L’Égypte ne sait plus où donner de la tête. Aucun autre pays arabe n’est aussi concerné par les trois grands événements qui agitent actuellement la région : les manifestations au Soudan et en Algérie et les combats en Libye. Face à l’instabilité grandissante allant d’Alger à Khartoum, en passant par Tripoli, Le Caire craint de voir les troubles qui secouent ses voisins déborder à l’intérieur de ses frontières.
Le Soudan fait l’objet de manifestations lancées il y a quatre mois contre l’augmentation du prix du pain et qui visent désormais le président soudanais Omar al-Bachir. La contestation algérienne contre un nouveau mandat du président Abdelaziz Bouteflika a fait tomber en moins de six semaines celui qui tenait les rênes du pays depuis vingt ans. Le Parlement algérien a notamment nommé lundi Abdelkader Bensalah en tant que président par intérim pour 90 jours. Enfin, la Libye, plongée dans le chaos depuis la chute du « guide » libyen Mouammar Kadhafi, est au cœur d’une lutte acharnée pour le pouvoir entre les forces du gouvernement national libyen, dirigées par Fayez al-Sarraj, et celles de l’Armée nationale libyenne menées par le maréchal Khalifa Haftar.
Trois crises voisines et simultanées qui représentent trois défis différents pour l’État égyptien. « Le retrait de Bouteflika en Algérie présente des parallèles solides avec ce qui s’est passé en Égypte en 2011 et le gouvernement égyptien espère sans doute que l’armée algérienne maintiendra son emprise et ne permettra pas une véritable transition politique », souligne Michele Dunne, chercheuse et directrice du programme du Moyen-Orient de l’institut Carnegie à Washington, contactée par L’Orient-Le Jour. Huit ans après la tempête du printemps arabe qui avait soufflé sur la célèbre place Tahrir du Caire, le gouvernement égyptien craint que la soif de démocratie et de transparence des Algériens ne fasse ressurgir une contestation jusqu’alors matée par l’autocratie égyptienne. « Une nouvelle vague de soulèvements en Égypte, comme en 2011 ou en 2013, pourrait affaiblir le régime et le rendre vulnérable à une nouvelle crise ayant des implications et un lien avec d’autres tensions régionales – comme en Libye ou au Mali », affirme à L’OLJ Giuseppe Dentice, chercheur associé au Centre du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord à l’Institut italien d’études politiques internationales.
« Le président égyptien, Abdel Fattah al-Sissi, ne voudra pas voir des gouvernements démocratiques émerger dans l’un de ces trois pays, car cela contredirait sa propre démarche et le priverait d’alliés régionaux », note Michele Dunne. Le raïs égyptien tente notamment d’asseoir son pouvoir dans la durée alors qu’une commission parlementaire a autorisé une série d’amendements à la Constitution égyptienne pour lui permettre de poursuivre son mandat jusqu’en 2034. La répression contre les activistes s’est également intensifiée dernièrement. Commentant implicitement la situation dans les pays voisins, le président égyptien a dénoncé « les gens qui parlent de la situation économique et des conditions de vie, et qui gâchent ainsi leur pays, le conduisant à sa perte ». « Tout cela à un prix », a-t-il insisté au début du mois de mars lors d’une cérémonie à la mémoire des « martyrs » de guerre, avant d’ajouter que « le peuple, les jeunes enfants et les générations futures vont payer ce prix-là, celui de l’absence de stabilité ».
Carte de taille
Des propos qui s’appliquent également à la crise soudanaise. Alors que le Soudan et l’Égypte entretiennent des relations compliquées depuis plusieurs décennies, Abdel Fattah al-Sissi n’a pas toutefois hésité à apporter son soutien à Omar al-Bachir, lors d’une visite de ce dernier au Caire en janvier dernier. Un choix de destination lourd de sens pour le dirigeant soudanais, marquant son deuxième déplacement hors du pays après une étape au Qatar. La stabilité du Soudan constitue un intérêt majeur tant pour le président Bachir que pour son homologue égyptien, alors que les deux pays partagent une frontière s’étendant sur près de 1 300 kilomètres. Khartoum constitue notamment une carte de taille dans le conflit entre l’Éthiopie et l’Égypte autour de la construction d’un barrage hydroélectrique éthiopien sur le Nil Bleu.
Le projet menace les eaux du fleuve en Égypte, qui craint de voir son débit diminuer. Alors que le barrage doit ouvrir l’année prochaine, les tensions ne cessent de monter entre Addis-Abeba et Le Caire, faisant craindre une confrontation militaire entre les deux pays. L’Égypte, l’Éthiopie et le Soudan se sont notamment mis d’accord en mai 2018 pour mettre en place un groupe de recherche scientifique pour examiner le remplissage du barrage. Par conséquent, « les troubles en cours ou l’installation d’un nouveau gouvernement moins favorable au Caire constitueraient un gros problème » pour le régime égyptien, indique Michele Dunne. Toutefois, face à la montée des tensions au Soudan, « une délégation des services de renseignements égyptiens s’est récemment rendue à Khartoum pour tenter d’aider à gérer la transition attendue de Bachir – que Sissi a tenté de soutenir – à un autre chef militaire », nuance-t-elle.
Expérience démocratique
C’est toutefois en Libye que l’Égypte s’est le plus investie. Le terrain « représente un enjeu important pour la stabilité du pays et pour la légitimé politique » du président Sissi, observe Giuseppe Dentice. Le président égyptien « est capable d’ignorer la Tunisie, un petit pays, mais une expérience démocratique au Soudan, en Libye ou en Algérie constituerait un défi de taille », précise Michele Dunne. « Lui et ses alliés dans le Golfe (EAU et Arabie saoudite) pourraient bien utiliser leur puissance économique et militaire pour tenter d’empêcher que cela se produise – en fait, ils le font déjà maintenant en essayant d’installer un autre homme fort militaire en Libye », ajoute-t-elle. Le Caire n’a pas hésité à envoyer des troupes et des avions pour venir appuyer les forces du maréchal Khalifa Haftar, aux côtés des Émirats arabes unis et de la Russie. Surnommé le « Sissi libyen », Khalifa Haftar représente notamment un rempart contre le terrorisme et les Frères musulmans, aux yeux du Caire. Un ennemi commun qui constitue la bête noire du dirigeant égyptien, qui a accédé au pouvoir en 2014 suite à un coup d’État contre Mohammad Morsi, issu de cette même formation. « La frontière orientale de la Libye est devenue un refuge relativement sûr pour les milices islamistes, où des armes illégales et des militants pouvaient circuler librement de la Libye jusqu’à la péninsule du Sinaï », rappelle Giuseppe Dentice. En ayant la main sur l’Est libyen, les forces de Haftar apporteraient donc une certaine stabilité à la frontière avec l’Égypte. Le maréchal a toutefois fait monter les enchères cette semaine en lançant l’offensive sur Tripoli, aux mains des forces libyennes rivales. Si l’initiative n’a pas porté ses fruits pour le moment, elle met en exergue les ambitions de Haftar et menace l’application d’un plan de paix sous la houlette de l’ONU. Conformément aux intérêts du Caire, une victoire à Tripoli lui permettrait d’avoir la main sur la majorité du pays et de paver la voie à l’installation d’un régime autoritaire. Déjà l’année dernière, Khalifa Haftar déclarait au quotidien Jeune Afrique que « la Libye d’aujourd’hui n’est pas encore mûre pour la démocratie ». Des propos que ne renierait certainement pas Abdel Fattah al-Sissi qui déclarait en 2014 « qu’il faudrait 20 à 25 ans à l’Égypte pour instaurer une véritable démocratie ».
Source: lorientlejour