Johannesburg (AFP) – Dans le sous-sol d’un immeuble de Johannesburg à l’odeur de moisi et à la lumière blafarde, des pick-up cabossés se succèdent pour charger des bidons d’huile à frire, des kilos de biscuits, des pneus ou des micro-ondes. Sur chaque paquet, une adresse au Zimbabwe.
D’ici 48 heures, chaque colis sera livré à domicile après avoir passé, illégalement pour la plupart, la frontière entre l’Afrique du Sud et le Zimbabwe.
Débuté à la fin des années 90, ce commerce parallèle est en plein essor avec la détérioration de la situation économique au Zimbabwe, en proie à des pénuries et une inflation galopante (plus de 50% l’an dernier).
“Quand les choses vont mal là-bas, c’est bon pour nous”, se réjouit un livreur, Charles, qui se rend chaque semaine au Zimbabwe, à 550 km de Johannesburg, sa remorque dangereusement remplie.
Assis sur un fauteuil brinquebalant dans le parking souterrain, il gère sur son portable les commandes envoyées via WhatsApp par des particuliers et des petits commerces, avant d’aller faire les courses.
Charles, dont le prénom a été modifié, est un “personal shopper” version zimbabwéenne et artisanale. En Afrique du Sud, ils sont plusieurs centaines. Leur activité est pour l’essentiel non déclarée, mais ils ont un nom: “malayitsha”, ou transporteurs en langue ndebele.
“On achète et on transporte tout”, ou presque, résume Charles. De la nourriture, de l’alcool, des produits d’hygiène, des meubles, de l’électroménager, du matériel de construction (peinture, carrelage, portes de garage…), même des pierres de sel pour le bétail et des cercueils.
De l’essence également, malgré les risques. “C’est dangereux. Mais tant que les gens paient, je transporte”, ajoute le père de famille zimbabwéen, qui vit entre les deux pays.
Après le doublement des prix à la pompe en janvier au Zimbabwe, la demande en carburant a explosé en Afrique du Sud.
Charles ne prend pas de données périssables. Mais Precious, une de ses concurrentes, si.
“La chose la plus incroyable qu’on m’ait commandé est cinq pizzas. On les a achetées le samedi et livrées le dimanche”, raconte-t-elle, “les gens sont vraiment désespérés”.
– “Dormir tranquille” –
A Hillbrow, quartier déshérité de Johannesburg où les passants slaloment entre les ordures, des sous-sols servent d’entrepôts aux “malayitsha”, et des trottoirs de zones de chargement.
Yvonne arrive avec un énorme sac rempli de courses. Chaque mois, elle fait le plein pour sa famille restée au pays et le confie à un livreur.
Un service fondé sur la confiance et payé en liquide (dollars américains, rands sud-africains ou dollars RTGS, la nouvelle monnaie zimbabwéenne) ou par virement bancaire.
Dans son colis du jour, Yvonne a mis céréales, mayonnaise, sel, dentifrice, serviettes hygiéniques… “Je vais dormir tranquille en sachant qu’ils ont ce qu’il faut sur la table”.
Car au Zimbabwe, les prix s’envolent.
Même frais de transport compris, faire ses courses en Afrique du Sud revient moins cher pour les Zimbabwéens que de s’approvisionner sur place.
Charles, qui livre dans la région de Bulawayo (ouest), facture 5 rands (30 centimes d’euro) pour acheminer 20 paquets de chips, 150 rands (environ 9 euros) pour 20 litres d’essence, 5.000 rands (305 euros) pour un réfrigérateur. D’autres livreurs rencontrés par l’AFP se rendent, eux, également à Harare.
“Pour le prix d’un frigo au Zimbabwe, je peux en acheter trois en Afrique du Sud”, explique Emily Maphosa, une habitante de Bulawayo.
Cette grand-mère vient de recevoir d'”Egoli”, littéralement le “pays de l’or”, quatre litres d’huile, plusieurs kilos de riz et des poulets, partis et arrivés congelés dans une glacière.
“Avec 500 rands (30 euros), je fais des provisions pour un mois. Pour la même somme ici, j’aurais une semaine de provisions”, dit-elle.
Nokuthaba Tshuma, 38 ans, souffle aussi. Elle vient d’être livrée. “Avec 250 rands (15 euros), j’ai acheté 36 cahiers pour mon fils”. A la papèterie du coin, elle n’aurait pu en acquérir que trois.
– Pots-de-vin –
Mais avant de livrer au Zimbabwe, les “malayitsha” doivent rivaliser de débrouillardise.
Pour échapper aux barrages policiers, ils roulent de nuit.
Aux stations de pesage pour poids-lourds en Afrique du Sud, ils graissent la patte des fonctionnaires pour continuer leur chemin avec leurs remorques surchargées, qui dépassent régulièrement les 4 mètres de hauteur.
Même technique à la frontière, cette fois pour faire entrer au Zimbabwe des produits qui devraient être déclarés.
A chaque voyage, “je dépense entre 1.500 et 2.000 rands en pots-de-vin” (entre 91 et 122 euros), explique Charles.
“Les fonctionnaires au Zimbabwe sont très mal payés. Les pots-de-vin leur permettent de mettre du beurre dans les épinards”, complète un autre “malayitsha”, Valentine Kembo.
Lui a créé une société, Cleeka, officiellement enregistrée.
Il va aussi faire les courses dans des magasins où il négocie des prix de gros. Mais ses colis sont joliment emballés dans des cartons uniformes. Un service destiné à une clientèle aisée, qui a même séduit un ancien ministre, assure Valentine Kembo.
Il affirme que les revenus de Cleeka ont augmenté de “20 à 30%” en un an.
Il faut dire que la petite société se démène. Elle va même jusqu’à acheter des médicaments. Et pour cela, il faut ruser.
“On a dû aller dans dix pharmacies pour obtenir dix doses du même médicament”, se rappelle Valentine Kembo. “On a aussi livré des médicaments à un diabétique qui était dans un état grave. On se dit qu’on fait des choses utiles”.