Samba Sangaré a vécu l’enfer avec 32 autres camarades militaires à Taoudénit où les avait déportés le lieutenant Moussa Traoré, auteur d’un putsch qui avait renversé, en 1968, le président Modibo Kéïta.
Relaxé en 1979, après 10 ans de captivité, il traîne aujourd’hui les séquelles des travaux forcés, à son domicile à Lafiabougou, à la rue 375, porte 71, où il vit avec sa brave épouse, Maïmouna Kéïta.
C’est là que nous l’avons rencontré pour un récit sur l’Armée malienne aux premières heures de l’indépendance et sur l’affaire Diby Sylas Diarra qui a engendré l’odyssée taoudénite.
Le plan de renversement du CMLN avait été bien mûri et coché sur papier par la bande à Diby Silas. Il ne restait plus que les réglages de dernière minute pour passer à l’action. Le coup était imparable au vu de la qualité des membres du groupe par rapport au 14 du CMLN, toujours plongés dans l’euphorie de l’après 19 novembre.
La trahison de Moriba Diakité
C’est au plus fort de ces préparatifs que les futurs putschistes ont été trahis et “vendus” par le lieutenant Moriba Diakité du groupe de Kati. A-t-il agi par lâcheté ou par froid calcul ? Mystère. Toujours est-il qu’avant le jour J les membres du groupe, 33 au total, ont été arrêtés à partir du 12 août 1969. Après un bref séjour dans les différents commissariats, ils furent internés à la compagnie du génie.
Leur procès a eu lieu à huis clos le 14 décembre 1969. Le verdict a été prononcé tard dans la nuit du 17 décembre 1969. Dix-neuf (19) ont été condamnés à des peines allant de 5 ans à la perpétuité, en passant par 10, 15 et 20 ans de travaux forcés. « Aussitôt après, nous avons été conduits à la prison centrale de Bamako où nous sommes entrés en chantant l’Internationale socialiste », se rappelle Samba Sangaré. A partir de ce jour, les choses vont aller très vite. Moins de 36 heures après leur arrivée à la prison centrale, les condamnés ont été répartis en deux groupes.
Ceux ayant 10 ans et plus ont eu Taoudénit pour destination et les autres ont été envoyés à Kidal. Aussi surprenant que cela puisse paraître, c’est Eladi Ag Alah, un ancien chef de la première rébellion en détention à la prison centrale, celui-là même qui avait été capturé par Diby Sylas Diarra, qui les a fait prévenir de l’imminence de leur départ vers l’inconnu, en même temps qu’il leur faisait parvenir du thé et du sucre en signe de sympathie.
Quant au traitre, il n’a pas eu la récompense escompté, ayant été arrêté en même temps que les autres. Le lieutenant Moussa Traoré l’accuse d’avoir eu un moment de doute au vu temps, très long, qui s’est écoulé entre le jour où il a été saisi par les putschistes et le jour où il les a dénoncés, sans oublier qu’il a participé à tous les préparatifs du coup. Ce n’est donc pas un homme de conviction en qui il faut faire confiance. Pire, il a été rayé de l’Armée après son acquittement au procès. Le reste de sa courte vie se serait passé dans la tourmente. Vomi par tous, civils et militaires, il s’est exilé vers la Côte d’Ivoire pour un séjour, raté. Revenu au Mali, Moriba Diakité aurait perdu la raison avant de mourir.
Dix ans au bagne-mouroir de Taoudénit
Le 20 décembre à l’aube, les 9 membres du groupe destinés pour Taoudénit furent embarqués à bord d’un avion militaire et débarqués à la prison civile de Tombouctou. C’est là qu’ils recevront la visite du lieutenant Almamy Niantao, affecté à Tombouctou pour s’occuper spécialement de leur cas. Dans le récit de notre interlocuteur, le Lt Niantao sera leur bourreau à Taoudénit, site où ils ont posé leurs bagages le 28 décembre 1969 pour un séjour qui va s’avérer fatal pour beaucoup d’entre eux. Nous épargnons à nos chers lecteurs le gros de l’enfer et de toutes les affres subies par Samba Sangaré et ses camarades.
On rappellera seulement qu’ils ont travaillé dans les mines de sel, construit le Fort Niantao, rempli et roulé des fûts d’eau et de banco dans le sable, dégagé du sable en plein Sahara, ramassé des crottes de chameau ; sans oublier le manœuvrage, le supplice du piquet, la consommation de la chair d’animaux morts, le matraquage, les brûlures….
Le tout dans un contexte inhumain et sous les ordres du Lt Niantao : canicule et extrême fraîcheur selon les périodes (même en temps normal, un militaire libre ne doit pas y servir plus de 3 mois), menottes aux mains et chaînes aux pieds, haillons, logements exécrables etc… Tous les travaux se déroulaient sous les coups de cravache ou de crosse de fusil. Pendant 10 ou 20 ans dans ces conditions de travaux forcés, beaucoup n’ont pas pu tenir et y ont laissé leur vie.
Sur les 9 de Taoudénit, seuls deux sont réellement revenus : Samba Sangaré et Guédiouma Samaké qui ont épuisé 10 ans de travaux forcés. Le troisième, capitaine Alassane Diarra est mort peu après sa libération, après plus de 10 ans de travaux forcés.
A Taoudénit, Samba Sangaré retient une satisfaction morale et divine, celle de voir les rejoindre un à un, menottes aux mains, ceux qui les avaient arrêtés et envoyés là. Il s’agit du capitaine Yoro Diakité, chef du gouvernement provisoire, le principal signataire du décret d’ouverture du bagne de Taoudénit, Tiécoro Bagayoko, Kissima Doukara, Karim Dembélé, Joseph Mara et Soungalo Samaké. « Nous avions vu les choses venir. S’ils nous avaient écoutés, on n’en serait pas là. Car, tous ont été arrêtés pour avoir tenté de renverser le régime en place qui n’était pas bon à leurs yeux », regrette notre interlocuteur.
Néanmoins nous jugeons nécessaire de revenir sur la mort des membres de la bande, notamment celle de Diby Silas Diarra, telle que racontée par Samba Sangaré. Notre homme s’en souvient comme si c’était hier.
La mort de Diby Silas Diarra et autres
Les séjours du lieutenant Niantao (les chefs geôliers étaient remplacés tous les 3 ou 4 mois) ont été fatals à Diby et ses camarades, transformés en de véritables loques humaines. L’état physique de certains, que le béribéri avait consumés, défigurés et affaiblis à l’extrême, ne cessa de décliner et de susciter de réelles inquiétudes. Aussitôt après son deuxième passage à Taoudénit, des détenus de droit commun, les plus atteints commencèrent à mourir au rythme de un par semaine, pour finalement atteindre les 3 décès hebdomadaires.
Ce fut dans cette expectative dramatique, que la première victime du groupe des détenus politiques s’éteignit, en la personne du capitaine Sogodogo, le 14 février 1972. Le capitaine Tiékoura Sogodogo mourut dans une grande misère, de mauvais traitement, de maladie, d’inanition et de manque absolu de soins et d’assistance.
Sogodogo ne mourut pas sur le chantier, pour la, le simple raison que sa mort était survenue en cours nuit.
Le lieutenant Jean Bolon Samaké mourut 45 jours après, le 29 mars 1972, au matin. Comme la plupart des détenus, Jean Selon était atteint de béribéri en état avancé. En plus de ce mal terrible, il souffrait de diarrhée profuse qui ne lui laissait aucun répit.
Il avait tant maigri, que ses côtes et vertèbres se pouvaient compter comme les grains d’un chapelet. Ne pouvant plus assurer aucune corvée, il était laissé à lui-même, se débattant avec la maladie et la mort. Plaignait point, ne criait point, ne gémissait point.
Il regardait la mort en face, la toisant avec lucidité, et l’attendant en officier pour qui, la vie sans honneur ne mérite pas d’être vécue.
Comme Sogodogo, Jean Belon eut droit à une toilette funèbre. Lui aussi ne laissa qu’une paire de pataugas usés et couverts de boue séchée, que les militaires renvoyèrent à sa famille.
De 9, le groupe fut réduit à 7 membres. Puis à 6 avec la mort du doyen d’âge, le capitaine Bakary Camara, affectueusement appelé El Bekry. C’était le 1er mai 1972, jour anniversaire de la fête du travail.
Bakary est mort de malnutrition entretenue, de sévices corporels répétés, de sous-alimentation imposée, de manque de soins et d’assistance voulus, toutes choses qui entraînent inévitablement le béribéri, le mal fatal. Il avait connu, comme tous ceux qui étaient tombés avant lui, les déformations physiques, la douleur aux articulations, la faiblesse et la lourdeur des jambes ainsi que le relâchement du sphincter anal. Malgré cette déchéance physique sans nom, Bakary resta digne et serein et mourut le sourire aux lèvres, en parfait état de lucidité.
Après le capitaine Bakary, d’autres membres du groupe tombèrent successivement, à des intervalles très rapprochés.
Capitaine Diby Sylas Diarra rendit âme le 22 juin 1972 sous la cravache du soldat El Mehdi, ressortissant du cercle de Kidal. Ce jeune tamasheq avait été poussé contre Diby, au motif que ce dernier avait sévi contre des tamasheq pendant la première rébellion au Nord du Mali. Diby poussait un fût vide vers le puits, pendant que ce soldat le cravachait sauvagement, lui commandant d’aller plus vite que ne lui permettait ce qui lui restait de force. Finalement, à bout de souffle, il s’affala en travers du fût et mourut à la tâche, sous la cravache.
L’infirmier militaire, dépêché sur le lieu, lui administra pour la forme, ce qu’il appela un toni cardiaque, mais que les détenus appelaient le coup de grâce. Cette piqûre de dernière minute, selon Samba Sangaré, n’a jamais été d’aucune utilité pour personne, depuis que le Bagne-mouroir a été créé. « Voilà comment est mort le plus vaillant des capitaines, l’officier le plus célèbre de son temps », nous confie Samba, le regard lointain.
Diby fut lavé et enterré par les soins de ses camarades, sans plus de cérémonial que les autres. « Il mourut convaincu du bien-fondé de son action qu’il ne renia jamais, même au plus fort de la détresse. Comme tous ceux qui avaient disparu avant lui, il avait vu la mort venir, et l’attendait dignement, sans affolement, et sans attendrissement sur sa personne. Lui aussi mourut en officier dont le courage, la fierté et le sang-froid n’avaient d’égal que son patriotisme connu de tous », ajoute notre interlocuteur.
Qui poursuit : « Le seul tort du capitaine Diby et de ses compagnons était d’avoir compris 23 ans plus tôt, ce que les autres ne comprendront que 23 ans plus tard. Diby laissa en mourant une montre bracelet de marque MIDO, une paire de chaussures maculées et une bague qui ne le quittait jamais. En recevant ces pauvres reliques, sa famille a pu se faire une idée du drame et de la misère dans lesquels il avait fini sa vie ».
Deux semaines après le décès de Diby Sylas Diarra, ce fut le tour du sergent-chef Boubacar Traoré de finir sa vie dans le pénitencier de triste réputation de Taoudénit. C’était le 7 juillet 1972. Boubacar Traoré était un jeune sous-officier d’une espèce rare. « Intelligent, responsable et patriote, il n’avait pas apprécié l’intrusion de l’Armée dans la vie publique de la nation. Pour lui, la qualité des protagonistes était pour le moins sujette à caution. Il avait superbement ignoré tout ce que son amitié avec Tiécoro Bagayoko, un membre influent du C.M.L.N., pouvait lui apporter, pour ne considérer que l’intérêt supérieur du Mali », témoigne Samba Sangaré.
Qui nous apprend qu’au moment de sa mort, Boubacar était si malade et si affaibli que son cou, ne pouvait plus supporter sa tête qui, obstinément retombait à droite ou à gauche, en avant ou en arrière. Il ne pouvait pas non plus marcher. Ce fut pourtant dans cet état que le chef geôlier, l’adjudant Nouha ordonna de le faire sortir pour la corvée, et de le fouetter. Le soldat désigné à cet effet leva la cravache, en assena deux coups à celui qui n’était déjà qu’un cadavre. Boubacar mourut quelques instants après, portant le nombre de décès à 5 parmi la bande à Diby.
Trois semaines plus tard, le 31 juillet 1972, s’éteignit à son tour, le lieutenant Mami Ouattara au cours d’une corvée de transport de briques. Samba s’en rappelle : « Ce 31 juillet 1972, l’adjudant Nouha ordonna de nous envoyer transporter des briques. Nous avions beaucoup de peine à marcher, même sans fardeau. Nous arrivâmes cahincaha sur le chantier. Les soldats nous montrèrent les briques qu’il fallait déplacer et entasser 50 mètres plus loin. Cette opération n’avait d’autre but que de précipiter notre mort. En effet, après quelques va et vient, Mami Ouattara commença à vaciller, pour finalement tomber sous le poids de la brique qu’il portait.
Il ne se relèvera plus. Transporté dans notre cellule, il reçut l’ultime piqûre, comme le condamné à mort reçoit le coup de grâce. Ce que j’ai retenu d’émouvant de cette corvée et de la disparition de Mami, c’est que 10 minutes avant sa mort, il m’incitait à me dépêcher pour ne pas attirer sur nous la colère des militaires.
Quel ne fut mon étonnement en découvrant qu’il me trouvait lent, lui qui pouvait à peine mettre un pied devant l’autre. Mais cela montrait seulement combien nous avions été traumatisés par la cruauté des soldats que nous redoutions plus que la mort. En effet, Mami ne se souciait pas de la mort qu’il sentait pourtant venir, mais plutôt de la réaction que pouvaient avoir nos geôliers. C’est tout dire.
Tout comme Diby, Mami avait subi la rigueur des travaux forcés jusqu’au terme de sa vie, malgré la maladie et la faiblesse du corps. Il repose à Taoudénit pour toujours, victime du devoir ».
Du groupe de 9 officiers et sous-officiers, il ne restait plus que 3 : le capitaine Alassane Diarra, le sergent-chef Samba Gaïné Sangaré et l’adjudant Guédiouma Samaké. Grâce à Dieu, ceux-ci pourront tenir jusqu’au bout. Pourtant, Samba Sangaré est passé à un fil de la mort.