Question : Qui est Mbaranga Gasarabwe ? Quel a été votre parcours et votre carrière ?
Mbaranga Gasarabwe : avant de parler de moi-même et de ma carrière, je voudrais dire que cette année la journée dédiée aux casques bleus tombe malheureusement dans un contexte sanitaire difficile dû à la pandémie du covid-19 qui a secoué le monde entier. Ici au Mali, très vite les mesures ont été prises par les autorités et au sein de la Minusma et du système des agences des nations Unies et au sein de la grande famille humanitaire. Nous avons accompagné le gouvernement à travers des messages de sensibilisation et de prévention. Nous poursuivons nos efforts aux côtés des autorités nationales pour contenir la propagation car il y a actuellement un nombre assez élevé de personnes infectées. Au sein des nations Unies, nous avons également été affectés et je me réjouis que les collègues recouvrent peu à peu la santé. Malheureusement durant cette période déjà très difficile, nous avons perdu quatre collègues casques bleus. Ils sont morts au service de la paix. Je m’incline devant leur mémoire, ainsi que celle de tous ceux qui sont tombés pour la noble cause du maintien de la paix. Je voudrais aussi saluer les forces armées maliennes qui paient un lourd tribut face aux forces négatives qui continuent à sévir dans le pays. Nous espérons que la paix finira par triompher dans le pays et la sous-région. Nous devons redoubler d’efforts, encore tous ensemble pour ramener la paix au Mali. Je suis convaincue que nous y arriverons. Pour revenir à votre question, je suis représentante spéciale ajointe du secrétaire général des nations-Unies au Mali. Je m’occupe de la réforme du secteur de la sécurité (RSS) et de la défense ainsi que le programme de désarmement, démobilisation et réintégration (DDR). Nous avons eu des avancées sur la mise en œuvre de l’accord pour la paix et la réconciliation au Mali. Je suis aussi chargée du chapitre de la justice qui est un élément extrêmement important pour la stabilisation d’un pays et pour la lutte contre l’impunité. Je suis aussi responsable du volet relatif du déminage (UnMas) pour sensibiliser les communautés au danger des mines dans certaines zones. Un autre volet important dont je m’occupe au sein de la Mission est l’angle du développement à travers le volet relèvement et stabilisation, avec les projets à impact rapide. Ces projets d’un montant de 50 000 dollars américains permettent aux communautés d’apprécier les dividendes de la paix dans toutes les régions. cela fait le pont avec mes autres fonctions de représentante résidente avec les agences du système des nations Unies présentes au Mali depuis longtemps et avec des mandats divers notamment dans les différents secteurs liés aux objectifs de développement durables (ODD) que ce soit, la santé et l’éducation, la protection, l’agriculture, la sécurité alimentaire, la nutrition, la culture, la migration, la dimension genre, le développement industriel et secteur privé, le numérique et le développement des secteurs innovatifs, les changements climatiques , les normes du travail etc…. Enfin, je m’occupe de la coordination humanitaire, car la crise sécuritaire a engendré beaucoup de besoins humanitaires.
Comment êtes-vous entrée au Nations Unies ?
Je peux me définir comme une vétérane du système des nations unies car j’y suis entrée en 1991. Déjà à très bas âge, je me vois petite fille qui aimait beaucoup étudier. J’étais très curieuse, à la maison, à côté de mes parents qui m’encourageaient beaucoup. Je me rappelle que j’aimais beaucoup la lecture. Je dévorais les livres et cela a très tôt aiguisé ma curiosité. Coté études supérieures, je peux dire que j’ai eu un bon parcours. En effet, J’ai obtenu un Master en business administration à boston aux états Unis et je suis également titulaire d’une maitrise en économie. La fin de mes études coïncidait avec la période où les nations unies cherchaient de jeunes hommes et femmes cadres sortis de grandes universités. Elle coïncidait aussi avec celle des ajustements structurels des années 90, où beaucoup de pays voulaient reconstruire leurs économies avec des politiques adéquates. Les nations unies et les grandes compagnies américaines recherchaient des profils similaires au mien dans les domaines de l’économie, l’administration publique ou encore les relations internationales et venaient dans les grandes universités pour nous parler de leur travail et recruter. J’ai été séduite par les politiques de développement présentées par l’onU. Etant une femme, venant d’un pays en développement, je me suis reconnue dans ce programme et j’ai alors déposé ma candidature. Nous étions 200 à avoir passé un entretien et je figurais parmi les 20 premiers, un système très compétitif. C’est ainsi que je suis entrée aux nations Unies, et très tôt j’étais chargée d’un très bon programme de politique d’agro-business pour mettre en relation l’Amérique latine et l’Afrique. Je me rappelle que le Mali et le brésil collaboraient sur le coton avec des échanges d’expériences et d’expertise. Ce travail m’a beaucoup plu et j’ai vite été remarquée car je m’y donnais corps et âme. Par la suite, j’ai occupé des fonctions de chef de bureau au sein du département Afrique au sein du PNUD, dans des pays qui commençaient à connaitre des périodes difficiles entre 1994 et 1996. Nous avons connu le génocide contre les Tutsis au Rwanda, la mutinerie en Centrafrique ou encore la crise politico-sécuritaire en RDC. Cela m’a permis de mettre en parallèle les problèmes de développement économique avec la gestion des crises. Par la suite, j’ai été Représentante des Nations Unies et Représentante du PNUD dans 5 pays dont le Bénin, Djibouti, la Guinée et le Mali en 2009. J’ai été Sous-secrétaire générale des Nations Unies pour la sûreté et la sécurité, poste très exigeant qui s’occupe de la sécurité globale de tous les bureaux des Nations Unies à travers le monde. En 2015, je suis revenue au Mali comme Représentante spéciale adjointe dans le cadre d’une mission de paix, Représentante résidente du Système des agences des Nations unies et Coordonnatrice humanitaire C’est un plaisir de travailler à nouveau au Mali pour la paix, la sécurité et la stabilisation du Mali.
Représentante spéciale adjointe, Coordonnatrice humanitaire et Représentante résidente…Quels sont les défis que vous rencontrez face à ces énormes responsabilités ?
Quand on monte les échelons, on apprend des autres. J’ai beaucoup appris de mes parents, mon père était un grand leader politique. Dans toute fonction, il faut savoir être un bon leader et un bon manager pour pouvoir s’entourer d’une bonne équipe et lui faire confiance. C’est vrai que je cumule de grandes responsabilités surtout dans un pays qui a connu des difficultés avec une crise multidimensionnelle, mais je ne sens pas vraiment leurs poids car tout ne repose pas sur moi. Je donne une direction, et avec mon équipe nous y travaillons. Qu’il s’agisse des fonctions que j’occupe au sein de la MINUSMA ou au sein de l’Equipe des agences des Nations unies ou au sein de l’équipe humanitaire, je sais que je peux compter sur une équipe solide. Cependant, on ne doit pas tout déléguer, il faut contrôler non seulement la mise en œuvre des directives mais aussi la qualité du travail effectué pour avoir des résultats. Je suis très exigeante dans le travail mais je sais aussi être très humaine pour être en mesure de savoir les difficultés que les collaborateurs traversent et les aider. En tant que femme, et comme tout le monde, je peux avoir des problèmes de famille et je peux aussi comprendre ceux qui en ont. Je n’hésite pas à discuter avec mes collaborateurs sur les difficultés qu’ils rencontrent. Nous partageons aussi du temps ensemble par exemple lors des anniversaires des uns et des autres. Ces moments de convivialité participent au maintien de la sérénité. C’est sûr qu’il y a aussi des situations qui ne sont pas aussi faciles mais nous devons tous faire avec. Cette convivialité et cette cordialité dans les rapports nous permettent au niveau des responsabilités de savoir exactement ce que l’on veut et ce que chacun doit accomplir comme tâche. Au niveau des autorités et populations maliennes que nous sommes venus aider et servir, nous devons avoir des contacts pour bien entendu nous rendre compte que l’aide que nous offrons réponde aux attentes et soit cohérente avec les politiques nationales. Ces contacts extérieurs sont aussi importants. Nous jouons aussi un rôle de plaidoyer auprès des partenaires avec qui nous travaillons pour pouvoir accomplir nos objectifs. Nous n’avons pas seulement des devoirs du côté de la MINUSMA, mais également au niveau de l’équipe pays avec toutes les agences des Nations Unies présentes au Mali. Je dois aussi préciser que le travail humanitaire a pris beaucoup d’ampleur ces derniers temps car nous avons eu d’un coup beaucoup de réfugiés, beaucoup de personnes déplacées surtout dans le Centre. A cela s’ajoute la question de la vulnérabilité et bien d’autres défis. Face à tout cela, les Nations Unies sont Unies dans l’action.
Travailler aux Nations Unies a-t-il influencé vos choix personnels ou familiaux ?
Absolument ! Un parcours comme le mien a influencé mes choix. Cependant, si je devais le refaire, je referais le même choix. Mon parcours m’a appris à être humaine parce qu’on voit beaucoup de souffrance dans le travail que nous faisons. Il nous apprend aussi la compassion. En voyant par exemple les images de l’incendie de Faladiè le 28 avril dernier, j’ai été très affectée. J’ai immédiatement demandé à mes équipes qu’on aille sur place pour apporter une aide malgré les restrictions liées au Covid19. Nous avons bien entendu respecté les gestes barrières. Deuxièmement, mes différentes fonctions m’ont permises de développer un plaidoyer solide et chaque fois que je dis quelque chose, on se rend compte que je ne parle pas pour moi mais pour les autres. Je me souviens de mon père qui me disait lorsque j’ai embrassé la carrière aux Nations unies que partout où tu iras, tu trouveras de la famille et c’est ce qui est arrivé. Il avait raison.
Comment décririez-vous votre expérience de vie loin de votre famille ?
Dans les autres pays dans lesquels j’ai travaillé, c’étaient des zones d’affectation en famille. Jusqu’en 2009, au Mali on pouvait travailler et s’installer en famille, ce qui n’est plus le cas. Il y a des sacrifices à faire, autant pour l’homme que pour la femme. Quand on a des enfants en bas âge, ce n’est jamais un choix facile. Au-delà de ça, il y a ce qui motive, la passion du travail. Pour moi, c’est plus facile parce que les enfants sont déjà grands. Mais je sais que ce n’est pas facile, et c’est dans ce souci que les Nations unies accordent des dérogations spéciales à certaines personnes. Ceci nous a permis d’avoir un grand nombre de femmes au sein de la mission. Il y a aussi beaucoup de flexibilité au niveau des congés pour le personnel afin de leur permettre de voir leur famille. Nous avons aussi les congés de maternité et avons mis en place la politique d’allaitement. Par exemple, à la MINUSMA, et au sein des agences des Nations Unies, nous avons installé une salle d’allaitement. Un point important est la tolérance zéro au sujet du harcèlement sexuel. Les femmes ont eu le courage d’en parler et j’espère aussi qu’au Mali avec l’élection d’une équipe composée d’hommes et de femmes sensibles au genre avec en plus une quarantaine de femmes au Parlement, les violences basées sur le genre seront véritablement combattues par une loi. Pour conclure sur le sujet, je dirai que les sacrifices sont là mais ce n’est plus un frein pour les femmes qui travaillent aux Nations unies, dans les missions de paix. C’est un choix certes difficile mais il y a tout de même des flexibilités. Je dois saluer les femmes Casques bleues, militaire et police. Je suis récemment allée à Mopti et j’ai rencontré mes sœurs qui viennent de la sous-région et qui sont fondue complètement dans la population. Elles se font tresser par d’autres femmes locales de Mopti, elles apprennent à se connaitre et ont appris bien des choses auprès de la population et à leur tour elles leur ont appris d’autres aspects liés à la protection contre la violence basée sur le genre. C’est vraiment une bonne chose de gagner la confiance des populations.
Revenons sur le thème de la journée des Casques bleus de cette année. Qu’en pensez-vous ?
Je pense que c’est un très bon thème car quand on regarde tout le parcours du leadership féminin depuis plusieurs années. Les femmes ont repris confiance en elles-mêmes. Sans une confiance en soi, on ne pourra faire que la moitié de ce qu’on veut faire. Je dois saluer les efforts du Secrétaire général. Tout l’honneur lui revient car depuis son arrivée, il a opéré une véritable révolution. D’abord il a amené beaucoup de femmes à de hautes responsabilités. Au niveau du maintien de la paix, au Mali par exemple, nous sommes deux femmes Représentantes spéciales adjointes. Nous travaillons très bien ensemble avec le Représentant spécial Mahamat Saleh Annadif. Cette bonne collaboration se ressent à travers notre travail. A la MONUSCO au Congo, c’est une femme qui est à la tête de la mission et en Centrafrique, nous avons deux femmes qui sont adjointes et en Irak, c’est une révolution, car les trois représentants sont des femmes. C’est pour montrer qu’auparavant, c’était un métier qui était considéré comme réservé aux hommes ; ce n’est plus le cas maintenant. Comme il y a beaucoup de femmes qui occupent de hautes responsabilités actuellement, il y a eu beaucoup de discussion, de réflexion ce qui aboutit à une certaine flexibilité. Le thème de cette année arrive à point nommé.
Avez-vous l’impression que les femmes Casques bleus sont conscientes qu’elles sont aussi l’instrument clé du maintien de la paix ?
Absolument, et d’ailleurs j’en profite pour évoquer le cas de la Casque bleu de Mopti qui a fait un témoignage dans lequel, elle se dit être exaltée et épanouie dans son travail. Les femmes Casques bleus de Mopti font un travail remarquable en symbiose avec les policières maliennes dans les patrouilles. Je vous assure que même au niveau des violences basées sur le genre, les Casques bleus ont beaucoup contribué en s’y mettant. Elles ont réussi à créer une confiance, une protection et je crois que comme moi les femmes peuvent témoigner de ce succès. D’ailleurs depuis le lancement de notre programme contre la violence basée sur le genre, avec le concept intégré de « One stop center », qui est un lieu d’écoute, de conseils et de soins sans stigmatisation, les femmes se sentent plus à l’aise pour parler. Ces centres existent à Mopti et à Bamako et nous sommes en train de voir avec nos autres partenaires comment en créer un peu partout sur le territoire.
De plus en plus de femmes sont présentes dans les opérations de paix, ce nombre est-il conséquent selon vous et quelle place ont les femmes actuellement au sein de la MINUSMA et plus largement dans les opérations de maintien de la paix ?
J’étais en train de regarder encore les chiffres, et on n’est pas vraiment encore nombreuses. Certes on a évolué dans certain cas mais dans d’autres, beaucoup reste à faire. Par exemple au sein de la MINUSMA, au niveau civil, les femmes viennent à différents niveaux, à différentes catégories et nous espérons que les postes de responsabilités seront aussi représentatifs. Bien sûr nous sommes deux femmes représentantes spéciales adjointes, mais il faudrait aussi augmenter le nombre des postes de direction. Si je prends ma retraite, je souhaite qu’il y ait une femme qui me remplace. Nous avons le devoir de « coacher » les autres femmes pour qu’elles accèdent aussi aux hautes responsabilités. Il nous faut encore améliorer la représentativité des femmes malgré l’augmentation constatée ces derniers temps mais aussi combattre les préjugées et les stéréotypes. On ne doit pas avoir peur d’embrasser n’importe quel métier.
Comment mesurez-vous le leadership et l’impact des femmes dans les opérations de maintien de la paix notamment en matière humanitaire ?
Pendant longtemps, on a pensé qu’être humanitaire c’est travailler et être accueilli à bras ouverts dans toutes les situations pour apporter de l’aide aux personnes vulnérables. Aujourd’hui malheureusement, nous constatons que les acteurs humanitaires ont aussi payé un lourd tribut et perdu beaucoup d’hommes. Au Mali, le travail humanitaire s’est beaucoup accentué à cause de la crise et malheureusement la communauté humanitaire rencontre parfois des problèmes surtout liés à l’accès des populations dans des zones dangereuses. Avec le droit international humanitaire et l’impartialité, il arrive que les humanitaires se fassent accepter pour aider les populations mais ils ne sont pas à l’abri du danger. Il faut beaucoup de précaution. En plus, les forces négatives sont à l’affût. Malgré cela nous ne nous décourageons pas. C’est pour cela que nous avons créé des conditions sécuritaires pour que le personnel humanitaire vienne en aide à la population. Nous avons aussi fait un travail remarquable en faisant dialoguer les militaires ou la police avec les humanitaires. Ils ne se connaissaient pas auparavant parce que leurs méthodes de travail sont différentes. C’est ce qu’on a appelé la coordination civilo-militaire.
A quoi se heurtent souvent les femmes Casques bleus sur les terrains hostiles ?
Vous savez, il y a actuellement des femmes qui sont détenues par des groupes armés hostiles à la paix, dans des conditions difficiles, que je ne souhaite à personne. J’ai une pensée pour elles. C’est pour éviter justement que cela n’arrive que nous redoublions d’efforts et mettons en place des mesures de sécurité qu’il faut respecter. Le Représentant spécial insiste beaucoup pour que ces mesures soient respectées. La dangerosité des terrains n’exclue pas que des hommes et des femmes mènent des patrouilles. Ce n’est pas facile mais nous devons continuer. Je ne parle pas seulement de la MINUSMA mais de toutes les autres opérations de paix.
Étant donné que les conditions de travail ne sont pas faciles, est ce judicieux d’attirer plus de femmes ?
Absolument et comme je vous le disais tout à l’heure, la plupart des femmes cherchent à aller dans les régions, même si c’est difficile. Il y a des gens qui sont très courageux. Quand on est animé par cet esprit de courage et habité par le souci d’affronter les difficultés, on prend des risques mais de façon mesurée. Si tout le monde a peur, le travail ne sera pas fait.
Quels conseils pouvez-vous donner aux plus jeunes femmes ?
Il faut avoir le charisme et se demander ce qu’on veut dans la vie. Il faut croire en ses rêves et se donner les moyens de les réaliser. Il y a un conseil que je donne souvent. Quand tu veux monter, ne demande pas à ton chef si tu as bien travaillé mais plutôt demande-lui s’il y a quelque chose que tu dois améliorer. Si c’est une personne sincère, elle te dira d’améliorer ceci ou cela. Dans les postes de responsabilités, on a bien sûr ce qu’on a appris à l’école, mais il y a aussi le management des personnes. Être humain et humble c’est primordial. Il faut laisser les autres apprécier et vanter tes qualités et faire de même à leur égard.