La justice, élément constitutif de tout État de droit, ne semble pas bénéficier en Afrique de l’Ouest en général et au Mali en particulier d’une grande confiance de la part de la population. Si le phénomène n’est pas spécifique à cette région, Mamadou Ismaïla Konate, ministre de la Justice du Mali, analyse les raisons de cette méfiance et met en avant des propositions pour amoindrir, voire inverser, cette tendance lourde.
Si les institutions judiciaires ont mauvaise réputation et les acteurs de la justice une image souvent dégradée aux yeux de nombreux justiciables africains, la demande citoyenne de justice quant à elle n’en est pas moins très prégnante. Qu’est-ce qui explique cette dissonance entre image altérée de justice et besoin de justice ? Il est urgent d’apporter des pistes de réponse à cette question cruciale pour le développement et la bonne marche de nos pays.
Sur la justice en Afrique, on ne compte plus ni les rapports et autres préconisations émanant d’organismes divers ni les débats de spécialistes. Quant aux innombrables « couacs » judiciaires made in Africa, malheureusement, ils font les choux gras de commentateurs souvent pressés qui parlent, commentent, conseillent et vilipendent, en oubliant trop souvent la question centrale, celle des justiciables et, plus globalement, celle des citoyens africains. Comment, dans leurs pays respectifs, ceux-ci perçoivent-ils la justice, et quelles sont leurs attentes ? Ces deux questions, pourtant fondamentales, ne sont guère évoquées. C’est d’ailleurs pourquoi, en 2014, une grande enquête d’opinion avait été commandée par le gouvernement de la République du Mali auprès d’un organisme néerlandais, Hiil Innovating Justice, qui avait, grâce au soutien des Pays-Bas et de l’Union européenne, réalisé une première étude, il est vrai de moindre envergure que celles utilisées pour cette note[1].
À partir d’enquêtes d’opinion réalisées entre 2014 et 2017 (même si celles-ci comportent toujours des zones d’ombre et angles morts[2], nous voudrions présenter le tableau de la perception de la justice en Afrique, et plus particulièrement dans la zone ouest-africaine. Puisque la justice est rendue au nom du peuple, autant l’écouter, l’entendre, pour comprendre sa perception du « rendement » de l’institution judiciaire, connaître ses griefs à son égard, percevoir ses attentes et ses aspirations.
Nous évoquerons ensuite des exemples de ce qui peut permettre d’instaurer les conditions d’une confiance rétablie, renouvelée et renforcée entre les citoyens et la justice de leurs pays. Nous partirons également de notre expérience de terrain en tant que juriste africain depuis près d’un quart de siècle et de ministre de la Justice du Mali depuis juillet 2016.
Pour tout Garde des Sceaux, qu’il soit africain ou occidental, rapprocher le citoyen de la justice et améliorer l’image de celle-ci est à la fois un objectif légitime mais aussi un casse-tête. En France, par exemple, la perception de la justice n’est guère reluisante : à la fin de l’année 2016, moins d’un Français sur deux disait avoir confiance en la justice[3]. Les experts nous indiquent que le phénomène de perte, voire de rupture, de confiance dans les pouvoirs publics et les diverses institutions connaît une hausse quasi continue depuis plusieurs années, et que la justice ne fait pas exception[4]. L’institution judiciaire reste aux yeux de ses usagers lointaine, peu compréhensible, impressionnante, coûteuse et obscure. Que l’on vive en Allemagne ou au Togo, en Espagne ou au Sénégal, moins on y est confronté et mieux on se porte, telle est la leçon à retenir. Bien évidemment, selon les pays, les enjeux ne sont pas les mêmes – qu’y a-t-il de semblable entre le Mali et le Danemark en matière de justice ? – et l’on doit se garder de comparaisons ou de rapprochements hâtifs.
Venons-en à l’Afrique.
I – LA PERCEPTION DE LA JUSTICE PAR LES AFRICAINS : UN SOMBRE TABLEAU
Une confiance en berne
Les institutions dans lesquelles les Africains ont le plus confiance demeurent celles qui sont représentées par les leaders religieux, les structures coutumières et de notabilité. Dieu et la tradition d’abord. Viennent ensuite, et souvent bien loin derrière, toutes les autres (présidences de la République, assemblées nationales, police, armée, impôts, etc.). Pour ce qui est de la confiance en la justice en Afrique de l’Ouest, elle est très faible voire insignifiante : moins d’un citoyen sur deux (48 %) dit accorder du crédit à l’institution. Au Mali, 45 % de la population lui accorde sa confiance quand plus de huit Maliens sur dix disent se fier aux leaders religieux, aux chefs coutumiers et aux notables. En Côte d’Ivoire, seul un tiers des citoyens dit se fier aux tribunaux pour régler un éventuel contentieux.
On aurait tort de croire que dans les pays stables qui ont une réputation démocratique, tels le Bénin ou le Ghana, les citoyens ont une bonne image de la justice. C’est même le contraire, puisque, en termes d’accès à la justice, ces deux pays, pour ne citer qu’eux, affichent des pourcentages aussi navrants que la Sierra Leone ou le Liberia. Il en va d’ailleurs de même en matière de perception de la corruption tellement les choses sont liées [5].
On s’aperçoit que, dans les pays sortant de crise, où la demande de justice est particulièrement forte et les attentes des usagers assez élevées, les situations de troubles ou de conflit de faible intensité qui tendent à se prolonger entament fortement la crédibilité d’institutions judicaires qui peinent à se rétablir et qui sont perçues comme trop lentes à répondre aux attentes multiples et variées. C’est le cas de la Côte d’Ivoire post-2011 et, bien évidemment, du Mali dans une moindre mesure. Dès lors, on mesure l’extrême difficulté à apporter des solutions dans des pays où tribunaux, cours, bâtiments de justice et autres infrastructures ont été détruits, des espaces entiers restant sous contrôle de groupes ou forces non-conventionnels en marge des règles de l’État républicain, où les archives ont été emportées ou se sont envolées et où les magistrats ne sont pas encore revenus dans l’espace judiciaire.
Une accessibilité problématique
Sur trente-six pays concernés par l’enquête Afrobaromètre, les pays d’Afrique de l’Ouest se distinguent de manière négative sur tous les items testés. Dans cette zone, par rapport à la moyenne globale, les délais pour répondre à la demande du justiciable sont ressentis comme plus longs, les systèmes judiciaires jugés plus complexes, l’absence, l’indisponibilité ou l’inaccessibilité de conseils ou d’assistance juridiques sont plus criants, l’inattention des juges plus affichée, et les frais volatils et plus élevés.
Le phénomène s’accentue lorsque l’on va au bas de l’échelle sociale : plus on est pauvre, plus on réside en zone rurale, et plus la justice apparaît comme inaccessible[6]. Ce qui n’est malheureusement guère étonnant. Les populations à faible niveau de revenus et d’instruction restent encore trop souvent dans des logiques de quasi-survie : ce qui les intéresse avant tout, c’est le prix de la boule d’attiéké ou du sac de riz sur le marché. Et le tribunal est loin, surtout en saison des pluies ou lorsque les balles crépitent ou encore lorsque les machettes entrent en action…
En outre, la question de la langue judiciaire se pose avec acuité dans de nombreux pays. La justice est distribuée en français, de surcroît technique. Or, le français n’est pas la langue de tous les jours au Sénégal, où le wolof domine, ni au Mali, où l’on parle bambara avant d’user du français [7]. Saisir la justice pour faire valoir ses droits relève trop souvent du parcours du combattant. On ne sait pas vraiment à qui s’adresser pour être aidé, on ne comprend pas vraiment de quoi il retourne, on craint de se retrouver dans les méandres de procédures judiciaires longues, mal appréhendées parce qu’inaccessibles, face à des juges qui apparaissent comme de véritables créatures omnipotentes surgies d’on ne sait où et dans des accoutrements et des couleurs aux antipodes des « dress codes » locaux. Pour une partie de la population, c’est quasiment un autre monde, celui des puissants, des urbains, des francophones, des éduqués…
Trop souvent, justice égale corruption
En termes de perception de la corruption au sein de la magistrature, l’Afrique de l’Ouest reste moins bien lotie que le reste du continent (à l’exception de l’Afrique centrale) : quatre Africains de l’Ouest sur dix considèrent que la justice est en proie à la corruption.
Et en tête, le Mali : près de six personnes sur dix y trouvent la justice corrompue. Fin 2016, sur le podium de la corruption malienne, la justice occupait d’ailleurs la première place, juste devant la police et les douanes[8]. C’est contre ce phénomène qu’il faut agir pour l’éradiquer.
Sur ce point, comme sur les autres, le combat sera long avant que l’image de la justice ne s’améliore chez les citoyens. En Côte d’Ivoire, malgré toutes les actions anticorruption du gouvernement, telles que la mise en place de la Haute Autorité pour la bonne gouvernance en 2013 et diverses campagnes de sensibilisation sur la question, la perception reste négative, voire s’aggrave. Ainsi, les Ivoiriens trouvent qu’entre 2013 et 2017, leur gouvernement a été de moins en moins performant en matière de lutte contre la corruption dans l’administration. Près des deux tiers d’entre eux pensent que la corruption a augmenté ou est restée stable au cours de l’année écoulée ; seul un tiers pense qu’elle a diminué[9]… Au Mali, malgré l’existence du Bureau du vérificateur général, créé en 2003, avec la mission de s’attaquer aux dysfonctionnements dans la dépense publique, et la création, sous notre ministère, de l’Office central de répression contre l’enrichissement illicite, il y a malheureusement fort à parier que la perception des Maliens ne diffère guère de celle de leurs voisins éburnéens. Mettre en place des structures ne suffit pas pour modifier le ressenti des citoyens (et les pratiques de certains…) même si lesdites structures permettent, et c’est heureux, un certain nombre d’avancées [10]. En novembre 2017, toujours au Mali, la question de la déclaration de patrimoine des fonctionnaires a permis de relever le niveau de résistance et de détermination de certains à lutter contre l’instauration d’une régulation en matière de corruption. Le principal syndicat de travailleurs de la fonction publique a appelé à une grève de quelques jours, la motivation prioritaire visant à obtenir l’abrogation de la loi sur l’enrichissement illicite et la disparition de l’Office central de lutte contre la corruption. Or, le Mali est signataire et a ratifié depuis plusieurs années de la Convention des Nations unies contre la corruption qui comporte des engagements clairs dont l’adoption d’une loi contre la corruption et l’institution d’un organisme chargé de lutter contre ce fléau.
Face à l’opposition de certaines personnes déterminées à saper le climat social et la relative accalmie politique, le gouvernement malien, contraint, a accepté de revoir des aspects opérationnels de la loi. Il a été convenu de sécuriser d’avantage le processus de déclaration de patrimoine et de renforcer la confidentialité des informations contenues dans celle-ci. Cette démarche pourrait permettre d’atténuer les interrogations de sceptiques maliens. Le Sénégal et le Burkina Faso ont enclenché le même processus vers une déclaration « on line ». Et ce serait tant mieux si tel est le chemin pour attirer le plus grand nombre vers cette loi.
On le voit, le combat est difficile pour lutter contre les résistances et les « vieilles habitudes ».
Le recours à une justice non-formelle
Un Africain de l’Ouest sur dix (lui ou un membre de sa famille) a été en relation avec un tribunal au cours des cinq années passées. Un taux de contact « judiciaire » moindre que dans les autres sous-régions du continent. Le Mali est en queue de peloton, avec un taux de contact de 7 %, devant le Sénégal et la Côte d’Ivoire (6 %). Le Burkina Faso ferme la marche.
Deux principales raisons peuvent expliquer que les citoyens portent peu leurs litiges devant les tribunaux judiciaires. Trois Maliens sur dix préfèrent s’en remettre aux chefs coutumiers ou au conseil local qui peut être le voisin ou toutes autres personnes de confiance (il n’y a qu’au Sénégal que cette proportion est supérieure), et deux sur dix craignent de ne pas avoir un traitement équitable devant un tribunal. Signe du peu de confiance en la justice étatique et de la prégnance des structures traditionnelles et coutumières, à l’instar de la prise en charge des affaires « familiales » où les cadis font partie de la catégorie des « intervenants traditionnels » en matière judiciaire [11]. Preuve aussi d’une sensation d’éloignement multiforme de la justice.
Des lueurs d’espoir
Malgré toutes les insuffisances que pointent les citoyens africains, malgré toutes les tares qu’ils relèvent au sujet de l’institution judiciaire, on aurait tort de croire que ces travers constituent des obstacles infranchissables. Bien au contraire, les usagers de la justice ne baissent pas pour autant les bras et estiment que rien de tout cela n’est irréversible.
En effet, si la confiance envers l’institution judiciaire est en demi-teinte, si l’on préfère souvent ne pas avoir recours à la justice formelle pour régler un litige, il n’en demeure pas moins que pour plus de sept Africains sur dix, on doit se soumettre à une décision émanant d’un tribunal sans aucune précision quant à la nature étatique, coutumière, traditionnelle voire arbitrale de cette juridiction. Au Mali, c’est près de huit personnes sur dix qui partagent cet avis. Preuve que les Africains, de l’Ouest et d’ailleurs, sont et restent convaincus de la légitimité des décisions de justice même si celle-ci est, à l’évidence, perfectible.
II – INSTAURER LES CONDITIONS DE LA CONFIANCE : QUELQUES EXEMPLES
Rendre la justice plus accessible n’est pas une tâche facile, surtout en Afrique. Les mentalités et les attitudes n’évoluent pas à la même vitesse que la publication de textes de lois et leur diffusion au grand public, alors même qu’en Afrique comme ailleurs, « nul n’est censé ignoré la loi ». Cette tâche est particulièrement ardue, notamment au Mali, où le budget de la justice est le plus faible de l’Union économique et monétaire ouest-africaine[12]. Moins d’un pour cent du budget de l’État est consacré à la justice, alors qu’il atteint 2,5 voire 3 % au Sénégal ou au Niger. On le sait, le Mali est un pays en crise, concerné au premier chef par la lutte contre le terrorisme et la corruption. Le combat vise à refonder l’État de droit et la République sur tout le territoire national, pour rétablir et restaurer la confiance des citoyens comme celle des investisseurs, pour renforcer le développement social et économique du pays, défendre l’intérêt de l’État, préserver et promouvoir le bien commun. La justice étant l’un des piliers de l’État de droit, il a fallu agir avec un but « simple » et un objectif « clair » : une justice pour tous, mais tous pour la justice, qui doit être plus proche des citoyens, plus efficace et plus rentable.
Bâtiments, matériels, hommes et textes : se donner les moyens
Se pose tout d’abord la question des bâtiments, des équipements et des moyens matériels. On ne peut pas correctement distribuer la justice lorsque ceux qui en sont chargés sont installés dans des locaux délabrés et vétustes, mal équipés, voire dans certains cas quasi insalubres. Certains tribunaux dans les provinces d’Afrique de l’Ouest donnent une piètre image de la justice. Et travailler dans certains bâtiments est une réelle épreuve. Un récent rapport du Mali Justice Project pointait les déficiences des locaux où l’on rend la justice. Pas de contrôle à l’entrée, manque d’armes pour les services de sécurité, espaces insuffisants pour les personnels ou pour le public qui n’a bien souvent à sa disposition que de vieux bancs fatigués, problèmes d’alimentation électrique liés à l’absence de groupe électrogène, absence d’un archivage digne de ce nom, gestion aléatoire des scellés, etc.[13]. Dès lors, une politique de rénovation des bâtiments et de construction se révèle indispensable. Sans parler de la mise à disposition de matériels informatiques modernes. Sur ce plan, le gouvernement de la République du Mali, grâce à l’aide et l’assistance de partenaires, accomplit des prouesses. De nombreux tribunaux et prisons sont concernés par un vaste et important programme de réhabilitation et/ou de construction.
Se pose ensuite la question des moyens humains. Il s’agit de casser les routines, de faire évoluer et de revaloriser les personnels, tout en étant intraitable avec les brebis galeuses. Il n’est pas toujours facile d’être juge ou procureur en Afrique de l’Ouest[14]… L’incessant rappel de l’éthique du magistrat n’est pas inutile. Celle de l’indépendance du juge également, afin d’éviter les velléités d’immixtion de divers acteurs économiques ou politiques dans le processus judicaire. La formation est fondamentale pour maintenir à flot des magistrats en nombre par ailleurs insuffisant. D’autant plus qu’ils ne sont pas toujours au fait des dernières avancées dans des domaines juridiques spécifiques pourtant capitaux pour nos pays (questions économiques et financières par exemple). Au Mali, une refonte des statuts des personnels de justice et du plan de carrière des magistrats a été entamée. Même chose concernant le cadre juridique de classification des juridictions.
Une politique plus globale de révision des textes, pour les adapter aux nouveaux contextes, est également nécessaire. Le droit, dans les pays francophones d’Afrique de l’Ouest, ne peut plus être un simple « copier-coller » de ce qui se fait ou se faisait dans l’ancienne puissance colonisatrice. Le Mali a donc enclenché une révision de son Code pénal et des codes de procédures pénale et civile. En outre, dans certains pays africains, on ne peut pas négliger le poids de la tradition et des structures religieuses d’encadrement. Aussi faut-il penser non pas à les intégrer mais à les prendre en compte, notamment en matière familiale. Ce qui a amené la justice malienne à se pencher sur la révision du Code de la famille pour disposer de textes plus adaptés au vécu et aux demandes des populations.
Rapidité, proximité et accessibilité
Rapprocher la justice du citoyen, la rendre plus accessible, passe également par un maillage adapté du territoire aussi bien au plan géographique que culturel.
Prenons deux cas dans des pays ouest-africains stables. Le Sénégal, tout d’abord, avec la mise en place d’une vingtaine de Maisons de justice reprenant les principes et les modes de régulation traditionnelle des conflits familiaux et ceux des différends privés. L’objectif est d’informer de manière claire et simple les justiciables, de les orienter et de permettre la régulation de certains problèmes afin de désengorger les tribunaux. Une procédure plus rapide pour le justiciable. Second exemple : depuis 2005, dans un pays de common lawcomme le Ghana, un service de règlement alternatif des petits conflits par voie de médiation existe dans les 153 tribunaux de district (c’est-à-dire le premier niveau du système) du pays. On a là un processus judiciaire accessible au justiciable lambda, fonctionnant assez bien semble-t-il, avec des référents culturels locaux[15].
Une justice plus accessible, c’est aussi une justice qui va vers ceux qui en ont besoin. Au Mali, nous allons utiliser les nouvelles technologies pour améliorer la qualité des services offerts au justiciable : le renseigner quant au planning de gestion de son affaire, lui communiquer des dates et les décisions sans qu’il ait à se déplacer, permettre à l’avocat de procéder à la mise en état de son dossier de façon électronique, permettre au greffier de prendre des notes directement transcrites et archivées, disposer des actes administratifs ou judiciaires (ex. casier judiciaire, certificat de nationalité), faire appel et pourvoi sans se déplacer. Voilà quelques-uns des défis à relever[16].
Une justice plus accessible, c’est également une justice qui assiste le justiciable dans des étapes cruciales de la vie. Prenons l’exemple de l’enregistrement des naissances, question fondamentale en Afrique, qui permet que chaque enfant soit inscrit à l’état civil et, ainsi, existe administrativement. Dans beaucoup de nos pays, un grand nombre d’enfants restent en marge de l’état civil. Pour plusieurs raisons. Ce peut être parce que les parents manquent d’information sur les modalités et l’utilité de l’enregistrement dans les registres de l’état civil. La distance peut constituer un obstacle, le coût financier pour obtenir un certificat de naissance également[17].
Dans certains pays ébranlés, la situation est plus épineuse. Ainsi au Mali où la crise de 2012 a eu comme conséquences la suspension des services de l’état civil dans les régions du nord et certaines localités du centre ; le pillage des archives des services de l’état civil et le déplacement massif de populations à l’intérieur du pays ou vers des contrées voisines. Dans les régions de Tombouctou et Gao, plus de la moitié des enfants nés entre 2010 et 2014 n’ont pas d’acte de naissance et sont donc potentiellement privés du droit à la nationalité, à l’éducation ou à la santé. Il est donc primordial d’expliquer aux parents d’enfants non-enregistrés, à travers des campagnes de sensibilisation, les bénéfices que leur progéniture pourrait en retirer, de former divers acteurs et d’instaurer un régime de gratuité de la déclaration de naissance. Tout ceci permettrait, à n’en pas douter, de rapprocher la justice du citoyen sur une question simple mais concernant vraiment tout le monde.
Une justice qui développe et qui sécurise
Une justice qui aide au développement et qui ne se contente pas de produire des textes et de créer des commissions, tel doit être le chemin. En matière économique, le Mali était le dernier des États membres de l’Organisation pour l’harmonisation en Afrique du droit des affaires – l’OHADA[18] – à avoir un « vide juridique » en matière de prise d’actes fixant les peines et les quantum aux infractions. Cette situation ne permettait pas de poursuivre de manière convenable l’abus de biens sociaux, infraction courante en matière de droit des sociétés. Le 28 juin 2017, nous avons adopté un projet de loi sur la « Répression des infractions prévues par les Actes uniformes de l’OHADA ». Notre système de répression des infractions en droit des affaires est désormais complet et adapté aux standards internationaux. Ce qui est de nature à rassurer les investisseurs qui disposent d’un moyen efficace pour résoudre rapidement d’éventuels démêlés. Il s’agit bien sûr d’assainir le climat des affaires et de favoriser l’activité économique avec les répercussions que cela peut avoir sur les populations, notamment en matière d’emploi et de développement du pays.
Autre point fondamental, notamment dans les pays sahéliens, la lutte contre le terrorisme et la criminalité transfrontalière qui rendent difficile la vie des populations. Dans certaines zones touchées par ces fléaux, les services publics (à l’instar de l’école) ne peuvent souvent pas fonctionner. On comprend les répercussions que cela peut avoir sur la vie des populations et l’avenir de la jeunesse. À la suite du sommet du G5 Sahel, le Mali a lancé plusieurs initiatives internationales en matière juridique touchant à ces questions. En mai 2017, le ministère que je dirige a conclu avec le Niger et le Tchad une convention tripartite de coopération judiciaire. Cet accord ne devant pas rester lettre morte, des rencontres ont été organisées à Bamako entre les enquêteurs des brigades spécialisées, les procureurs généraux, les bureaux de coopération et d’entraide judiciaire ainsi que les juges antiterroristes. Ils ont analysé le cadre de l’antiterrorisme dans nos trois pays, disséqué ses contours, échangé les informations utiles pour assurer efficacement la lutte contre ce fléau qui gangrène la région.
Maintenant, au-delà du formel et de l’administratif, les acteurs de la lutte contre le terrorisme et la criminalité sous-régionale se connaissent, se côtoient et traversent les frontières aussi vite que les criminels grâce à un cadre juridique efficace, adapté et fiable. Ainsi, une procédure entamée à Niamey peut maintenant être instruite après enquête à N’Djamena et jugée à Sikasso au Mali. C’est une réelle avancée, mais il faut aller encore plus loin en envisageant très vite des Brigades et des Parquets intégrés, et des structures de justice en pôles spécialisés et unitaires. Nous souhaitons également intégrer dans ce dispositif les deux autres pays du G5 Sahel, le Burkina Faso et la Mauritanie.
Par-delà ces quelques chiffres et ces quelques exemples, on mesure le chemin qui reste à parcourir pour donner aux Africains une justice en laquelle ils ont confiance. Un chemin souvent parsemé d’embûches et un combat difficile. On imagine également les coups de pompe que peuvent avoir certains Gardes des Sceaux. La justice pour tous, c’est également tous pour la justice. Tout le monde doit s’y mettre, des élites aux simples citoyens. Sans réelle prise de conscience, sans moyens appropriés, sans instruments de contrôle et d’évaluation[19], nous n’irons pas loin.
Sans une justice digne de ce nom, pilier de l’État de droit, notre continent ne pourra jamais se développer de manière inclusive. La justice pour tous n’est ni une formule creuse ni un vœu pieux, c’est une des conditions sine qua non d’une Afrique en marche vers la prospérité, d’une Afrique prenant en main son destin. Derrière cela, c’est toute la question de la confiance publique envers les institutions qui se pose et dont on sait qu’elle est l’une des bases du bon fonctionnement de tout système politique démocratique[20].
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