Bina en voulait à Dieu de lui avoir donné une si hideuse destinée. Ses prières ne produisaient point le miracle espéré : le retour de son frère Sory. Déçu, il laissait libre cours à sa propension au blasphème.
Habillé en grand boubou blanc, Sory a croisé une jeune fille à moto. Il lui faisait les yeux doux, la fille autant. Après échange de quelques paroles ampoulées, elle l’embarquait à destination d’une pâtisserie bien cotée. A mi-chemin, il pointait son arme de fabrication artisanale sur la nuque de la conductrice qui précipitait la moto dans un caniveau à ciel ouvert et s’écriait de toutes ses forces au voleur ! Au voleur ! Sory, qui avait perdu son pistolet dans la chute inattendue, avait bonne envie de se défendre, il avait même un peu étranglé la demoiselle, mais ne pouvait rien contre une marrée humaine qui volait au secours d’une motocycliste en détresse. Il fallait bien se rendre, on le conduisait dans un coin bien isolé, une maison en construction au bord du fleuve où il était battu à mort.
Le lendemain, la police arrivait sur le lieu du crime, procédait à l’identification du corps. Aucun document d’identité, ni téléphone, encore moins une lettre ou ordonnance médicale n’avaient été trouvés sur la victime. Nombreuses stations radios avaient passé le communiqué de la police. En vain. Plusieurs jours après la découverte macabre, personne ne s’était présentée ni à la morgue ni à la police. Finalement, la voirie sollicitée l’inhumait dans l’anonymat total. Ou presque, puisqu’un des détenus de la Maison d’arrêt de Bamako, en dépit du piteux état du corps, avait reconnu Sory qu’il avait croisé plusieurs fois sur le Sankarani et chez le même fournisseur guinéen de cigarettes de contrebande et de médicaments prohibés. Cet étrange hasard avait pour scène un triste lieu, le cimetière.
Le détenu le savait contrebandier, fort habile, mais il voyait maintenant qu’il avait d’autres cordes à son arc. Sa grise mine contrastait avec la joie de ses codétenus, pas la joie d’utiliser la force de leurs muscles à creuser et enterrer un être humain, mais celle qui venait de ces instants de liberté, la joie de humer l’air frais, de voir enfin le soleil, de profiter de ses rayons après plusieurs années passées entre les quatre murs de la prison.
« Marché aux fesses »
Bina bavardait de la disparition de son frère Sory comme de ses achats du jour. Il avait canalisé l’attention du petit cercle d’amis et de la brochette de voisines de l’entrepôt sur ce fait. Apparaissaient et s’intensifiaient ses frottements des sourcils, ses raclements de la gorge, des tics habituels qui se montraient dans la nervosité d’un moment difficile. C’était plus fort que lui, il ne pouvait s’en empêcher. Tantôt le ciseau de la crainte d’être appréhendé, s’il fourrait son nez dans les commissariats de police et brigades de gendarmerie à la recherche de Sory, tentait de couper tels tics. Tantôt ceux-ci étaient indispensables, puisque témoignaient de son affection profonde, de son dépit. Bina ne pouvait renoncer volontairement et consciemment au désir ardent de retrouver son frère. Il ne pouvait réprimer ce désir, à moins de s’opposer à ses convictions morales, religieuses, éthiques. Sory passait pour « un frère qui se saigne les quatre veines et qui a eu de belle raison de lui soustraire du travail pénible de la terre ».
Dans son village, les petits riches sont admirés et respectés. Les pauvres n’ont d’autre choix que de se mettre à leur service ou céder aux mirages des villes où des jeunes filles vont devenir les domestiques des plus fortunés, servir la table des riches. C’est vraiment révoltant. La fausse supériorité que donne l’argent s’y étale d’une façon hideuse. D’aucuns s’effondrent dans le puits de la culpabilité divine : « Dieu n’a pas doté les hommes de chances égales. Certains sont mal lotis». Ces derniers espéraient trouver une compensation dans l’orpaillage traditionnel : bâtir une vie normale à la force de ses poignées. Mais, beaucoup d’appelés et peu d’élus. Rares ceux qui parvenaient à tirer leur épingle du jeu. Ceux qui réussissaient, devenaient la proie de ces jeunes filles qui se moquaient de la pauvreté. « A quoi bon perdre son temps avec un homme dont la culotte cuite ne lui rassasie point ». Elles avaient poussé l’audace en construisant un hangar baptisé « marché aux fesses » où florissait le commerce de chair. Les tarifs pratiqués étaient fonction de l’état physique –âge, postérieur, seins, visage, allure – et les contrats conclus obéissaient généralement à deux formats : consommation immédiate ou location mensuelle.
Vivre avec la peur au ventre
La course à l’argent pour s’offrir le service de belles jambes était fatale à nombre d’orpailleurs victimes d’éboulement avec leur cortège de souffrance pour les parents restés au village et qui vivaient de leurs envois, sans compter les vies ratées. Ces échos parvenaient à Bina qui n’aspirait guère y mettre les pieds. A ses yeux, le métier de contrebandier qui présentait autant de risques offrait en contrepartie beaucoup d’argent. Grâce à cette activité, il avait fait ses adieux à la faim, s’était construit au village une belle demeure abritant ses parents que le seul maniement de la daba ne pouvait lui procurer. Mais la crainte est inhérence à la contrebande. Trahisons, dénonciations et arrestations faisaient partie du quotidien. Et il aurait suffi que son frère disparaisse des écrans radar pour donner naissance à une autre peur : Le mystère qui entourait sa disparition. De quoi allait-il vivre ?
Un mois s’était passé. Les féticheurs consultés avaient donné des avis les plus contradictoires. Le premier jurait son retour dans la quinzaine « sous peine de renoncer à ses fétiches et retourner réapprendre auprès de son maître », le second affirmait l’avoir vu au fond d’une calebasse à moitié remplie d’eau « tournant sur lui-même comme une toupie sans savoir qu’un univers est à sa portée ; il errerait dans le désert à la quête d’une opportunité de rejoindre l’Europe ».
Au milieu de ces contractions, Bina commençait à maudire Dieu de lui avoir donné une si hideuse destinée. Il avait prié en vain et avait perdu tout espoir que le miracle se produisit. Plus les jours s’écoulaient plus l’angoisse s’enflait. Et sa propension au blasphème prenait de l’épaisseur.
A suivre
Georges François Traoré
Source: L’Informateur