Le Mali vit sous la menace des groupes djihadistes présents dans le nord et au centre du pays. Cinq ans après le déclenchement de l’opération française « Serval », le G5 Sahel, qui doit regrouper à terme 5 000 soldats de cinq pays du Sahel (Mali, Mauritanie, Burkina Faso, Niger et Tchad), est censé compléter le dispositif constitué par l’opération française « Barkhane » (4 000 hommes) et la mission de maintien de la paix de l’ONU au Mali, la Minusma (12 000 militaires).
Une réunion, vendredi 23 février à Bruxelles, doit aider à alimenter le budget de la force du G5 Sahel , alors que l’Union européenne vient d’annoncer un doublement de sa contribution, portée à 100 millions d’euros. Au pouvoir depuis 2013, le président malien, Ibrahim Boubacar Keïta, 73 ans, entretient le mystère sur son intention de briguer ou non un second mandat à l’élection présidentielle du 29 juillet. Alors que doit se tenir une élection en juillet, quel bilan tirez-vous de votre premier mandat à la tête du Mali, dont vous ne contrôlez toujours pas l’intégralité du territoire ? Ibrahim Boubacar Keïta Au moment de mon élection, en août 2013, le pays n’était pas tout à fait dans une situation normale. Il n’y avait plus d’Etat. Nous n’avions plus d’armée et, sans le déclenchement par la France de l’opération « Serval » [en janvier 2013], je ne serais pas devant vous aujourd’hui et le Mali aurait cessé d’exister. Le temps de la remise en ordre est long et il a fallu faire un état des lieux. Je savais que nous étions attendus sur la question de la gouvernance et de la gestion de l’Etat, donc de la décentralisation, dont je suis convaincu de la nécessité. J’ai agi et, quoi qu’en disent certains, la situation actuelle n’a rien de comparable avec ce qu’elle était à mon arrivée. Les djihadistes ne contrôlent plus de grands espaces. Pour ce qui est de la question du Grand Nord, j’ai délocalisé les négociations intermaliennes de Ouagadougou à Alger, où nous sommes parvenus à un accord qui n’est certes pas parfait, mais qui crée un cadre de négociation. Nous l’avons paraphé car il garantit, notamment, la laïcité et l’intégrité territoriale du Mali. Pourquoi vous reproche-t-on de ne pas vraiment appliquer cet accord d’Alger, signé en 2015 à Bamako ? Il pourrait être mieux appliqué, mais le gouvernement malien a fait sa part du travail. Cela a pris du temps, presque huit mois, pour que les parties maliennes se parlent. Nous attendons depuis près d’un an que certains groupes armés nous transmettent leur liste de combattants dans le cadre du programme de désarmement, de démobilisation et de réintégration. On a besoin de ces listes pour mettre en œuvre notre réforme de la défense et déployer les brigades mixtes composées de soldats de l’armée malienne et d’anciens combattants des groupes armés. Sur le plan institutionnel, nous avons favorisé l’application de l’accord avec la création d’un Sénat pour aider l’intégration des institutions traditionnelles et historiques, qui ont un rôle à jouer. Deux tiers de ce Sénat devaient être élus, le reste étant désigné par le chef de l’Etat, sans que cela ait une quelconque influence sur la durée de mon mandat, comme l’ont laissé entendre certaines critiques. Mais face au tollé, au risque de manifestations et de morts, cette révision constitutionnelle a été suspendue. Mais elle se fera, c’est inévitable et indispensable, aussi, pour renforcer la décentralisation et enfin instaurer des pouvoirs régionaux forts. Vos relations se seraient passablement rafraîchies avec votre puissant voisin algérien… L’Algérie est un partenaire important. Je n’ai aucune pression de sa part et notre relation va au mieux. C’est nous qui avons décidé d’aller en Algérie et de lui donner le rôle qu’elle joue encore aujourd’hui dans les négociations intermaliennes. Alger préside le comité de suivi de l’accord et nous aide en matière de formation militaire. Avec la France, nous discutons souvent à trois d’ailleurs. Comment maintenez-vous votre relation à équidistance avec l’Algérie et le Maroc ? Nous connaissons les difficultés de nos frères du Maghreb, qui ont des problèmes entre eux, et cela nous préoccupe au plus haut point. Mais aucun des deux ne nous a jamais fait grief de notre relation avec l’autre. Le Mali partage 1 360 km de frontière avec l’Algérie. Nous avons aussi une histoire de soutien de mon pays à la révolution algérienne pour l’indépendance. Avec le Maroc, nous avons un profond lien historique, culturel et cultuel. Le Mali veut préserver ces deux relations privilégiées et souhaiterait même pouvoir aider à l’apaisement entre ces deux pays frères, comme ce fut le cas dans le temps. C’est à Bamako que le roi [du Maroc] Hassan II et [le président algérien] Ahmed Ben Bella s’étaient retrouvés pour signer un accord de cessez-le-feu [le 30 octobre 1963]. Mais je suis encore loin d’égaler mon grand-oncle et prédécesseur, le président Modibo Keïta, qui avait brillamment mené cette médiation. Vous prétendez que la situation sécuritaire s’est considérablement améliorée. Pourquoi les attaques sont-elles de plus en plus fréquentes dans le centre du pays, où de nouveaux groupes sont apparus ? Non, il n’y a pas de groupes armés à proprement parler. Ce ne sont que des phénomènes sporadiques, avec des engins explosifs improvisés au passage de troupes de l’armée ou de la mission des Nations unies. C’est, selon moi, une excroissance de ce qui se passe dans le Grand Nord. La présence de l’armée malienne a été renforcée. Le 18 février, un chef local d’une unité combattante dudit Front de libération du Macina a été arrêté, il se trouve entre les mains de nos services. L’armée marque des points. Deux soldats français de l’opération « Barkhane » ont été tués, mercredi, dans une attaque à l’engin explosif qui a pris pour cible leur véhicule. Je m’incline devant le sacrifice de ces soldats français. J’adresse mes condoléances à leurs familles. Ils sont morts pour notre liberté. Cela renforce notre détermination à combattre ensemble le terrorisme. Malgré le soutien de la France, des Etats-Unis et de l’Union européenne depuis quatre ans, l’armée malienne reste fragile. La désertion de 36 gendarmes, en janvier, et l’arrestation d’un sergent qui a fait une vidéo dénonçant l’absence de vision l’ont rappelé. Il n’y a pas eu de désertions. Il s’agit d’éléments restés trop longtemps en poste et, comme beaucoup d’armées dans le monde, nous avons des problèmes de rotation des effectifs. Nous venons d’ailleurs d’acquérir un avion de transport des troupes grâce aux Français. Quant à la vidéo, c’est un cas singulier : un élément qui avait participé au coup d’Etat militaire du capitaine Amadou Sanogo [en mars 2012]. Et ce cas est actuellement entre les mains de la justice. L’armée malienne n’est donc pas démotivée face à l’ampleur de la tâche ? Cette guerre est d’une extrême dureté. L’ennemi est invisible et cruel. Pour les avoir vus sur le terrain, les soldats maliens sont loin d’avoir le moral dans les talons. Il ne faut pas demander l’impossible à une armée qui, il y a cinq ans, n’avait pas d’équipements, pas de formation et qui vient tout juste d’acquérir cinq avions achetés au prix fort. Chaque soldat qui tombe meurt pour le Mali, mais aussi pour la France. Car nous ne sommes qu’un terrain de passage. Leur but, leur cap, c’est vous. A défaut de pouvoir l’emporter sur le plan militaire, avez-vous tenté de négocier avec des mouvements djihadistes ? Pouvons nous négocier avec Daech [acronyme arabe de l’Etat islamique] ? Avec Al-Qaida au Maghreb islamique ? Ma réponse est un non ferme. Par contre, certains sont venus à nous. Un petit groupe du Front de libération du Macina s’est récemment rendu, avec armes et bagages. Ceux qui n’ont pas de sang sur les mains pourraient avoir la vie sauve. Quid d’un dialogue direct avec le chef touareg malien Iyad Ag-Ghali, fondateur d’Ansar Eddine en 2012 et à la tête de la coalition du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (JNIM), officialisée en mars 2017 ? Pas question ! Le président du Haut Conseil islamique, l’imam Mahmoud Dicko, avait reçu mandat de l’ancien premier ministre Abdoulaye Idrissa Maïga [avril-décembre 2017] de conduire une mission de bons offices dans le centre et le nord du pays. Je l’assume en tant que chef de l’Etat, mais j’étais bien loin de l’approuver. Nous avons mis fin à cette mission. Confirmez-vous que l’un des bras droits d’Iyad Ag-Ghali a été tué début février ? Ce que je peux vous dire, c’est que 23 djihadistes ont été neutralisés lors de cette opération française menée à 900 mètres de la frontière algérienne. Il semble qu’il y ait des hauts responsables parmi eux. Peut-on aujourd’hui, avec le recul, qualifier de bavures le fait que les militaires des forces « Barkhane » et « Sabre » (composante chargée spécialement de la lutte contre les groupes armés terroristes) auraient tué par erreur, fin octobre 2017, onze soldats maliens otages des djihadistes ? Il est clair que c’étaient des otages et non pas des djihadistes. En aucun cas il n’a été dans l’intention de « Barkhane » de tuer des soldats maliens. Leurs efforts sont inouïs en termes de renseignement. Quand un cas comme celui-ci intervient, on ne va pas faire de procès ad vitam aeternam. Les mots ont un poids, un sens. C’était regrettable et douloureux. Le rapprochement entre le JNIM, d’Iyad Ag-Ghali, et l’Etat islamique au Grand Sahara, mené par Abou Walid Al-Sahraoui, vous inquiète-t-il ? C’est la détermination affichée par la coalition antidjihadiste conduite par le G5 Sahel avec l’appui de nos amis français et européens qui les inquiète. Au point que cette alliance soit annoncée. Ce qui ne nous surprend pas. Comment vivez-vous le délitement de la confiance à votre égard de la part de certains de vos homologues de la région qui vous considèrent comme un « maillon faible » du G5 Sahel ? Je le déplore. Ce n’est pas une preuve de profondeur d’analyse. Chacun de nous a sa propre réalité. Aucun autre pays de la région n’a été confronté à autant de défis que le nôtre. Mais on tient, tout en corrigeant nos insuffisances sur le plan militaire et en essayant de poursuivre notre développement économique. Est-ce un manque de moyens ou un manque de volonté qui a provoqué le retard dans la mise en place de patrouilles mixtes Mali-Mauritanie ? La Mauritanie a pris un peu de temps à mettre en place son bataillon. C’est désormais chose faite. Ses cadres ont rejoint l’état-major conjoint à Sévaré [région de Mopti]. Nous avons finalisé les choses début février lors du sommet du G5 Sahel à Niamey, où j’ai passé le flambeau au chef d’Etat nigérien, Mahamadou Issoufou. Les contentieux du passé ont été apurés avec la Mauritanie et nos troupes peuvent poursuivre des djihadistes sur leur territoire et vice-versa. Etes-vous satisfait des actions de la Minusma ? A quoi bon faire du maintien de la paix alors que nous menons une guerre régionale contre le djihadisme ? Sans un mandat plus offensif, que nous réclamons à cor et à cri, la Minusma, qui est l’une des missions de l’ONU enregistrant le plus de pertes humaines, se contente aujourd’hui de faire dans le social. Le G5 Sahel n’a pour l’instant obtenu que 294 millions de dollars (environ 238 millions d’euros) sur les 423 millions nécessaires. Pourquoi cette force peine-t-elle à trouver des financements ? C’est le nœud gordien. Je suis vraiment agacé. Quand on sait ce qui est dépensé chaque jour en Irak et en Syrie dans des bombardements, voir les pays du Sahel aujourd’hui tendre la main pour avoir 423 millions d’euros, j’avoue que ça me fait mal. Nous ne sommes pas des mendiants. Nous ne sommes pas non plus responsables de la fin de Mouammar Kadhafi et du délitement de la situation en Libye, où il y aurait près de 13 millions d’armes en circulation. La communauté internationale a un devoir d’action et de solidarité. La France l’a très bien compris. François Hollande a fait de son mieux et Emmanuel Macron, avec son dynamisme particulier, est en train de pousser avec la chancelière allemande, Angela Merkel. En 2014, la justice française s’est interrogée sur vos liens avec Michel Tomi, un homme d’affaires corse très présent en Afrique. Pour sa défense, ce dernier a évoqué des règlements de comptes politiques franco-français. Partagez-vous ce point de vue ? Sans vouloir jouer les innocents, je n’ai rien compris à cette affaire qui m’a sali et outragé. Je n’ai jamais conclu la moindre affaire avec Michel Tomi. Il n’est d’ailleurs pas mon ami, mais mon frère au sens africain et corse. Il m’a été présenté par feu le président gabonais, Omar Bongo Ondimba, lors d’une visite au Mali en 1995. J’étais à l’époque le premier ministre du président Alpha Oumar Konaré, qui m’a demandé d’aider Michel Tomi dans ses démarches d’ouverture d’un casino à Bamako. Je l’ai introduit auprès de la ministre du tourisme d’alors. Il a rempli les conditions et a ouvert son casino. Je n’ai pas touché un centime, mais j’ai gagné un ami pour la vie. Quand il venait au Mali, il mangeait chez moi. Et je suis allé chez lui, en Corse. Je trouve scandaleux qu’on le considère comme un parrain qui me contrôlait ou me corrompait. Cette affaire m’aura au moins permis de connaître la profondeur de l’amitié de François Hollande. Il n’a jamais douté de moi. Il savait. Ça m’a été d’un grand réconfort. Sentez-vous aujourd’hui un agacement de la part du président français, Emmanuel Macron, avec qui l’on dit que vos rapports sont tendus ? Avec Emmanuel, on se tutoie. Le lendemain de mon arrivée à Paris, j’ai été reçu lundi [19 février] durant quarante-cinq minutes, dans une grande convivialité. C’est un homme très structuré, qui dit ce qu’il pense avec une totale franchise. Il n’a jamais été désagréable avec moi. Macron vous a-t-il fortement déconseillé de briguer un deuxième mandat ? Ce serait une bêtise. Les hommes intelligents n’en font pas ou si peu. Mon sort n’est pas entre ses mains. Je n’ai rien à demander à un chef d’Etat étranger. Je crois que le président Macron est conscient des enjeux et, d’ailleurs, il ne connaît pas ma décision. Comptez-vous briguer un deuxième mandat ? Je ne vous le dirai pas. Si je décide de me présenter à nouveau, j’en réserverai la primeur aux Maliens. Et je ferai en sorte que tous les candidats puissent mener campagne dans les meilleures conditions. Le 29 juillet, il y aura un scrutin présidentiel. J’ai mission de faire en sorte que la démocratie soit confortée au Mali. Je ne peux pas prendre le risque d’un quelconque glissement du calendrier électoral. On a vu ailleurs, en Afrique, ce qu’il en coûte d’aller au-delà du délai constitutionnel. Propos recueillis par Christophe Ayad, Francis Kpatindé et Joan Tilouine
Source: 22 Septembre