est de plus en plus au ralenti. C’est dans ce climat cataclysmique, que le monde entier vit depuis trois mois, une crise sanitaire grave. La pandémie du nouveau Coronavirus, partie de la Chine, embarque le monde entier du fait de la mondialisation, de l’interdépendance, de l’interconnexion des secteurs économiques et des économies des pays: pas question de pays à revenu élevé, moyen ou faible, le COVID 19 n’épargne personne !
De fait, le Mali comptabilise ses cas confirmés depuis 25 Mars. La grande particularité de cette crise sanitaire, est qu’elle impose un critère de distanciation sociale, allant d’un mètre jusqu’au confinement le plus strict. L’activité économique par essence est une activité mobile, dynamique. La spécificité de l’économie malienne, est qu’elle a l’informel comme un de ses poumons. Demeurant un secteur où on constate toute absence en termes d’exigence de la tenue de registre du commerce, de l’existence d’un statut, de texte juridique, d’immatriculation et de capital social (selon les textes de l’OHADA), il est dominant dans l’activité économique de ce pays où le taux d’analphabétisme dépasse les 65% (UNESCO). Devant l’agriculture réglementée, l’informel est le premier secteur pourvoyeur d’emploi sur l’ensemble du territoire national, avec plus de 60% du Produit Intérieur brut, 99% des entreprises maliennes qui y opèrent et 95% des emplois crées (rapport API Mali, juin 2017). C’est pour dire que la grande majorité des agents économiques au Mali vivent au jour le jour. Les mesures de restriction, présentées comme l’une des solutions les plus efficaces pour ralentir la chaine de transmission, sans mesures d’accompagnement comprises et partagées par les agents économiques, est une « chimère au Mali » : entre le risque d’attraper la maladie à COVID 19 et la survie, le choix est vite fait. D’où la nécessité de l’intervention de l’Etat.
Des Débats sur le rôle de l’Etat dans l’économie :
De l’évolution de l’histoire de la pensée économique, le rôle de l’Etat dans l’économie a perpétuellement occupé une place déterminante dans les débats économiques. Adam Smith (1723-1790), père fondateur de la pensée économique moderne a, durant le siècle des lumières attribué à l’Etat un « Rôle Gendarme », c’est-à-dire protection des personnes et de leurs biens : ce sont les fonctions régaliennes de l’Etat. Quant à la régulation du marché, l’économiste Ecossais faisait confiance aux différentes forces du marché elles-mêmes guidées par l’intérêt individuel de chaque agent auquel il préférait l’expression « la main-invisible ». De fait, toute une doctrine économique orthodoxe s’est construite sur cette hypothèse de liberté de marché, et d’Etat-Gendarme, connue sous le vocable de la « doctrine libérale », dont les protagonistes se font appelés les libéraux (ici, il s’agit des classiques et des néoclassiques au sens économique des expressions). Par la suite, des crises économiques, dont l’une des plus célèbres est celle de la Grande Dépression de 1929, ont démontré les limites de cette confiance qu’ont les agents économiques au marché pour s’autoréguler. La crise de surproduction de 1929, a servi d’opportunité à un autre économiste brillantissime du 20e siècle, le Britannique John Maynard Keynes (1883-1946), qui a développé la thèse contraire des libéraux, pour fonder sa doctrine économique hétérodoxe, connue sous le vocable du « Keynésianisme ». De cette dernière, l’Etat au-delà de sa fonction de gendarme, a une fonction de « Provident », et de facto, un rôle crucial à jouer dans l’activité économique et la régulation des marchés particulièrement dans les périodes de crise. Dès lors, trois fonctions économiques essentielles incombent aux responsabilités de l’Etat :
- La fonction d’allocation des ressources : comme les ressources sont limitées voire rares, l’Etat doit réfléchir pour concevoir la meilleure manière de satisfaire efficacement les besoins illimités de l’ensemble de la collectivité (voir le concept d’économie du bien-être). C’est dans la loi des finances que les politiques d’allocation retrouvent toutes leurs lettres de noblesse ;
- La fonction de redistribution des richesses créées : une fois les ressources allouées et les richesses créées, l’Etat procède à sa redistribution, afin de permettre à toutes les forces productives de la Nation de bénéficier équitablement au partage du gâteau national. En la matière, le levier d’action est la politique fiscale (impôt et taxe).
- Et la fonction de stabilisation macroéconomique : en situation de crise économique (récession, dépression) ou surchauffe économique, l’Etat intervient pour stabiliser l’activité et restaurer l’équilibre qui profite à tous les agents économiques. En cela, l’un de ses leviers d’action, est la politique de relance budgétaire (augmentation des dépenses publiques pour stimuler le ralentissement l’activité) ou la politique de restriction budgétaire (baisse des dépenses et augmentation des impôts pour stabiliser le surchauffe).
Au-delà de cette approche dichotomique entre les Libéraux et les Keynésiens, il est unanime de constater dans le débat économique en période de crise, que Keynes a toujours raison. Quand l’activité économique ralentie, loin des élucubrations théoriques, l’intervention de l’Etat est une problématique qui relève du bon sens : il faut sauver des emplois, et donc la vie des familles.
Le gouvernement du Mali, déjà dans la récession puisque les perspectives de croissance économique de 4,9% en 2020 sont revues en baisse (la baisse est confirmée, mais l’ampleur n’est pas encore proportionnée puisque que la crise est à son début), n’a d’autres choix que d’intervenir. La plupart des chefs d’Etats en cette période pandémique ont annoncé des mesures sociales d’accompagnement. Le discours du président de la république du 10 Avril était attendu. Toute la problématique, c’est de savoir quels fondements stratégiques pour les mesures annoncée ? Au-delà, sont-elles réalistes et suffisantes ?
Loin des politiques de spectacle, les mesures prises par le gouvernement sont-elles soutenables, efficaces et suffisantes ?
Nous avons trop attendu. La gouvernance trouve son efficacité dans la proactivité, dans l’anticipation. Quand bien même, mieux vaut tard que jamais. Nous avons des mesures, oui, mais pour quelles fins ? Rappelons les plus essentielles, surtout, pour les couches « dites fragiles » :
- Fonds spécial de 100 milliards de nos francs pour les familles les plus vulnérables sera mis en place, à l’échelle des 703 communes du Mali ;
- Distribution gratuite de cinquante-six mille tonnes de céréales et de seize mille tonnes d’aliments bétail aux populations vulnérables touchées par le COVID 19 ;
- Diminution pendant 3 mois, de la base taxable au cordon douanier des produits de première nécessité, notamment le riz et le lait ;
- Prise en charge pour les mois d’avril et de mai 2020, des factures d’électricité et d’eau des catégories relevant des tranches dites sociales, c’est-à-dire les plus démunies ;
- Exonération de la Taxe sur la Valeur Ajoutée les factures d’électricité et d’eau, de tous les consommateurs, pour les mois d’avril, mai et juin 2020 ;
Pour les entreprises, nous retenons :
- Les crédits de toutes les entreprises sinistrées suite au COVID 19 seront restructurés et des orientations seront données aux banques, afin que les entreprises maliennes puissent bénéficier des concessions accordées par la Banque Centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest ;
- Dans le cadre du programme « Un malien, un masque » 20 millions de masques lavables seront livrés à Bamako dans le courant de la semaine prochaine.
Par ailleurs, le gouvernement s’engage à :
- Revoir toutes les allocations budgétaires. La révision commencera par le sommet de l’Etat ;
- Payer une prime spéciale au personnel de santé mobilisé ainsi qu’aux éléments des forces de sécurité et de défense affectés à la surveillance du couvre-feu et des lieux d’attroupements éventuels ;
- Renoncer à un mois de leur salaire pour l’effort de guerre requis contre le COVID-19 ;
- Le Président de la République renonce à trois mois de son salaire, et le Premier ministre, deux mois.
De ces mesures, il apparait en effet une volonté d’application d’une politique budgétaire de relance, donc augmentation des dépenses budgétaires à travers la renonciation pour la période concernée des recettes relatives à certains produits de première nécessité, ce qui va permettre aux prix de baisser si les vendeurs jouent le jeu et la politique de régulation des prix et de la concurrence appliquée efficacement. Mais, toujours est-il que depuis 2019, le gouvernement, persiste et signe, que la situation des finances publiques est critique : « l’art de l’imposition consiste à plumer l’oie pour obtenir le plus de plumes avec moins de cris », Jean Baptiste Colbert, conseiller du roi de France Louis XIV. Pour rappel, nous n’étions qu’à la moitié (50 à 55%) des prélèvements des recettes devant se faire courant 2019 pour soutenir les dépenses en Novembre 2019. Certaines sociétés, notamment dans l’hydrocarbure, ont même effectué des avances sur les trois premiers trimestres 2020 pour permettre à l’Etat de faire face à certains engagements. Au-delà des dons, qui restent des « dons », en finance publique les miracles existent peu : ce sont les recettes qui financent les dépenses. A défaut, il faut creuser le déficit, ce qui augmentera la dette : et pose la problématique de la soutenabilité. Le déficit en soi n’est pas un problème en économie. Mais il faut qu’il serve à quelque chose, notamment, créer de la richesse au profit du bien-être de la population : la problématique de l’efficacité découvre toute sa raison d’être ici.
Le Président a parlé de « réorientation de certaines allocations budgétaires en commençant par le sommet de l’Etat » pour faire face à cette dépense, cela pose un réel souci en termes de stratégie de cout d’opportunité (avantage-cout), dans un pays où tout est prioritaire (santé, éducation, sécurité…). Il convient alors que la stratégique de réorientation s’effectue dans une optique d’amélioration du bien-être collectif plutôt qu’au profit de quelques privilégiés de la République. Et qu’à cela ne tienne, le discours sur la rationalisation du budget de l’Etat a toujours été tenu par les même autorités depuis des lustres, mais en ne prenant que la gouvernance sur la période 2013-2018, les dépenses ont subi une augmentation moyenne de plus de 13%, passant de 1433 milliards en 2013 à 2330 milliards en 2018. Nonobstant, la situation globale du pays ne fait que s’aggravée.
En dépassant le scepticisme sur le caractère soutenable et efficace de ces mesures, une grosse difficulté se pose quant à leur suffisance. Cette crise, au-delà de son aspect conjoncturel, pose de la façon la plus évidente, un autre problème plus épineux d’ordre structurel. En effet, nos services sanitaires sont dans une situation exécrable, voire dans l’abime. Le personnel soignant, en plus de son nombre limité, vit un problème de déficit de qualification. Les matériels de soin limités voire inexistants dans certains hôpitaux. C’est le moment de réfléchir et de concevoir un plan d’investissement de grande envergure pour le secteur sanitaire, allant de la formation, en passant par des recrutements, de la construction des hôpitaux jusqu’à la disponibilité des matériels.
Quid de cette notion de couche dite « fragile » qui devrait plus bénéficier de ces mesures ? le Mali est un pays à revenu moyen faible, 770 dollars par habitant et par an, soit 463 540 FCFA par an et par habitant (statistique Banque Mondiale). Dans une situation de cherté de la vie aggravée par la situation de la crise, combien de familles peuvent vivre dans toute l’année avec 463 540 FCFA soit 38628 FCFA par mois avec un taux de fécondité de 6 enfants par femme en moyenne ? Cela, sans compter sur les inégalités de revenu et la pauvreté. L’indice de développement humain du PNUD (Programme des Nations Unies pour le Développement), qui évalue le développement qualitatif (instruction, santé…) d’un pays, en 2019 classait le Mali 48e au niveau du continent africain, et 182e au niveau mondial sur un total de 189 pays (soit le septième dernier sur l’échelle mondiale). Comment, dans cette situation de vulnérabilité et d’inégalité de revenu généralisées doublée d’une pandémie qui ralentie toute activité économique, reconnaitre la couche la plus fragile ? Tous les emplois sont menacés, et même les salaires des fonctionnaires de l’Etat.
En effet, une récession longue se traduisant par une dépression, met tout Etat en faillite économique, et donc incapable de s’acquitter de ses engagements salariaux. Nous avons connu ce cas dans certains pays comme le Tchad pour des crises moins graves que celle que nous vivons aujourd’hui lorsque le prix du baril de pétrole avait commencé sa chute il y a deux ans, impactant négativement les recettes d’exportation tchadienne, et donc sa capacité de financement des dépenses salariales. Si plusieurs couches existent, elles sont toutes dans ce contexte pandémique, « fragiles voire vulnérables ». Loin des discours politiques, le pragmatisme économique voudrait une vision stratégique de mesures, aptes à accompagner l’ensemble des couches aujourd’hui vulnérables.
Par ailleurs, rappelons que le Mali, comme la majorité des pays africains, importe plus de 90% de son médicament. Dans une situation d’urgence pandémique comme celle du COVID 19, où tous les pays, notamment exportateurs de médicament favorisent d’abord la satisfaction de la demande intérieure, cela augmente le risque sanitaire, donc de mortalité dans le pays importateur. Plus que jamais, un plan de développement de l’industrie pharmaceutique doit être conçu et appliqué, pour assurer à la nation une certaine souveraineté de ce point de vue.
Très important, la crise que nous vivons a amplement démontré les insuffisances de la mondialisation des économies industrielles. Les exportations et les importations de toutes les grandes économies ont montré des signaux de détresse. Une balance commerciale qui se détériore engendre illico presto une baisse du PIB et par effet de causalité la croissance économique. C’est à cette baisse de croissance à laquelle nous assistons dans tous les pays du monde. Le moment est venu, pour des pays comme le Mali, de moins dépendre des dépenses publiques des recettes d’exportation et donc de la balance commerciale, afin d’amorcer la construction d’un secteur industriel axé sur la réponse de la demande intérieure, laquelle demande intérieure se doit d’être stimulée par des emplois stables et la mise en place des filets de sécurité efficaces.
Il fallait un discours, et le discours a eu lieu. Au-delà des mesures annoncées pour sortir de la crise, il faut une vision stratégique qui, non seulement permettra de faire sortir le pays de cette ornière, mais apte à faire face à d’éventuelles crises de la même envergure, rien ne garantit que nous n’assisterons pas à un phénomène pareil dans 10 ans. Cela passe par la transformation structurelle de l’économie, la rationalisation des dépenses publiques exorbitantes, la réorientation du système productif national sur la demande intérieure, la stimulation des emplois stables et durables avec des filets de sécurité efficaces, la coordination des politiques publiques assurant une continuité des mesures et le sens de responsabilité et du patriotisme dans la gestion des affaires de la nation. En un mot, une nation existe pour durer, le plan dont il est question doit bâtir le Mali pour le long terme !
Khalid DEMBELE,
Économiste chercheur.