Journaliste et grand spécialiste de l’Afrique, également professeur à Sciences Po, Vincent Hugeux décrypte les tenants et aboutissants de la fin de l’opération Barkhane, officialisée le 10 juin.
Jeudi dernier, Emmanuel Macron annonçait que la France allait tourner page de l’opération Barkhane « en tant qu’opération extérieure ». Ce choix vous semble-t-il répondre à une forme de logique ?
De logique par défaut ou de logique à reculons, oui. Lorsque Barkhane succède à Serval, à l’été 2014, on change de cadre : au regard de l’ampleur et de l’intensité du phénomène djihadiste, l’opération ne concerne plus le seul Mali, comme c’était initialement le cas, mais elle s’élargit aux cinq pays de ce qui deviendra le G5 Sahel (*).
C’est là que les choses se compliquent. L’objectif que la France s’assigne alors est d’épauler et d’accompagner les armées africaines pour, le moment venu, leur transmettre le témoin de ce combat contre l’hydre djihadiste.
Le hic, c’est que le moment en question n’est jamais venu. Malgré quelques progrès opérationnels, l’instauration de partenariats et des efforts de mutualisation des moyens, il est parfaitement clair qu’aujourd’hui encore, les armées de la région ne sont absolument pas à la hauteur du défi.
Emmanuel Macron annonce la fin de Barkhane et de l’engagement massif de la France au Sahel
Peut-on considérer alors que la France a échoué ?
Une précision, d’abord : ce qui a été annoncé est une refonte du dispositif, pas un retrait bête et brutal. A l’horizon 2023, il devrait y avoir encore 2.500 militaires français dans la région, soit 50 % du contingent actuel. Il ne s’agit donc pas de faire le paquetage demain et de partir en courant, ce qui serait d’ailleurs insurmontable d’un point de vue logistique.
Cela étant dit, à quoi juge-t-on la pertinence et la réussite d’une initiative militaire de cette nature ? A la conformité entre l’objectif assigné et les résultats. A cette aune-là, Barkhane est clairement un échec.
La France s’est trouvée piégée dans une guerre ingagnable, coincée dans un dilemme conforme à la tragédie classique : elle ne peut ni partir précipitamment, ni rester indéfiniment. D’une certaine manière, Emmanuel Macron a tiré les enseignements d’une situation patente depuis au moins deux ans.
Un véhicule blindé léger dans le désert. Photo lieutenant Anne-Sophie Suzanne.
Le coup d’État survenu le mois dernier au Mali – le second en l’espace d’un an – ne lui a-t-il pas servi, en quelque sorte, de prétexte, voire d’alibi ?
Après des mois de mises en garde explicites, il a profité d’une « conjonction astrale » qui lui offre une fenêtre de tir particulièrement propice. Trois facteurs à mon sens cruciaux se sont cumulés.
D’abord, le « putsch au carré » au Mali, désavoué par Paris. Ensuite, le désaccord insoluble entre la doctrine française et les pratiques sahéliennes au regard d’éventuelles tractations avec des djihadistes locaux supposés « fréquentables ». Sur ce point, Emmanuel Macron avait tracé une ligne rouge.
A ces deux élément s’ajoute celui déjà évoqué, à savoir le constat que la stratégie militaire de Barkhane ne fonctionne pas.
Pourquoi, selon vous, la France n’est-elle pas parvenue à ses fins ?
Le fait de détenir une suprématie technologique écrasante, ce qui est le cas, ne suffit pas à étouffer une conflictualité nouvelle et inédite.
Il ne s’agit pas d’une guerre conventuelle, armée contre armée, pour un territoire ou une frontière, mais d’éradiquer une myriade de petites cellules djihadistes extrêmement mobiles, qui ont une maîtrise quasiment parfaite du terrain et qui parviennent à s’incruster dans le tissu social.
J’insiste sur un point : il faut bien comprendre que le terreau sur lequel prospère le djihadisme n’est pas uniquement celui de la violence extrême, de la cruauté et de la brutalité. Ces mouvements s’engouffrent aussi dans les vides béants laissés par des États chroniquement défaillants.
Lorsque l’on a, au fil des années, célébré au son du clairon le retour ici d’un sous-préfet, là d’un préfet, ou la réouverture d’une école à tel endroit, c’était une illusion lyrique.
Ce que l’on omettait de préciser, c’est que trois jours après l’inauguration en grande pompe, le préfet en question repartait en courant dans l’autre sens parce qu’il n’avait ni sécurité, ni moyens. Il était de plus perçu comme un étranger par des populations qui se sentaient – à juste titre souvent – négligées ou méprisées par le pouvoir central.
Trois militaires français engagés dans l’opération Barkhane tués au Mali (décembre 2020)
Dans un tel paysage, comment faire en sorte que la réduction de la présence française ne laisse pas la voie totalement libre aux djihadistes ?
C’est justement dans cette perspective que le scénario d’une reddition massive et brutale – l’hypothèse d’un retrait accéléré en un an avait été examinée – a été abandonné. Impossible de plier bagage de la sorte sans passer pour les vaincus.
La France va maintenir des effectifs sur place, en s’appuyant notamment sur la force Sabre, l’élite de ses commandos, pour continuer à traquer les chefs djihadistes. On sort d’une logique d’occupation de zone, pure chimère dans un espace vaste comme l’Europe occidentale, au profit d’une logique de lutte ciblée.
Le narratif officiel évoque en parallèle la montée en puissance des armées africaines, avec les réserves pointées plus haut, mais aussi de la force baptisée Takuba, sorte d’alliance de la crème de la crème des forces spéciales occidentales, qui réunit aujourd’hui laborieusement 600 hommes, dont 300 Français.
Cette vision me laisse assez sceptique. Quand bien même Takuba gagnerait en densité et en efficacité, est-ce qu’elle suffirait à enrayer la djihadisation du Sahel ? Évidemment non.
Propos recueillis par Stéphane Barnoin