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La stratégie anti-terroriste au Sahel est-elle efficace ?Entretien avec Gilles Yabi conduit par Léonard Lifar

Cette semaine, 71 militaires nigériens ont été tués à la frontière du Mali par une attaque revendiquée par l’Etat islamique en Afrique de l’Ouest (ISWAP). Plus largement, c’est tout le Sahel qui est frappé par la recrudescence des conflits. En 2018, la région a fait face à 465 attaques djihadistes. La violence concerne tous les Etats de la zone : Burkina Faso, Mali, Mauritanie, Niger, Nigéria, et Tchad où les tensions communautaires se multiplient également.

Face à ce risque, les États sahéliens et leurs alliés interviennent sous quatre formes : l’opération française “Barkhane”, le G5 Sahel, qui est une coopération entre Etats de la région, la “Minusma” ou Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali ; et la Mission européenne de formation de l’armée malienne.

Au total, en 2018, les dépenses militaires des Etats du G5 Sahel ont atteint 1,4 milliards de dollars. C’est un record historique. Pour autant la situation ne semble pas s’améliorer et les critiques sur cette approche sécuritaire sont de plus en plus sévères. Malgré une ambition plus forte pour lier Sécurité et Développement depuis 2017 avec notamment “l’Alliance pour le Sahel”, obtenue sous la pression des grands bailleurs internationaux et des acteurs locaux.

Léonard Lifar, Fellow de l’Institut Open Diplomacy, s’est entretenu sur cette question avec Gilles Yabi, fondateur et président de WATHI, think-tank citoyen de l’Afrique de l’Ouest.

Alors que le Sahel semble s’enfoncer dans la crise, qu’est-il ressorti du Forum sur la Paix et la Sécurité de Dakar qui s’est déroulé fin novembre ?

Gilles Yabi | Tout d’abord, il est important de préciser que ce Forum n’a pas vocation à un être un espace de décision. C’est plutôt un lieu d’échanges entre les spécialistes des questions de sécurité et défense africaines. Si le Forum a vocation à couvrir ces enjeux pour l’ensemble de l’Afrique, l’événement reste assez focalisé sur l’Afrique de l’Ouest, et évidemment sur la situation au Sahel qui nous préoccupe tous.

Lors de cette édition 2019, un sentiment de confusion semblait régner parmi les participants : après plusieurs années de dégradation de la sécurité dans la région, la réponse apportée est-elle adaptée ? Sommes-nous vraiment tous alignés ou les objectifs diffèrent-ils entre les différents partenaires, locaux comme internationaux ? Il est nécessaire qu’une clarification soit faite sur les objectifs politiques et militaires des uns et des autres afin de mettre en place des solution crédibles et pérennes.

De nombreux observateurs critiquent le prisme du « tout sécuritaire » qui domine dans les stratégies mises en place au détriment du développement : êtes-vous de cet avis ?

Gilles Yabi | Je tiens à souligner que lorsqu’on se focalise sur les problématiques de sécurité et de développement, on a malheureusement tendance à oublier les questions de gouvernance politique. Elles sont, pour moi, centrales pour traiter les problèmes à la racine. Les enjeux de gouvernance renvoient à l’efficacité et l’intégrité de l’administration publique, à la nature même de l’État et à l’influence des acteurs internationaux sur des processus de décision souverains.

Néanmoins, dans des pays aux ressources limitées, il est vrai qu’on observe depuis quelques années un certain effet d’éviction – inévitable sans ressources supplémentaires – au profit des dépenses de sécurité. Les coupes ou le ralentissement des investissements dans le secteur éducatif par exemple sont regrettables. Il faut absolument préserver ces dépenses qui sont déterminantes pour l’avenir des pays du Sahel.
L’équilibre est dans tous les cas extrêmement difficile à trouver dans la mesure où la menace est réelle pour de nombreux pays de la zone sahélienne. Mais si les dépenses de sécurité sont en hausse, il faut accorder aussi beaucoup plus d’attention à la bonne gestion et à la transparence de l’usage de ces fonds, ce qui me fait encore revenir à l’enjeu principal, l’amélioration de la gouvernance politique et économique si l’on veut avoir des politiques publiques vraiment efficaces.

Comment expliquez-vous la dégradation sécuritaire dans la région depuis 2012 malgré ce fort déploiement militaire dans la région, notamment au Mali ?

Gilles Yabi | Tout d’abord, on ne connaît pas et nous ne connaîtrons jamais le « contre-factuel ». En d’autres termes, on ne sait pas si la situation serait meilleure aujourd’hui si la France n’avait pas mis en place l’opération Barkhane après Serval. Si elle n’avait pas pris une place prépondérante dans le dispositif de réponse militaire, et donc aussi politique, au Mali et au Sahel. Je n’ai pas la réponse à ce scénario fictif, mais il est important de ne pas oublier que les options étaient très limitées au début de la crise malienne en 2012 / 2013.

La guerre civile libyenne, l’intervention occidentale [Voir Zoom #1] qui l’a manifestement aggravée, la crise de l’Etat au Mali sont autant de facteurs à prendre en compte pour examiner la situation actuelle. Si la situation en Libye a clairement accéléré la dégradation de la sécurité au Sahel, le Mali avait de bonnes chances de finir par basculer dans une crise, tant la fragilité de ses forces armées, la mauvaise gouvernance politique et économique de ses élites dirigeantes et l’influence des réseaux de criminalité organisée au Nord comme au Sud ne faisaient pas de doute.

Cette fragilité de l’État malien n’est pas unique dans la région. La situation n’est pas forcément meilleure dans d’autres pays de la région mais la taille du territoire malien, son historique de rébellions armées dans le nord et son voisinage l’exposaient particulièrement. Il n’y a pas de recettes faciles pour assurer la présence effective et bienveillante d’un État sur un tel territoire marqué par une riche diversité humaine. Ce qu’on observe aujourd’hui est aussi le résultat de dynamiques de longue durée.
En parallèle, la réponse des États africains et de la France n’a jamais semblé être vraiment coordonnée. Sans clarification des objectifs, chaque acteur se retrouve à mener potentiellement un agenda différent, menant à des doutes et des incompréhensions parmi les membres d’une même coalition. Des doutes et incompréhensions qui se répercutent évidemment dans l’attitude des populations vis-à-vis d’acteurs dont ils se méfient des intentions.

Dans un rapport de mai dernier, l’International Crisis Group recommandait de dialoguer avec certains groupes armés. Quelle est votre opinion à ce sujet ?

Gilles Yabi | À cette question éminemment complexe, il faut apporter une réponse nuancée. Il ne fait aucun doute qu’il faut apprendre à faire le tri entre les différents acteurs impliqués dans la lutte armée. Certains groupes armés qui se présentent comme djihadistes ou non répondent avant tout à des motivations locales tandis que d’autres s’inscrivent dans une logique de djihad global ou jouent sur les deux registres local et global.

Je crois qu’il faut adopter des réponses informées par une connaissance fine des différents groupes armés, de leurs motivations probables et des enjeux locaux. Cela peut conduire à rechercher des possibilités de dialogue. D’ailleurs, des canaux de dialogue existent déjà de manière informelle, localement.
Je pense cependant qu’il faut faire attention à ceux avec qui on discute, à ce dont on discute, et aux implications à moyen et long terme de concessions qui pourraient être faites à des groupes armés. Je crois qu’il faut absolument éviter dans les approches adoptées de fragiliser encore davantage des États qui sont peinent déjà à exister. S’il y a un point depuis le début de la crise au Mali en 2012 sur lequel je n’ai pas varié, c’est bien sur la nécessité de remettre sur pied l’État tout en le transformant, en le modernisant, en le mettant au service des populations.
Évidemment, il faut avoir le personnel politique adéquat pour porter un tel agenda, et c’est peut-être là que l’obstacle le plus puissant réside. Mais on ne devrait pas penser que l’empilement de solutions locales pour trouver un peu de paix et de sécurité à court terme puisse constituer une alternative crédible et durable au renforcement et à la rénovation des États.

Qu’est-ce-qui explique qu’aujourd’hui la région du Sahel soit le maillon faible du continent africain ?

Gilles Yabi | Les pays sahéliens ont des traits communs avec de nombreux pays d’Afrique, notamment le fait qu’ils soient des États jeunes, dans leurs frontières actuelles, encore en phase de construction. Depuis l’Europe où l’appareil d’État s’est forgé depuis la Renaissance, on a du mal à imaginer la situation de jeunes États, formellement indépendants depuis à peine une soixantaine d’années, et dont les marges de manœuvre restent limitées. Les pouvoirs centraux et les administrations nationales ont mis des centaines d’années en Europe avant d’acquérir ou d’imposer leur légitimité auprès des populations, alors imaginez dans des sociétés et des territoires dont les frontières et les trajectoires politiques ont été largement tracées par des forces extérieures…

De plus, la géographie est un élément important. La plupart des États du Sahel sont des pays immenses avec d’importantes parties désertiques, des densités de population extrêmement différentes, rendant difficile le déploiement d’une administration publique efficace sur le terrain ainsi que les arbitrages en termes d’allocation de ressources publiques. Si les acteurs étatiques se retrouvent complètement isolés sans soutien dans certaines zones, la présence de l’État n’est plus que symbolique et elle finit par disparaître dans les faits.
Il est important de prendre en compte le voisinage particulier de ces pays, qui constituent les points de rencontre et de tension entre l’Afrique du Nord et l’Afrique subsaharienne. Nous avons déjà évoqué l’impact de la guerre civile libyenne sur les conflits qui déchirent aujourd’hui le Sahel. Mais il faut aussi parler de l’Algérie, qui a « exporté » les acteurs du terrorisme vers son sud qui se prolonge dans le nord du Mali. Il ne faut pas oublier qu’AQMI, matrice des groupes armés “jihadistes” du Sahel est un sous-produit des années de terreur dans les 90s en Algérie.
Enfin, le Sahel est aussi une zone particulièrement vulnérable aux changements climatiques et la raréfaction des ressources naturelles couplée à la forte croissance démographique constitue la toile de fond d’un grand nombre de conflits. Le contexte n’agit pas, ce sont des individus et des groupes qui agissent. Mais il y a des contextes politiques, économiques, sociaux, écologiques… plus favorables que d’autres à l’émergence et à l’installation de la violence.

Zoom #1 : Avant la guerre civile libyenne, Tripoli jouait un rôle pivot dans la région. La Libye de Kadhafi finançait un quart du budget de fonctionnement de l’Union Africaine. Au Sahel, elle était, au Mali, au Niger, au Tchad et au Burkina Faso, le deuxième investisseur, le deuxième client et le deuxième dispensateur d’aide derrière la France. Pour chacun des pays de la zone, ce sont pratiquement un quart de million de travailleurs émigrés en Libye qui ont dû rentrer dans leur pays avec le conflit. Ils y constituent actuellement un sous-prolétariat qui crée une instabilité politique. De la même manière, Kadhafi était devenu le principal soutien des mouvements touareg qui trouvaient en Libye leur terrain de repli et d’hébergement politique, avant qu’ils ne reviennent jouer un rôle déstabilisateur au Mali en 2012. De plus, la Libye possédait parmi les arsenaux militaires les plus importants du continent, que les chefs de milices et trafiquants se sont empressés de les piller, faisant de la Libye l’épicentre du trafic d’armes dans la région.

Source open-diplomacy

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