En prélude au dépôt d’une plainte au Pôle économique contre le Ministère de l’Education sur la gestion des cantines scolaires, le Pr Clément Dembélé, président de la Plateforme de lutte contre la corruption et le chômage (Pcc), nous a accordé une interview exclusive. Le mobile de la plainte, les différentes investigations menées sur la gestion du fonds de ces cantines et sa vision dans la lutte contre la corruption sont autant de sujets que nous avons abordés avec notre interlocuteur, connu pour son combat inlassable contre le détournement des deniers publics.
Aujourd’hui-Mali : Nous avons appris que vous vous apprêtez à dénoncer la gestion des cantines scolaires au Pôle économique. Peut-on savoir les principales raisons ?
Pr Clément Dembélé : Evidemment, nous avons eu vent de malversations dans la gestion des fonds alloués par des partenaires du Mali, notamment l’Union européenne, pour les cantines scolaires. C’est pourquoi nous avons cherché à connaitre davantage ce qui s’est réellement passé. Nous avons à cet effet rapproché deux grands gestionnaires qui sont dans ce domaine, parallèlement, nous avons aussi échangé avec des experts. Il est important de préciser que l’Union européenne a donné, en 2018, 8 milliards Fcfa pour les cantines scolaires. Mais d’après nos recoupements, ce montant a été intégralement détourné au niveau du Ministère de l’Education nationale. Cette histoire est très facile à comprendre parce que ce financement était destiné en grande partie pour les écoliers du centre du Mali car nous savons que, pour des raisons de sécurité, plusieurs écoles sont fermées et il était prévu un système de regroupement des élèves et ce montant était destiné à assurer la prise en charge alimentaire de ces enfants. Le paradoxe est qu’il n’y a jamais eu de cantine et ce montant a été intégralement débloqué. Donc nous voulons savoir pourquoi l’argent a été débloqué, qui l’a débloqué et à quelles fins. En tout cas, d’ores et déjà, nous avons la certitude que ce fonds n’a pas été retiré dans les caisses pour les tout-petits.
Qu’est-ce qui vous permet de dire cela ?
Nous avons envoyé 18 personnes sur le terrain. La dernière personne est arrivée hier (ndlr dimanche 23 février). Ceux-ci ont produit leurs rapports. C’est à la suite de cela qu’au niveau de la PCC, nous avons la ferme conviction que le montant des cantines à pris d’autres destinations parce que nous avons plusieurs témoignages qui corroborent cette thèse, surtout ceux des différents acteurs sur le terrain. Qui, faut-il le rappeler ont affirmé ne pas avoir connaissance du regroupement des écoliers a fortiori l’existence de ces cantines scolaires au centre du pays. Encore mieux, nous avons aussi interrogé des responsables de l’Union européenne. Bon, ceux-ci, compte tenu de leur statut diplomatique, sont très embarrassés d’évoquer le sujet, pour ne pas en faire un scandale. Donc juste vous dire que nous ne parlons pas dans le vide.
Vous voulez donc dire en des termes à peine voilés, que l’Union européenne n’est pas satisfaite de la gestion du fonds des cantines scolaires ?
Evidemment ! Pour être clair avec vous, elle n’est pas satisfaite car quand vous donnez l’argent pour un projet, vous faites au moins le suivi-évaluation. Mais comme je vous l’ai dit auparavant, elle est gênée d’évoquer publiquement le sujet. En somme, ce fonds a été détourné. Il est urgent maintenant de situer les responsabilités pénales et civiles.
Vous avez échangé avec l’Union européenne. Quid de ceux chargés de la gestion des cantines scolaires ?
Ils ont toujours refusé de collaborer. Nous avons envoyé trois courriers, ils disent qu’ils vont nous répondre, ils nous appellent au téléphone en disant qu’ils vont vous envoyer les rapports, mais nous sommes maintenant à 5 mois d’attente. Jusque-là, pas de réponse ! En plus des trois courriers envoyés au Ministère de l’Education, moi-même j’ai fait le déplacement pour rencontrer le défunt ministre Timoré Tioulenta. Il avait en son temps promis de faire la lumière. C’est vrai qu’il n’est plus parmi nous par le fait de Dieu, mais l’Administration étant une continuité, on devrait au moins nous donner une suite. Ce qui n’a pas été fait. Donc cette histoire n’est pas surprenante, elle est assimilable à celle des blindés ou à d’autres affaires de corruption.
Du moment où vous n’avez pas eu de réponse au niveau du département de l’Education, est ce que vous avez approché les structures chargées de ces cantines ?
Non, parce que nous savons que ces cantines relèvent du Ministère de l’Education et nous ne pouvons que nous adresser au ministre de l’Education pour qu’il situe les responsabilités à son niveau par rapport à ce détournement.
Mais Professeur, est ce qu’il ne sera pas mieux d’attendre d’abord le rapport du ministère avant de faire une conclusion hâtive en parlant de détournement ?
Que non ! Je parle avec certitude et nous avons les preuves que les 8 milliards Fcfa destinés aux cantines scolaires dans le centre du pays ont été détournés sans aucun doute au niveau du Ministère de l’Education. Et la PCC va porter plainte. La requête est déjà formulée et elle sera déposée dès demain (ndlr mardi 25 février) au Pôle économique et financier avec des arguments. Et d’ailleurs, nous invitons le Pôle économique et financier à tirer cette affaire au clair au niveau du Ministère de l’Education pour savoir où est parti l’argent des élèves. Il reviendra au Ministère de dire qui avait la main dans la patte. Vous allez voir que ça va exploser bientôt. Parce que depuis que la Pcc a effleuré le sujet, nous ne cessons de recueillir aussi des témoignages sur d’autres régions. De là, on peut conclure que c’est une pratique qui ne concerne pas seulement le centre du pays, mais l’étendue du territoire national.
Après les cantines scolaires, quelle sera votre prochaine cible ?
Nous souhaiterons voir clair surtout dans la gestion du Centre national des œuvres universitaires (Cenou) parce que, malgré l’argent qu’on donne au Cenou, aucun cadre universitaire n’est assuré. C’est donc étonnant et nous voulons savoir, malgré les milliards Fcfa investis, pourquoi l’école malienne est à ce niveau.
D’une manière générale, est-ce que vous pensez que votre combat contre la corruption est en train de porter fruit ?
Je ne suis pas un homme qui se dit facilement satisfait. Naturellement je ne suis jamais satisfait de ce que je fais, je pense que j’ai toujours plus à donner mais je peux dire que la première étape de la mission est atteinte, parce que pour moi, il s’agissait de montrer à l’opinion que c’est possible de lutter contre la corruption. Parce que le Malien lambda pensait que ce combat de lutte contre la corruption était perdu d’avance. Mon objectif premier, c’était de dire oui, c’est possible. En faisant cela, il fallait informer les Maliens sur deux volets, à savoir notamment sur le montant de la corruption. Par exemple, quand je dis que ce sont 200 milliards Fcfa qui ont été volés, il faut aussi préciser qui a volé. C’est cette étape qui nous a amené à la dénonciation. Nous faisons des enquêtes, des investigations, nous sommes partis dans certains endroits, inaccessibles souvent aux juges, pour recueillir des preuves afin de les remettre au Pôle économique et financier qui a procédé ensuite à des arrestations. Ce sont des faits qui sont à l’actif de la Pcc. D’ailleurs, au sein de cette plateforme, je suis celui qui fait le moins le boulot, les autres en font plus. Je dirai aussi que je ne suis pas satisfait dans cette lutte contre la corruption car il y a la deuxième étape qui est celle de la prévention, à savoir empêcher les gens de voler car il faut retenir qu’au même moment où d’autres sont en train d’être incarcérés pour des faits de corruption, certains continuent toujours de voler. Donc il faut mettre en place des outils de lutte contre la corruption et l’un des outils les plus efficaces au 21ème siècle, c’est la digitalisation. Il faut informatiser pour mettre en place des systèmes de traçabilité pour qu’on quitte la profanation et arriver à la sacralisation et à l’intouchabilité. A savoir que tu veux ou pas, tu ne peux pas voler. Et même si tu voles, ta main sera prise dans le sac. Parallèlement à la digitalisation, il faut mener des actions citoyennes, ce que j’appelle la révolution des consciences. C’est de travailler sur l’homme malien, sur sa conscience, sur son état d’esprit, sa mentalité, pour que la génération qui viendra, après nous, sache que le bien public est sacré. A cet égard, non seulement les barrières sont là, mais aussi les gens sont désintéressés à travers le système. C’est pourquoi, il faut mettre le guichet unique à la douane, il faut informatiser davantage les impôts, arrêter avec les histoires de Dfm un peu partout. Il faut que l’Oclei soit fonctionnel, que les rapports du Bureau du Vérificateur général soient systématiquement soumis à des plaintes, rassembler les organes de lutte contre la corruption en une seule entité car nous avons fait le constat que les 8 organes de lutte contre la corruption coûtent au budget national plus de 15 milliards 900 millions Fcfa.
Je me suis permis de rassembler ces différentes structures. Avec ce schéma, ça ne coutera que 3 milliards Fcfa. Donc, juste vous dire que l’Etat peut économiser 12 milliards Fcfa en rassemblant les organes de lutte contre la corruption qui d’ailleurs coûtent très cher à l’Etat. Donc il faut rassembler ces structures afin qu’elles soient plus efficaces, dotées d’un pouvoir judiciaire, tout en les rattachant au Pôle économique. Ce n’est pas tout ! Aussi, faire en sorte que les plaintes soient systématiques en cas de détournement car en sachant que quand on détourne un million aujourd’hui de Fcfa et que demain on se retrouve en prison, on va réfléchir deux fois.
Propos recueillis par Kassoum THERA
Source : Journal Aujourd’hui-Mali