A sa création, il fut annoncé que Takuba “conseillera, assistera et accompagnera les forces armées maliennes, en coordination avec les partenaires du G5 Sahel, la mission de l’Organisation des Nations Unies (Minusma) et les missions de l’Union européenne (EUTM Mali, Eucap Mali et Eucap Niger) “. Le déploiement de la task-force devrait compléter l’arsenal politique mis en place par la Coalition pour le Sahel, considérée comme le prolongement de l’action de l’Union européenne (UE) dans la région.
Le schéma fondateur de cet engagement institutionnel et militaire européen dans la région du Sahel est désormais connu. La crise politique récente au Mali avec les mouvements citoyens réclamant la chute du régime d’IBK, n’a pas pu faire oublier le fait que survivent dans des zones largement incontrôlées par l’État, les groupes extrémistes de l’État islamique dans le Grand Sahara (EIGS) et du Groupe de Soutien à l’Islam et aux Musulmans (GISM) ; tous les deux inféodés à la nébuleuse terroriste internationale.
Ces groupes armés continuent de semer une terreur indicible et la rétention en captivité jusqu’à ce jour du leader de l’opposition au Mali, Soumaïla Cissé, constitue sans doute l’un des traits saillants de cette violence. Mais le Mali n’est que l’épicentre de cette terreur. Des pays voisins tels que le Burkina Faso et le Niger vivent également leurs moments d’effroi. Le 7 août 2020, c’est un marché de bétail qui était attaqué par des groupes armés faisant une vingtaine de victimes civiles au Burkina Faso. Au Niger, ce sont des touristes français et leurs guides qui auraient été pris pour cible le 9 août 2020.
A tout cela, vient s’ajouter la crise de la maladie du coronavirus (Covid-19) que les analystes béninois Expédit Ologou et Odilon Koukoubou annoncent comme un élément de fragilisation du dispositif antiterroriste au Sahel, parce que cristallisant les attentions au niveau international, et creusant les vulnérabilités au niveau local.
Les États sahéliens fragilisés par une incapacité régionale
Qu’est-ce que Takuba peut apporter de nouveau au dispositif international déjà massivement engagé dans la région du Sahel ? C’est à cette interrogation que nous essayerons de répondre, au regard de l’existence préalable de mécanismes régionaux d’appui à la paix et à la sécurité dans cette région.
Le Mali n’est que l’épicentre de cette terreur. Des pays voisins tels que le Burkina Faso et le Niger vivent également leurs moments d’effroi.
Le G5 Sahel semble être désormais la représentation de l’effort régional pour la lutte contre le terrorisme et le retour à la paix sur les territoires qui le constituent. Il apparaît surtout comme un témoin de l’impuissance de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao) à jouer le rôle qui lui est dévolu dans le cadre de l’architecture de paix et de sécurité africaine (APSA).
Quant à l’Union africaine (UA), tour de garde de cette architecture, son action semble davantage cantonnée aux composantes civiles et politiques avec la présence sur le terrain de la Mission de l’UA pour le Mali et le Sahel (Misahel). Bien que des déclarations récentes fassent état de l’envoi de troupes sur le terrain en renfort à celles du G5 Sahel, rien n’est encore fait, à peu près pour les mêmes raisons que pour la Cédéao, à savoir une difficulté manifeste à générer les forces, à financer et à coordonner les interventions.
A la conception largement répandue dans le monde du développement international de l’existence d’États fragiles, apparaitrait alors comme adjuvant une catégorie d’organisations internationales fragiles incapables de réaliser efficacement leurs propres buts et missions.
La subrogation de l’action régionale par l’intervention européenne
Il serait sans aucun doute naïf et euphorique de considérer qu’une énième intervention internationale ou européenne dans le Sahel contribuerait à résoudre les crises en profondeur. Ayant atteint sa capacité opérationnelle initiale (IOC) le 15 juillet 2020, par la réunion de l’effectif et des équipements nécessaires à un premier déploiement sur le terrain, Takuba, viserait un appui direct et complet pour une montée en puissance rapide de l’Unité légère de reconnaissance et d’intervention des Forces armées malienne (FAMa) afin qu’elle soit en mesure de décupler l’offensive contre les groupes djihadistes. Il s’agit donc de renforcement de capacités et de soutien opérationnel sur le terrain à des unités spécialisées pour l’antiterrorisme.
Ce faisant, Takuba viendrait démontrer, s’il en était encore besoin, que les organisations extracontinentales ont entièrement remplacé les organisations régionales africaines en ce qui concerne la capacité d’action sur les volets sécuritaires et militaires dans le Sahel. L’ensemble de l’intervention internationale se retrouve ainsi concentrée sur le mandat de la protection des civils, même si la responsabilité première des États sahéliens est régulièrement rappelée.
En dépit de l’engagement fort annoncé par plusieurs États européens, seule la France semble continuer à porter l’effort à bras-le-corps par le déploiement des 60 membres des forces spéciales pour le lancement de Takuba. Cela traduit son leadership historique dans la région, mais également une certaine incapacité à transmettre le témoin aux États sahéliens.
Il serait sans aucun doute naïf et euphorique de considérer qu’une énième intervention internationale ou européenne dans le Sahel contribuerait à résoudre les crises en profondeur
Ces dernières années, la multiplication des différentes interventions françaises (Serval, Barkhane) et européennes (EUTM, Eucap) avec le même but de renforcer les capacités sécuritaires locales fait planer le doute sur leur efficacité dans la durée et sur la pérennité de l’autonomisation réelle des Etats sahéliens pour la prise en charge des questions sécuritaires régionales.
Les priorités futures devraient davantage porter sur un désengagement progressif des troupes offensives françaises pour une montée en puissance effective des forces armées locales. A cet égard, il est à espérer que les croisements entre Takuba, Barkhane et les autres missions civiles de l’UE contribuent effectivement à doter les forces sahéliennes de défense et de sécurité de capacités suffisantes pour devenir dans la durée de véritables acteurs de l’endiguement des menaces à la paix et la sécurité dans la région.
Une nouvelle action pour une pratique déjà éprouvée
L’annonce d’une task force comme moyen extraordinaire de lutte contre une source de violence grave n’en est pas à sa première en Afrique. Le 22 novembre 2011, sous la conduite de l’UA, était lancée l’Initiative de coopération régionale pour l’élimination de l’Armée de résistance du Seigneur (ICR-LRA), avec en son sein une task-force composée de troupes ougandaises, sud-soudanaises, congolaises et centrafricaines. Avec un mandat robuste visant à confronter directement les troupes meurtrières de l’Armée du Seigneur (LRA) présentes en Afrique Centrale, cette force a fait long feu puisqu’en juin 2020, les Nations Unies rapportaient encore des attaques contre les populations civiles et des enlèvements d’enfants.
Là où Takuba semble trancher avec des précédentes missions se situe certainement autour de la portée de l’action. Pendant que les autres task forces préféraient une intervention militaire directe, marquant ainsi qu’elles remplaçaient l’État défaillant dans la réalisation de ses fonctions régaliennes, cette dernière semble privilégier l’approche de la capacitation africaine en aidant à combler les déficits de compétences de l’armée malienne. Bien que n’étant pas foncièrement incompétentes selon l’expert béninois Oswald Padonou, ces forces de défense et de sécurité gagneraient à augmenter rapidement leurs compétences techniques et spécialisées, en évitant notamment de transformer la lutte contre le terrorisme en un conflit armé.
L’appropriation africaine ou Pax Africana propulsée par l’essayiste kenyan Ali Mazrui pourrait ainsi, dans l’absolu, se réaliser dans le Sahel par un transfert effectif de compétences. Mais cela risque de demeurer un vœu pieux si l’on dénote le faible engagement des dirigeants locaux et leur promptitude à appeler à une intervention internationale au lieu de trouver des solutions durables aux problématiques locales.
A cela devrait être opposée une action davantage globalisante, composée à la fois d’une diplomatie globale en appui aux structures politiques nationales et d’un renforcement de l’initiative locale décentralisée pour développer l’humain, prendre en compte les besoins vitaux et “tuer dans l’œuf” les raisons de la prolifération des mouvements djihadistes.
Wilfrid Ahouansou
Docteur en droit international et chercheur à l’Université d’Abomey Calavi au Bénin.
Mali Tribune