Pour son deuxième jour de visite dans son village de Mama, Laurent Gbagbo a reçu dans sa résidence plus de 200 chefs traditionnels et des cadres locaux de son parti. Après dix ans d’absence dont huit en détention provisoire, l’ancien président a pris la parole pendant plus de trente-cinq minutes, ponctuant son propos d’anecdotes et se présentant comme la victime d’un procès politique.
« À quoi servent nos badges si on ne peut pas rentrer ?! ». Devant la porte principale de la résidence privée de Laurent Gbagbo à Mama, les cadres du FPI jouent des coudes pour accéder à la cérémonie du jour. Après quelques bousculades et des prises de bec avec la sécurité, ce sont finalement quelque 400 personnes qui accèdent au parc arboré de 17 hectares, protégé par un interminable mur d’enceinte rose.
Parmi les convives, plus de 200 chefs de terre et chefs de village, chapeautés et drapés de parures colorées, dont 163 issus du département de Gagnoa, et 46 du département de Oumé. Comme le veut la tradition dans de pareilles circonstances, ils sont venus « demander les nouvelles » à l’enfant du pays, ancien président de la République de Côte d’Ivoire, qui n’avait plus revu la région du Gôh depuis plus de 10 ans, en raison de son exil forcé. Pendant deux heures, ces notables attendent dans le calme, sous un imposant apatam trônant au centre du domaine, l’arrivée du « Woody» . Dans le centre-bourg tout proche, des centaines de personnes ont fêté son retour toute la nuit, ivres de joie.
Avant son apparition, Laurent Gbagbo est annoncé au micro, comme une star avant un concert. Chemise bleu ciel, il s’installe finalement devant l’auditoire, sur une chaise placée au centre de l’estrade. Quelques mots en bété puis, enfin, il « donne des nouvelles ». « Oui, on m’a amené là-bas… » (rire dans l’assistance). Là-bas, autrement dit au pénitencier de Sheveningen aux Pays-Bas, où il a passé huit ans de détention provisoire. Multipliant les figures de style, litotes ou euphémismes, Laurent Gbagbo raconte longuement sa détention sur un ton léger. « Je me suis fait des amis », dit-il, ou encore en affirmant qu’il « n’a pas vu le temps passer ». Il ponctue son récit d’anecdotes, comme lorsqu’il raconte comment il cotisait avec ses codétenus, le Libérien Charles Taylor et le Congolais Jean-Pierre Bemba, pour partager des repas meilleurs que ceux servis en prison.
Comme pour faire oublier sa demande officielle de divorce avec Simone Gbagbo qui lui vaut quelques critiques à demi-mot parmi ses partisans, il insiste sur le rôle de Nady Bamba, sa compagne actuelle. « Elle me nourrissait. C’est elle qui me donnait chaque mois de l’argent. Parce que la nourriture qu’on nous sert en prison n’est pas bonne. »
Règlement de comptes avec la CPI
Puis il remet en cause la procédure et les poursuites de la Cour pénale internationale (CPI) : « C’était pas sérieux, il fallait écarter un homme gênant, un concurrent gênant, alors on m’a mis là-bas » alors qu’« il n’y avait rien ». «Je ne suis pas un criminel », clame-t-il.
Laurent Gbagbo s’est appliqué à réécrire le scénario avancé par ses détracteurs, « on peut m’accuser de tout, mais je ne suis pas un criminel », et il s’appuie pour cela sur la décision de ceux qu’ils appellent les « Blancs », à savoir les juges de la CPI qui l’ont acquitté. « Même les Blancs qui ne nous connaissent pas là, qui connaissent pas nos petites querelles ici là, ont su que je ne suis pas un criminel. Voilà… »
En entrant parfois dans les détails, il a ironisé sur les difficultés de l’accusation pendant le procès et les échecs de la procureure, Fatou Bensouda : « En novembre 2018, on nous avait promis 135 témoins du côté de l’accusation. Il y a 82 qui sont passés. Le juge demande au procureur : “Vous avez encore des témoins ?” Il dit : “Non, c’est fini”. (Rires). Les autres là ne veulent pas venir. »
« C’est la politique qui va me sortir d’ici »
Enfin, Gbagbo ne cesse de ponctuer son intervention d’anecdotes ou de métaphores qui, toutes, ont pour but de faire comprendre à l’auditoire qu’il reviendra dans le jeu politique. En s’adressant au secrétaire exécutif du PDCI présent parmi les convives, il appelle entre les lignes ses partisans une alliance avec le PDCI. « Ne jetons pas l’anathème les uns sur les autres », plaide-t-il.
Il explique aussi comment, après avoir rencontré Henri Konan Bédié (le président du PDCI) à Bruxelles, un homme issu d’un ministère belge lui aurait demandé de ne pas faire de politique, puisque c’était l’une des conditions de sa liberté conditionnelle. Et à qui il a répondu : « Moi, vous m’avez amené ici à cause de la politique et vous ne voulez pas que je fasse de la politique ? Ce qui m’a amené ici là, c’est ce qui va me sortir d’ici. C’est la politique qui m’a amené ici, donc c’est la politique qui va me sortir d’ici ! Donc, il ne faut pas vous amuser en croyant que je ne vais pas faire de la politique, je fais de la politique toujours. »
Dans la salle, plusieurs chefs de terre ou de village ont confié lui avoir donné une mission : celle de la réconciliation de tous les Ivoiriens, mais Laurent Gbagbo donne des indications sur sa méthode. « Si on doit tous être d’accord, toujours, il y plus de démocratie, jure-t-il. C’est parce qu’on n’est pas d’accord qu’il y a la démocratie. »
« Il a une mission pour la Côte d’Ivoire qu’il n’a pas achevé et je pense que s’il le dit, ça nous rassure, ne pas le dire nous aurait un peu dérangé. Maintenant, nous sommes là pour l’aider, pour l’accompagner » se félicite le député FPI Sehi Gaspard. Des ambitions pour 2025 ? Laurent Gbagbo avait déjà expliqué à nos confrères de France 24 qu’il « ne l’excluait pas ». Lundi, il a peut-être donné des pistes sur la façon dont il souhaite regagner le strapontin présidentiel. En saluant à plusieurs reprises Maurice Kakou Guikahué, secrétaire exécutif du PDCI, présent sous l’apatam, il évoque à demi-mot une possible alliance avec l’ancien parti unique. « Ne jetons pas l’anathème les uns sur les autres. Guikahué, il est PDCI, bah ça fait quoi ? Ça fait quoi ? Ça fait rien ! ».
« J’ai été un missionnaire du président Bédié au moment où, c’était encore difficile, et il m’a vraiment bien reçu, il m’a accueilli, on s’est rapprochés, maintenant aujourd’hui c’est un rapprochement entre le FPI et le PDCI qui peut aller à une alliance, je ne peux pas présager, mais aujourd’hui nous sommes en bon terme… », a d’ailleurs réagi Maurice Kakou Guikahué à la sortie de la cérémonie
Fait notable également, en 35 minutes d’intervention, Laurent Gbagbo n’a pas prononcé une seule fois le nom d’Alassane Ouattara, le président ivoirien.
Source : RFI