Porté au pinacle par un prestigieux prix littéraire, l’auteur a été victime d’une cabale qui a écourté sa gloire. Il a emporté son amertume dans sa tombe
Lorsque le monde littéraire des années 70 jeta la pierre au visage juvénile et rebelle de l’écrivain malien, les soutiens furent timides même dans son pays. Beaucoup de chez nous n’y voyaient qu’un banal fait divers. Un Africain qui remporte le prestigieux Prix littéraire français, Renaudot en l’occurrence, pour un roman qui parle de la traite des Noirs bien avant la colonisation, n’est-ce pas une forfaiture ? La règle était non écrite mais le sujet était bien tabou. Alors que la presse n’avait pas encore fini d’en faire ses choux gras, des voix très audibles se levèrent pour dénoncer un plagiat.
L’auteur de «Devoir de violence», du haut du podium de l’intelligentsia mondiale, s’écroula donc comme un château de carte. Une belle plume venait de se briser. Ce roman, source de sa déchéance, était pourtant très bien écrit. L’auteur y est volontairement violent. Et dans la forme. Et dans le fond. C’est avec la même violence qu’il a été détruit et n’était désormais perçu que comme un vulgaire plagiaire qui a piqué des passages des ouvrages de deux grands écrivains.
Le premier lauréat africain du Prix Renaudot, l’un des plus prestigieux prix littéraires français, en 1968, eut le courage intellectuel de nager à contre-courant d’une idéologie entretenue par les animateurs du courant littéraire de la Négritude. Yambo n’avait que 28 ans. Le récit brûlant tel un volcan en éruption, qu’il écrivit, se passe à Nakem, mythique empire du 13e siècle. La geste des Saïfs, conquérants sanguinaires, raconte comment l’esclavage et la colonisation sont antérieurs à l’arrivée des Blancs sur notre continent. Ah oui ? Ce n’est pourtant pas ce que nous apprenions à l’école ! Quel crime de la part de l’auteur qui poussa l’audace jusqu’à établir, à travers le règne des Saïfs, que les Occidentaux n’ont fait qu’emprunter un chemin tracé en prenant juste le soin d’y apporter une valeur ajoutée.
Accusé de plagiat et donc souillé à jamais, Yambo Ouologuem fut voué aux gémonies par la critique littéraire. En 1971, les éditions Seuil retirèrent l’ouvrage de la vente, donnant à son auteur le coup de grâce qui l’acheva. Pourtant, aux Etats-Unis d’Amérique, le bouquin eut un succès formidable auprès des universitaires. La «Lettre à la France nègre», publiée en 1969, a été la goûte d’eau qui a débordé le vase, selon ses ennemis. Ce réquisitoire contre l’ancien colonisateur était-t-il une provocation de trop ?
Dégouté par la cabale destinée à le mettre à terre, Yambo Ouologuem se retira dignement chez lui à Mopti. Il renonça à ses droits d’auteur, annula ses conférences et mit le feu à ses manuscrits. La page de ses belles années universitaires était définitivement tournée. Plus tard, il abandonna femme et enfant et s’isola complètement. Yambo trouva donc du réconfort dans la pratique de la religion musulmane et devint même muezzin d’une mosquée. Il vendait le charbon de bois pour subvenir à ses besoins. L’auteur choisit librement l’enfermement au milieu des siens, comme pour fuir une meute de démons. Les tentatives pour le convaincre à réapparaître en public ont échoué. Le mal était si profond que la plaie restait béante malgré ses 77 ans. Quelques étudiants ayant lu ses livres et s’étant laissés séduire par la qualité de sa prose, ont, eux aussi, essayé de lui tirer le ver du nez. Mais Yambo Ouologuem est resté imperturbable. Seul le silence est grand, tout le reste est faiblesse, semble-t-il croire. Il chassa même les participants au Festival «Étonnants Voyageurs» qui s’étaient rendus à son domicile pour lui rendre un hommage, à l’initiative de sa propre fille. Le monde littéraire n’était plus le sien. L’homme était absorbé par la foi en Dieu.
A la suite d’une maladie de longue durée,Yambo Ouologuem rejoint les Saïfs dans l’autre monde. Il a été inhumé, mardi dernier, à Sévaré, en présence des autorités et des personnalités du monde littéraire.
Après sa disparition, l’auteur de «Devoir de violence» mérite une réhabilitation nationale. Certainement pas une décoration à titre posthume parce qu’il n’en voulait pas. Mais la mise aux programmes de ses œuvres dans nos écoles et universités.
Par exemple, ce poème mérite d’être connu des écoliers et les étudiants de notre pays. Publié en 1966 dans la Revue Présence Africaine, il évoque le thème de la mort «au milieu des solitudes».
Quand à ma mort Dieu m’a demandé un siècle après
Ce que je voulais faire pour passer le temps
Je lui ai demandé la permission de veiller la nuit
Je suis le nègre veilleur de nuit
Et à l’heure des sciures noirâtres qui gèrent les parages
Lentement je lève ma lanterne et agite une cathédrale de Lumières
Mais l’Occident se défie du travail noir de mes heures
Supplémentaires et dort et ferme l’oreille
A mes discours que le silence colporte
Selon l’usage comme vous savez
La nuit vous autres dormez mes frères
Mais moi j’égrène sur vos songes
La raie enrubannée de la ténèbre laiteuse qui chante
Bonne nuit les petits… ».
Dors en paix l’artiste !
Ahmadou CISSE
Source: Essor